Un théâtre sous haute tension

Un théâtre sous haute tension

Le 20 Jan 2015
Wajdi Mouawad dans AJAX [CABARET], d'après AJAx de Sophocle, deuxième partie du volet DES HÉROS, mise en scène Wajdi Mouawad, 2014. Photo Pascal Gély.
Wajdi Mouawad dans AJAX [CABARET], d'après AJAx de Sophocle, deuxième partie du volet DES HÉROS, mise en scène Wajdi Mouawad, 2014. Photo Pascal Gély.

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Wajdi Mouawad dans AJAX [CABARET], d'après AJAx de Sophocle, deuxième partie du volet DES HÉROS, mise en scène Wajdi Mouawad, 2014. Photo Pascal Gély.
Wajdi Mouawad dans AJAX [CABARET], d'après AJAx de Sophocle, deuxième partie du volet DES HÉROS, mise en scène Wajdi Mouawad, 2014. Photo Pascal Gély.
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« Au théâtre comme en poésie, on y entre par effrac­tion. On y arrive bru­tale­ment pour qu’ensuite, tout d’un coup, on se demande : mais où était la porte ?»

Waj­di Mouawad

AUCUN AUTEUR n’aime être com­paré à un autre car il se pense « incom­pa­ra­ble ». Mais nous, en l’approchant, nous pou­vons pren­dre une telle lib­erté car la décou­verte d’une par­en­té n’est qu’un acte d’in­ter­pré­ta­tion cri­tique. Un artiste éclaire un artiste, sans qu’il s’agisse pour autant de fil­i­a­tion, emprunt ou soupçon de mimétisme. Ils affir­ment ensem­ble un rap­port proche au monde, à l’art, rap­port qui se décline autrement, selon le temps ou l’espace, mais qui dégage tout de même une com­mu­nauté d’identité. Dans ce sens je dirais que Waj­di Mouawad ren­voie à Camus. L’un n’est pas réductible à l’autre, mais ils peu­vent dia­loguer : une human­ité com­mune les relie sur fond de per­sis­tance méditer­ranéenne. Non pas de la mer, directe­ment, mais de tout ce qu’elle a engen­dré comme con­duites et inten­sités, comme aveux assumé et affir­ma­tion plénière de l’être. Dans Waj­di Mouawad résonne, comme un écho éloigné et proche, la voix de Camus. Et si l’on a aimé l’un on aimera l’autre.

Ce con­stat préal­able est con­fir­mé par le fait que les ent­hou­si­asmes qu’ils ont sus­cités ou les rejets qu’ils ont provo­qués s’ap­puient sur des argu­ments sim­i­laires, comme si l’ac­cueil fait à leur art con­for­t­ait la prox­im­ité sig­nalée ici. Dans le suc­cès ren­con­tré par Le théâtre de Waj­di Mouawad auprès des jeunes spec­ta­teurs je recon­nais mes anciens engoue­ments camusiens. Les deux appel­lent à la vie tout en dévoilant ses déchirures autant que ses puis­sances. L’acte d’écrire ou de met­tre en scène prend, chez eux, le sens d’une rela­tion lyrique avec le réel qui mène à un sur­saut, à un dépasse­ment de la douleur sans con­fort ni leurre. Ils assu­ment la tragédie, mais refusent de s’y com­plaire, ils plon­gent dans l’abîme ani­més par une pul­sion de salut con­tenue dans les mots et les gestes, dans les affects et les pas­sions exac­er­bées qui par leur exis­tence même refusent le con­stat de défaite. L’un comme l’autre la sur­mon­tent. C’est la con­clu­sion d’un com­bat porté à l’incandescence au nom d’une con­fi­ance dans l’homme ou dans l’art à même de s’entraider pour résis­ter au désas­tre. Cet opti­misme fonci­er, nom­breux sont ceux qui le leur reprochent, mais encore plus nom­breux sont ceux qui s’en récla­ment.

Pein­ture et matière

Waj­di Mouawad en tant que met­teur en scène aime la matière sur le plateau, mais il se dis­tingue par un usage tout par­ti­c­uli­er. Elle n’in­ter­vient pas au nom de cette voca­tion polémique tant cul­tivée par bon nom­bre de met­teurs en scène alle­mands — à l’ex­cep­tion, par­fois, d’Oster­meier !— mais au nom de la volon­té de plac­er la scène au car­refour du tableau et du plateau. La matière ici se dis­tingue par son chro­ma­tisme spé­ci­fique et ses ver­tus plas­tiques. Le début de la Tétralo­gie d’Av­i­gnon n’en appor­tait-il pas la meilleure preuve grâce à l’im­mense toile blanche sur laque­lle les acteurs se livraient ensem­ble à une sorte d’action paint­ing démesurée. Cou­verts de pein­ture, ils dépo­saient leurs empreintes sur ce qui n’était que l’équiv­a­lent poé­tique d’un sup­port plas­tique ten­du tout au long du plateau : nous assis­tions, dans l’acte, à la nais­sance d’une œuvre, chaque soir, autre. L’im­pro­vi­sa­tion et le geste plaçaient le théâtre sous l’emprise de la matière pic­turale. Ensuite, la toile, une fois enroulée, restait déposée à l’avant-scène comme un ex-voto inau­gur­al de la représen­ta­tion.

Et, par un effet presque de champ-con­tre champ, il suf­fit d’évo­quer le final d’IN­CENDIES, non pas à Avi­gnon, mais à Malakoff (les spec­ta­cles s’adaptent aux lieux et cela réclame, par­fois, des sac­ri­fices !). Final qui répond au début inou­bli­able dans la Cour du Palais des Papes. Cette fois-ci, la matière se chargeait d’in­scrire pro­gres­sive­ment sur une vaste plaque de verre les traces des drames et des vex­a­tions subies, véri­ta­ble sis­mo­graphe du par­cours trag­ique dont les mar­queurs étaient les couleurs d’épaisseurs et de bril­lances con­trastées. Page géante, gri­moire sur lequel ressor­tait le chemin des êtres inscrit directe­ment sur ce verre- sup­port. Le chemin, ensuite, s’effaçait sous l’effet des jets d’eau vio­lem­ment dirigés con­tre la sur­face trans­par­ente. Nous avons été les témoins trou­blés de ces des­tins, témoins prêts à attester de la justesse de ces empreintes, mais le spec­ta­cle, à son terme, nous infligeait l’épreuve de leur dis­pari­tion. Tout s’efface ! Pareille expéri­ence théâ­trale ne se vit que rarement dans la vie !

Dans Seuls, la matière, dans sa dimen­sion pic­turale, inter­vient, avec une puis­sance égale. Le per­son­nage nar­ra­teur s’enduit avec les pâtes et les huiles poly­chromes en se livrant à une per­for­mance plas­tique rehaussée par la puis­sance extrême des mots. Met­tre en scène est pour Waj­di Mouawad un défi auquel la matière sert d’ap­pui et de parte­naire. Matière imprégnée d’implication psy­chique, matière à même de laiss­er une mar­que plas­tique. Les deux se rejoignent et sur la scène qui leur sert de creuset se noue un dia­logue sous ten­sion où l’on ne rejette ni la teinte intense ni le mot incan­des­cent.

Mais la vision plas­tique de Mouawad débor­de la ques­tion du cadre et la per­spec­tive : le plateau s’or­gan­ise sur des critères plus anciens et Patrick Le Mauff, inter­prète d’un cer­tain nom­bre des spec­ta­cles, et en même temps met­teur en scène, fait ce con­stat : « la mise en scène mod­erne est artic­ulée la plu­part du temps sur la per­spec­tive qui a fleuri au moment de la Renais­sance, per­spec­tive qui est tou­jours la nôtre.

Celle qui place le regard de l’homme au cen­tre des Celle qui place le regard de l’homme au cen­tre des représen­ta­tions. Lorsque nous répé­tions FORÊTS, j’avais la sen­sa­tion que Waj­di tra­vail­lait la représen­ta­tion comme les pein­tres d’a­vant cette util­i­sa­tion de la per­spec­tive mod­erne. Non pas en fonc­tion de la règle d’or, avec des pro­por­tions pré­cis­es et de justes lignes de fuite mais au con­traire en fonc­tion de la sig­ni­fi­ca­tion et des rap­ports entre les per­son­nages, les his­toires et les objets. Comme lorsque l’on voit, sur une pein­ture médié­vale, dans une toute petite bar­que, de nom­breux per­son­nages, avec un château fort au milieu. La scéno­gra­phie rel­e­vait d’un geste poé­tique étranger aux modes clas­siques d’or­gan­i­sa­tion du tableau. »

Sur la scène de Mouawad la quête est forte­ment dirigée vers l’im­pli­ca­tion du spec­ta­teur. Et il n’y a de com­men­taire plus explicite que celui fourni par l’artiste lui-même : « Je veux tout faire pour ne pas pro­duire de rup­ture dans le regard du spec­ta­teur, c’est-à-dire lui per­me­t­tre ne pas avoir à revenir à sa rai­son. Quand le spec­ta­cle com­mence, il n’y a aucune rup­ture lumineuse créant par exem­ple un noir soudain pour chang­er un décor ou chang­er de scène. Mais il y a beau­coup de change­ments d’épo­ques et de scènes, surtout dans FORÊTS. Un de mes grands défis quand je com­mence à tra­vailler est de savoir com­ment je vais pass­er d’une scène à une autre sans que le spec­ta­teur se réveille. Le plus impor­tant est pour moi que le spec­ta­teur soit face à l’his­toire qui se déroule devant lui comme devant un paysage qu’il regarderait à tra­vers une vit­re telle­ment trans­par­ente qu’il en oublie la vit­re. Le tra­vail de flu­id­ité devient alors vrai­ment très impor­tant. Il ne doit pas y avoir de heurt. Je dois tou­jours met­tre en place la scène suiv­ante dans la scène précé­dente. De façon tech­nique, je dois penser à être déjà en place quand la scène se ter­mine pour que la scène qui suit puisse sur­gir sans rup­ture. Sans que je m’en rende compte, toutes les solu­tions que je trou­ve créent de l’im­age. Mais c’est bien après que je vois l’im­age. Et c’est alors que je com­mence à la struc­tur­er, à la met­tre en place. C’est donc vers la fin que je com­mence à struc­tur­er l’im­age mais au départ je suis surtout préoc­cupé par une néces­sité de flu­id­ité et de trans­parence. Ce que j’aime au théâtre, ou devant une pein­ture, c’est d’être arraché à ma rai­son pour être pré­cip­ité dans mes per­cep­tions et mes sen­sa­tions. C’est cela le but, l’an­goisse même. Com­ment faire pour qu’il n’y ait pas de retour à l’in­tel­lect de façon trop prég­nante ou trop régulière chez le spec­ta­teur. »

Un temps musi­cal

C’est un fait con­nu, chez Mouawad l’écri­t­ure avance de pair avec la mise en scène, suiv­ant une logique de tres­sage qui lui est pro­pre. Et le spec­ta­cle, dans son organ­i­sa­tion tem­porelle, préserve la dynamique de cette rela­tion car l’auteur/metteur en scène exerce, avec minu­tie, un tra­vail sub­til de ralen­tisse­ments et accéléra­tions en prenant soin d’or­gan­is­er une struc­ture musi­cale. Rien de plus con­traire à ces spec­ta­cles que le déroule­ment étale ou la pré­cip­i­ta­tion com­pul­sive, car Mouawad pra­tique un savant jeu de tem­pi qui ani­ment la durée et con­stru­isent une véri­ta­ble fig­ure sonore, équiv­a­lent sen­si­ble des agi­ta­tions dont la fable apporte le témoignage.

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