Au début des années 90, Jean-Pierre Verheggen commit un long poème ravageur, éructeur, un cri contre le deuil de sa mère et l’injustice de la mort, contre de terribles douleurs viscérales qu’on pouvait interpréter comme les symptômes d’un accouchement à l’envers, et enfin contre la panne d’écriture, cette impuissance du poète qui réduit à néant l’expulsion du souffle et du verbe. Le metteur en scène Daniel Simon confia ce Stabat Mater iconoclaste et païen au comédien Jean-Claude Derudder, acteur puissant, par ailleurs hanté depuis toujours par le génie de Van Gogh, sa souffrance, son engagement. À l’occasion de Mons 2015, il reviendra à la figure de l’artiste qui séjourna dans le Borinage et s’intéressa de près à sa population. Vingt-cinq ans après leur première rencontre, nous avons demandé au poète d’évoquer l’acteur.
Y. M.
MAIS QUI SONT CES AGITÉS du buccal et quelle langue parlent-ils ? Qui sont ces hausseurs de ton ou ces réducteurs de volume sonore qui tantôt vocifèrent en vociféri vociféroces, tantôt chuchotent en murmuri « poumatiques » et moitié palabrais ? Qui languent donc une telle langue qu’on dirait du français animalisé ? Une langue inouïe et pourtant inouïverselle aux mains — bouche et oreilles !— de certains écrivains ! Qui entrent dans la danse — osent entrer ! — dans la danse de cette masse si dense et dans la matière orale et scripturale dont elle est faite?Eh bien, dans le chapitre qu’il consacre au théâtre de Valère Novarina, dans LA LANGUE ET SES MONSTRES (Cadex/L’ostiaque 1989 qui sera republié et réactualisé chez son éditeur P.O.L. en novembre prochain) Christian Prigent pointe l’acteur fou « ce danseur nietzschéen, penseur au marteau, funambule sans filet grammatical « technicien du dépassement » dont la « mission » est de nous faire « voir », à chaque moment, la drame de la naissance et de la disparition des langues ».
Comme lui, je connaissais les écrits de Valère Novarina dont les premiers textes que j’avais découverts sur manuscrits dans les années 70, allaient paraître, dans la collection TXT, chez Christian Bourgois. Ainsi, entre autres, LE BABIL DES CLASSES DANGEREUSES qui dans sa troisième partie, comprenait cet étonnant, ressassant et virulent, MONOLOGUE D’ADRAMÉLECH. En 1988, Valère m’avait convié à le rejoindre au Centre culturel de Mons, pour assister à ses côtés, à la première de ce monologue, interprété par Jean-Claude Derudder que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam : c’est le cas de l’écrire quand on sait la place que ces ancêtres engendreurs de noms — près de trois mille !— occupent, à côté de Dieu, dans le théâtre de Novarina ! Derudder, disais-je, dont la réputation scénique était, selon le bigophone de la profession, très positive !J’en étais « wallonnement » réjoui ! Je me demandais toutefois comment il allait se dépatouiller avec un tel texte fait d’embûches, de chausse-trapes linguistiques et de contresens maîtrisés !C’était, on l’aura compris, une sacrée gageure, un véritable défi mais surtout, in fine, l’honneur d’entrer dans le cercle très fermé (après Marcon) des acteurs novariniens de la première heure, certes cela n’était pas gagné d’avance ! La mise en scène — étonnnante!— était signée Barbara Bua. À vrai dire, je ne m’attendais pas à voir surgir dans la peau d’Adramélech un tel géant, évoluant sur un plancher, marin et mobile, qui tanguait — entre « langage et tangage » comme en son titre l’un des livres les plus remarquables de Michel Leiris ! — un Derudder qui passait aussi aisément d’Adramélech à Adraméluch, Adramion, et que sais-je : Ablamélech, jactant sans retenue ses colères, ses angoisses et autres doutes ! Intarissable, déferlant, se lâchant pleins poumons, déchaîné contre les langues patronales d’oppression ! Bref ! J’avais, comme je le souhaitais, sous les yeux et dans les oreilles, quelqu’un qui était à même de hurler que la langue qu’on langue n’est pas innocente, qui était capable de — je paraphrase Novarina ! — de sabrer dans les terminaisons convenues, de « vibraphoner » les doubles, de laper les sens pour mieux les gerber dans les eau à sons ! Un homme de mots, quoi !
Un vrai ! Sans posture criarde ni retenue éduquée ! Un homme de mots dont — aurait pu dire Bouche (le patron du « Babil ») — « les costumes à mots lui sont très bien et vont très beaux » !À la fin du spectacle, j’allais le féliciter et me retrouvais devant un fort des halles, un grand gaillard « timide » plus écouteur que locuteur!Je lui signifiais mon admiration pour sa prestation et, je m’en souviens avec émotion, il déglutissait presque gêné d’être complimenté ! J’ajouterai que pendant que « Adramélech Derudder » officiait, Valère Novarina m’avait, discrètement, autant qu’amicalement, heurté du coude en me disant : « Voilà celui qui devrait être ton acteur ! »
Il devint « cet acteur en viande parlante » pour mon STABAT MATER que le Théâtre Traverse allait créer en 1991, à Mons également, dans une adaptation de Linda Lewkowicz et de Daniel Simon qui en outre en assurait la mise en scène, avec bien sûr, Jean-Claude Derudder aux manettes de l’interprétation ! Un Derudder, « ébranlé » dirais-je, comme je le souhaitais, aux prises avec un langage d’une crudité et d’une cruauté, sans bornes, et un « affrontement »
à la mère, indigne d’un fils ! Dur dur pour un Derudder, me questionnais-je ? Eh bien, non ! Cet enfant, ce futur artiste qui quelque part, dans son prime âge s’est, sans doute exprimé en « oualon » sauvage, lui aussi, (ce néologisme loin de l’orthodoxie dialectologique) ne pouvait que rencontrer un tel texte paru lui aussi aux éditions Cadex et dont les tirages de tête — quelle coïncidence!— étaient accompagnés de dessins de neuf Novarina ! Pas commode ni facile de parler d’un texte parturiant, d’un texte de « mauvais sang rimbaldien » et de gésine délétère où l’injonction brutale est « Hurle, Maman, Casse-toi les couilles de ta glotte » suivie d’un « Excrète-moi de toi, matrice-moi par ce mont voisin de ton obvers mon vénusien ». Restons-en là pour seulement admirer Jean-Claude Derudder et son staff scénique et tout de même, c’est la moindre des choses, remercier « ces va-t-en théâtre fous » (hélas, la race a disparu!) qu’étaient Philippe van Kessel et Yannic Mancel qui, quelle audace, à l’époque (aujourd’hui révolue) n’ont pas hésité à accueillir cet « hors norme » au National, dans leur atelier de menuiserie, en 1995, aux séances de 18 heures 30 ! Qu’ils en soient remerciés ! Et qu’ils sachent que je leur en sais gré et les embrasse tous très poétiquement ! Non sans signaler que j’ai également beaucoup apprécié le flm/DVD de 1992 de Daniel Simon sur STABAT MATER et celui de Jean-Claude Derudder et Stefan Thibeau de 2014, intitulé — quel beau titre ! — MÈRES BELLES À AGITÉES. Pas mal, non ? J’aurais signé à deux ou trois mains pour y inclure la mienne de mère qui je crois, sa vie durant, n’a jamais lu un seul de mes textes et qui plus est, je l’ai raconté plus de cent fois, quand son médecin lui signalait qu’il avait vu dans la presse nationale un article élogieux à mon sujet, demandait à ma sœur si elle devait encore avoir confiance dans ce praticien !Superbe, je trouve ! Magnifique !