Retour de l’Est
Entretien
Parole d’artiste

Retour de l’Est

Table ronde avec la participation de Felix Alexa, Georges Banu, Anton Kouznetsov, Jean-Pierre Thibaudat et Krzysztof Warlikowski

Le 12 Oct 2011
Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof Warlikowski, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibaudat à la Bellone, Bruxelles, le 4 mai 2011. Photo Théâtre de la Place, Liège.
Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof Warlikowski, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibaudat à la Bellone, Bruxelles, le 4 mai 2011. Photo Théâtre de la Place, Liège.

A

rticle réservé aux abonné·es
Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof Warlikowski, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibaudat à la Bellone, Bruxelles, le 4 mai 2011. Photo Théâtre de la Place, Liège.
Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof Warlikowski, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibaudat à la Bellone, Bruxelles, le 4 mai 2011. Photo Théâtre de la Place, Liège.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
110 – 111
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Georges Banu manie la poly­sémie avec mal­ice. La soirée qu’il ani­me le 4 mai 2011 s’in­ti­t­ule « Retour de l’Est ». Quel Est et quel retour ? L’Est dont on revient ou l’Est qui revient à nous ? L’Est qui retourne à un état ini­tial dans une per­spec­tive de cyclic­ité niet­zschéenne ? Plus sim­ple­ment s’ag­it-il d’une « vue rétro­spec­tive », comme le dit com­muné­ment un met­teur en scène à son équipe après une répéti­tion inin­ter­rompue (« Je vous fais quelques retours »), ensem­ble impres­sion­niste ou raison­né de remar­ques et com­men­taires divers sur ce qui vient d’avoir lieu ?

Brux­elles, La Bel­lone.

Pour un soir « lieu du retour ». Si on revient de, on revient aus­si à. Ce soir du 4 mai 2011, c’est à la Bel­lone que revi­en­nent donc Georges Banu et ses invités, Krzysztof War­likows­ki, Felix Alexa, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibau­dat. Trois quarts de siè­cle après le Retour de l’URSS de Gide, ces cinq-ci ten­tent de pren­dre le pouls d’une muta­tion per­pétuelle­ment en cours. De mesur­er les vic­toires et les per­ma­nences, les bas­cule­ments et les souf­frances, les quêtes et les revire­ments.

Georges Banu : Après la Chute du Mur il y a eu, de Moscou à Bucarest et Prague, une pre­mière vague de spec­ta­cles mar­qués par un trop explicite désir de mise à jour de l’esthé­tique de l’Est à par­tir des principes un peu rapi­de­ment emprun­tés à l’Ouest, mal­adie vite dépassée car, depuis plus d’une dizaine d’an­nées, se sont imposés des artistes par­ti­c­ulière­ment impor­tants qui ne se désol­i­darisent plus, bien au con­traire, intè­grent l’ex­péri­ence de l’Est et pro­posent des spec­ta­cles qui affichent une pos­ture orig­i­nale, inédite. Ain­si nous pas­sons de L’Est désori­en­té, diag­nos­tic à l’époque juste, que nous avons for­mulé dans un numéro ancien d’Al­ter­na­tives théâ­trales1 à un autre con­stat que l’on pour­rait appelait L’Est assumé. De nom­breux artistes, non seule­ment de théâtre, se réfèrent à l’ex­péri­ence de l’Est comme à une expéri­ence con­tra­dic­toire, à la fois trau­ma­ti­sante et riche. Peut-être que ce qui per­siste du passé com­mu­niste cesse d’être aus­si vis­i­ble qu’au­par­a­vant mais demeure encore per­cep­ti­ble. Il est fla­grant que beau­coup d’artistes tra­vail­lent à par­tir de ce fond résidu­el qui les nour­rit, qui ren­voie à une blessure, pas tout à fait cica­trisée. Mais, l’Est, au-delà de l’ex­er­ci­ce du pou­voir et du poli­tique dans leurs man­i­fes­ta­tions les plus absur­des, du quo­ti­di­en avec tout ce qu’il com­por­tait comme désagré­ment et inter­dits, reste attaché au sou­venir d’une cer­taine sol­i­dar­ité dis­parue, d’une social­ité de résis­tance qui ser­vait de ter­reau à l’art, surtout théâ­tral ; c’est pourquoi « le retour de l’Est » se présente comme un symp­tôme com­plexe. Cela s’ex­plique aus­si par le fait que l’écroule­ment du sys­tème en 1989 a libéré la société tout en pro­duisant, sur fond d’es­sor agres­sif du cap­i­tal­isme sauvage, d’autres trau­ma­tismes. De là, vient, sans doute, l’émer­gence d’une rela­tion ambiguë à l’é­gard de l’Est, ambiguïté plus con­trastée que l’Östal­gie tant van­tée dans l’Alle­magne, ambiguïté qui intè­gre, elle, les élé­ments d’un procès et la per­sis­tance des sou­venirs d’un autre monde. Au moins pour les généra­tions d’artistes qui ont fait l’ex­péri­ence de ce monde engen­dré à l’Es de l’Eu­rope sous la férule de l’oc­cu­pa­tion sovié­tique. Mais les rela­tions entretenues avec le passé des régimes déchus dif­fèrent par­fois d’un art à l’autre et, ça va de soi, d’un artiste à l’autre.

Un cas sig­ni­fi­catif : le for­mi­da­ble essor du ciné­ma roumain mar­qué d’abord par le film de Cris­t­ian Mungiu qui a eu la Palme d’Or à Cannes2. Des dizaines de ces films se nour­ris­sent de l’ex­péri­ence de l’Est. Ces films n’adoptent ni une posi­tion nos­tal­gique, ni une autre dra­ma­tique, mais, en majorité, se récla­ment d’une posi­tion ironique. Ils racon­tent un passé révolu sur
fond de déri­sion et de tristesse pudique : tant de vies gâchées au nom d’un régime et d’un pou­voir dont la manière absurde de procéder est fla­grante. Il y a une dis­tance qui con­firme presque le fameux adage marx­iste : il faut se sépar­er du passé en riant ! Le théâtre, à l’ex­cep­tion de quelques textes surtout russ­es, n’a pas adop­té cette pos­ture et cul­tive plutôt le déchire­ment douloureux, l’ap­proche dra­ma­tique… en Roumanie, on rit au ciné­ma, et on déplore au théâtre. Mais, ni l’un, ni l’autre des deux arts ne font l’é­conomie de la réflex­ion sur l’Est et se retombées aujour­d’hui encore. Vingt ans après…

Jean-Pierre Thibau­dat : Lors de mes pre­miers voy­ages à l’Est dans les années qua­tre-vingt, je me suis aperçu que le théâtre n’é­tait pas du côté de la cul­ture mais du côté de la vie. Le théâtre fai­sait par­tie de la vie des gens. Pas besoin d’ac­tion cul­turelle : on allait au théâtre comme chez l’épici­er, pour se nour­rir. Tout le monde y allait et le rit­uel était très fort — l’im­por­tance cru­ciale des ves­ti­aires dans les théâtres à l’Est m’a tou­jours fasciné. Si quelque chose s’est per­du, quelque chose de cela per­dure aus­si. Par ailleurs, on arrivait très sou­vent dans des lieux où tout était fatigué. Fatigue des années passées dans ce sys­tème sovié­tique, fatigue de l’ar­chi­tec­ture, fatigue des murs, fatigue des gens. Les créa­teurs fai­saient des spec­ta­cles au-delà de la fatigue, tra­vail­laient avec des résidus du monde. Le temps pas­sant les choses changent. Le Palais de la cul­ture de Varso­vie est pour moi emblé­ma­tique de l’Est : car­ac­téris­tique archi­tec­turale­ment, hon­ni au moment des change­ments, mais impos­si­ble à détru­ire, et encore très cen­tral aujour­d’hui. À Kiev, aujour­d’hui, le sché­ma est typ­ique : on trou­ve un théâtre insti­tu­tion­nel très puis­sant dans ses archi­tec­tures, moins dans ses finance­ments, qui développe un théâtre dans des esthé­tiques anci­ennes par des met­teurs en scène âgés. Par­al­lèle­ment, dans des lieux sou­vent minus­cules, d’autres cherchent à créer de nou­velles esthé­tiques.

Des aven­tures théâ­trales pas­sion­nantes ont lieu dans des salles de vingt places au troisième étage d’un immeu­ble à apparte­ments, où tous les mem­bres de la troupe font tout. Notons aus­si que tous ces petits lieux sont des théâtres de réper­toire, avec troupes per­ma­nentes et alter­nance des spec­ta­cles. La norme à l’Est est de faire vivre les spec­ta­cles très longtemps, par­fois bien après la mort de leur créa­teur. Cer­tains théâtres de vingt places don­nent dix à quinze spec­ta­cles dif­férents par mois, joués par la même troupe. La vie biologique des spec­ta­cles n’est pas du tout la même. Par­fois, sur le très long terme, cer­tains spec­ta­cles restent for­mi­da­bles, par­fois ils se fos­silisent et per­dent tout intérêt, par­fois ils vieil­lis­sent comme un bon vin et pren­nent de la valeur avec les années. Où, ailleurs qu’à l’Est, voit-on des spec­ta­cles répétés six mois, un an ou par­fois un an et demi ? Le sys­tème des troupes per­ma­nentes per­met cela.

Georges Banu : Ce tra­vail dans la durée, pro­pre à un sys­tème qui s’ap­puie sur des struc­tures théâ­trales qui dis­posent d’une troupe et pra­tiquent l’al­ter­nance, out­re des dis­fonc­tion­nements regret­ta­bles, œuvre à la con­sti­tu­tion d’une cul­ture théâ­trale spé­ci­fique. Les spec­ta­teurs peu­vent voir, plusieurs années durant, des spec­ta­cles emblé­ma­tiques. À force d’as­sis­ter à de grands spec­ta­cles qui ne dis­parais­sent pas tout de suite, se développe l’at­trait du théâtre et sa val­ori­sa­tion. Les troupes con­stituent un réper­toire qui se décline dans le temps et cela per­met à un pub­lic non seule­ment de le décou­vrir mais de l’as­sim­i­l­er à une sorte de bib­lio­thèque que l’on peut con­sul­ter. Cela per­met tout à la fois la mat­u­ra­tion des acteurs et la mat­u­ra­tion des publics. Un des mérites de cette vie théâ­trale tant décriée fut de per­me­t­tre la décou­verte aus­si bien que le retour à des spec­ta­cles qui ne meurent pas avec la rapid­ité douloureuse que nous nous con­nais­sons à l’Ouest. Cela explique, sans doute, pourquoi cer­tains par­mi eux finis­sent par être mythiques.

Anton Kouznetsov : Mon par­cours est assez mal­heureux. J’ai dirigé un théâtre nation­al dans une ville d’un mil­lion d’habi­tants, cap­i­tale d’une région grande comme la moitié de l’Alle­magne. Quand j’ai com­mencé à diriger ce théâtre, en 1998, la ville était ouverte, son gou­verneur était élu et souhaitait l’ou­ver­ture du théâtre vers l’Eu­rope et la France. J’é­tais très jeune, je dirigeais un théâtre avec cent soix­ante-seize employés dont cinquante-six comé­di­ens de tous âges, tous les corps de méti­er étaient présents, on pou­vait tout faire. Mais nous n’avions pas de sub­ven­tion de Moscou ; Moscou avait déjà cessé de sub­ven­tion­ner les théâtres dans les villes de province.

La troupe était extrême­ment dynamique, on y croy­ait. Les échanges avec la France étaient nom­breux et nous étions très heureux. On a vrai­ment vécu cinq ans de bon­heur. Lorsque Pou­tine est devenu prési­dent, les gou­verneurs n’ont plus été nom­més mais élus. Depuis 1967, per­son­ne n’avait touché à l’équipement de ce lieu et nous sommes par­venus à la remet­tre à neuf. Le théâtre est alors devenu intéres­sant comme lieu de loca­tion pour les mafias locales, sou­vent liées à l’É­tat. Une vraie guerre, qui a duré trois ans autour de ce lieu très équipé. J’ai fini par aban­don­ner quand j’ai com­pris que je pou­vais y laiss­er ma peau. Ils ont été jusqu’à annon­cer ma mort à la radio locale ; ma mère était encore vivante, c’é­tait désagréable. Des choses assez rad­i­cales ont com­mencé : l’an­nu­la­tion des spec­ta­cles par exem­ple, ordon­née
par le min­istère de la cul­ture région­al. Ils appel­lent en deman­dant « Vous avez quoi comme spec­ta­cle ce soir ?

Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof Warlikowski, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibaudat à la Bellone, Bruxelles, le 4 mai 2011. Photo Théâtre de la Place, Liège.
Georges Banu, Felix Alexa Krzysztof War­likows­ki, Anton Kouznetsov et Jean-Pierre Thibau­dat à la Bel­lone, Brux­elles, le 4 mai 2011. Pho­to Théâtre de la Place, Liège.

Com­bi­en de places sont ven­dues ? Sept cents ? Ok, on annule. Trois généraux débar­quent de Moscou ; on doit faire la fête des écoles mil­i­taires. Annulez et rem­boursez tout le monde ». Et quand on demande un ordre écrit à ce min­istère de tutelle, il refuse. Et quand on porte l’af­faire sur la place publique, on est con­fron­té à d’autres dif­fi­cultés : l’au­tori­sa­tion de man­i­fester s’ac­com­pa­gne d’une date et d’une heure imposées, qui tombent sys­té­ma­tique­ment pen­dant les heures de tra­vail, tra­vail que l’on n’est pas autorisé à quit­ter pour man­i­fester. Les man­i­fes­tants sont filmés, repérés.

Georges Banu : En tant que directeur, com­ment peut-on gér­er la ten­sion entre le désir de créer un nou­veau réper­toire et la per­sis­tance des anci­ennes struc­tures ? Quelles straté­gies adopter?Quelles résis­tances enfrein­dre ?

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
Antoine Laubin
Écrit par Antoine Laubin
Antoine Laubin ani­me la com­pag­nie De Fac­to. Il a conçu et mis en scène une ving­taine de spec­ta­cles...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 110-111 - Krzysztof Warlikowski - Fuir le théâtre
#110 – 111
mai 2025

Krzysztof Warlikowski, Fuir le théâtre

13 Oct 2011 — Michat Smolis: Un groupe d'acteurs fidèles à Krzysztof Warlikowski a émergé dans les premières années du travail de ce metteur…

Michat Smo­lis : Un groupe d’ac­teurs fidèles à Krzysztof War­likows­ki a émergé dans les pre­mières années du tra­vail de…

Par Michat Smolis
Précédent
11 Oct 2011 — 2008-2009: «Année zéro» pour Krzysztof Warlikowski et le Nowy Teatr En novembre 20091, à l'occasion de la présentation du spectacle…

2008 – 2009 : « Année zéro » pour Krzysztof War­likows­ki et le Nowy Teatr En novem­bre 20091, à l’oc­ca­sion de la présen­ta­tion du spec­ta­cle (A)pollonia à Paris, Krzysztof War­likows­ki déclarait que l’année 2009 avait été « l’année zéro »2 pour…

Par Lucie Vérot
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total