Alicja Binder : Tramway n’était pas ta première rencontre avec Krzysztof Warlikowski. Tu avais joué auparavant dans sa mise en scène du Songe d’une nuit d’été à Nice, en 2003. Qu’est-ce qui a conduit à cette première rencontre ?
Yann Collette : Le hasard. C’est étonnant. J’ai connu Warlikowski indirectement par Peter Brook qui s’était adressé à moi pour me demander de remplacer l’acteur qui jouait le fossoyeur dans Hamlet. Après toute une journée de répétitions, il m’a pris de côté et m’a dit : « Magnifique, tu vas jouer ça. » Et, selon son habitude, ilm’a serré lamain comme un véritable aristocrate.
À l’époque j’habitais avec l’ex-femme de Bruce Myers, un acteur britannique qui jouait souvent chez Brook. Je rentre chez moi après la répétition et elle me déconseille d’accepter le rôle, disant que Brook lui a « volé » son premier mari et qu’il me « volera » aussi. L’état dans lequel elle s’est mise était terrible et j’ai cédé à ses supplications. Le lendemain matin, je téléphone à Peter pour lui dire que je ne pourrai pas jouer ce rôle. Peter est devenu fou et m’a insulté.
Plus tard, une amie des Bouffes du Nord m’a téléphoné : « Écoute, nous avons ici un jeune metteur en scène polonais, Warlikowski, tu connais ? » Parce que personne à l’époque ne le connaissait en France. « Il va monter Shakespeare à Nice. Ce serait pas mal pour toi ». J’ai accepté : « Mais où aura lieu la rencontr?e », « Aux Bouffes du Nord ». J’ai réagi : « Si je tombe sur Peter, ilva me massacrer. »
Au jour convenu, je suis arrivé aux Bouffes du Nord. C’était extraordinaire, je m’en souviendrai toute ma vie. Mon amie qui était déjà sur place me dit « Peter sait que tu es ici. Il m’a demandé de t’envoyer dans son bureau avant le rendez-vous. Il doit discuter avec toi. » Je me rends donc dans le bureau de Brook qui m’accueille dans la position du karaté — Kiba-dachi. I| me regarde avec un regard sévère : « Comment as-tu pu me faire une saloperie pareille ? !». « Je suis désolé. Ma femme ne voulait pas que j’accepte ce rôle. ». « C’est incroyable. T’es pire que tout. Jamais de la vie. Sors d’ici ». Il a essayé de me mettre dans un état pitoyable avant la rencontre, mais je ne m’en suis pas soucié. Je sors donc de chez Brook et je frappe à la porte en face, où un jeune homme, Warlikowski, m’accueille. Première impression : il présente bien et a quelque chose en lui. Il est difficile d’expliquer pourquoi, au moment où je lui dis bonjour, je sais que tout est sur la bonne voie, bien que ce ne soit pas la meilleure période de ma vie. Je récupérais des forces après un accident vasculaire cérébral. J’étais assez affaibli, il me semble que cette fragilité intérieure l’a touché. Mon visage, quelque chose en moi et qui je suis. Warlikowski a remarqué que j’étais totalement ouvert. Je n’ai aucune autocensure, bien au contraire. Je veux toujours plus et tout de suite, instantanément.
A.B.: Il ne t’avait jamais vu avant, lors de répétitions ?
Y.C.: Non, jamais il ne m’avait vu auparavant sur scène. Il me semble que c’est une collaboratrice de Brook qui lui a parlé de moi. Je pense qu’il avait une grande confiance en elle. Les propositions sont souvent des surprises. Comme lorsqu’il m’a proposé le rôle dans Tramway. Je suis allé à la première de son Iphigénie en Tauride à l’Opéra Garnier. Un massacre. Le public était scandalisé.
Selon moi, c’était un spectacle génial. Durant l’entracte je rencontre Warlikowski : « Je prépare Tramway avec Isabelle Huppert et j’ai pensé à toi pour le rôle de Mitch ». Je ne me souviens pas de Tramway ; je l’ai vu il y a longtemps. « Je le regarderai et je te répondrai. »
Une semaine plus tard, je le rencontre : « Je l’ai regardé mais je ne vois pas de rapport entre moi et Karl Malden. Malden mesure deux mètres, pèse 120 kilos, une gueule suspecte. » Aux côtés de Marlon Brando, ilfallait quelqu’un comme ça, Mitch, c’est finalement le meilleur ami de Stanley. Warlikowski, tout en étant d’accord avec moi, m’a dit qu’on pouvait travailler sur d’autres aspects du personnage. Et comme je lui fais confiance la-dessus…
Les moments que j’ai vécus à chaque fois que j’ai travaillé avec lui, sur Tramway et sur Shakespeare, étaient particuliers. Warlikowski mobilise en moi quelque chose qui me permet de faire sur scène des choses stupéfiantes. Par exemple, la scène avec l’œil dans Le Songe d’une nuit d’été. Je ne suis pas préoccupé par mon œil de verre mais j’aurai pu malgré tout me sentir freiné par une certaine honte. Dans Le Songe d’une nuit d’été, lorsque je passais du rêle de Thésée à celui d’Obéron, je jetais mon œil dans ma paume et je le donnais au personnage debout à mes côtés. Les spectateurs se concentraient sur cet œil et ne savaient absolument pas de quoi ils’agissait. Je sortais alors de ma poche un autre œil et je le mettais. Cet autre œil était un miroir. Une scène assez forte. Où trouve-t-il des idées pareilles ?
De même avec Tramway. Je ne me suis jamais déshabillé sur scène. Ce n’est en général pas quelque chose que j’aurais fait. Ici, oui. Warlikowski conduit les acteurs dans des régions que ceux-ci ne se seraient jamais imaginées auparavant. Ily a chez lui beaucoup de chez Brook dans la façon de regarder les gens, de leur parler. Il y a aussi en lui quelque chose de Christian Lupa.
J’ai compris cela en regardant Factory 2. Warlikowski développe son propre territoire et a maintenant une solide position. Cela paraît si étrange, puisque je l’ai connu bien longtemps avant tout cela. Lorsque nous préparions Shakespeare, personne, vraiment personne, ne le connaissait en France.
A.B.: Songe d’une nuit d’été était son premier projet avec la participation d’acteurs français. Comment se déroulait le travail ? Warlikowski avait-il dès le début une idée claire du spectacle ?