BROSSER UN TABLEAU des différentes tendances du théâtre chilien depuis le retour de la démocratie en 1990 jusqu’au début du xxre siècle est un défi qui comporte bien des difficultés. Afin de mener à bien cette tâche, j’appliquerai, pour le théâtre, la notion d’ « historicité », donnée cruciale dans l’élaboration de la réalité qu’entreprend le créateur à partir de territoires marqués, démarqués et transcendés par une relation sujet/ corps historique qui implique, à son tour, la tâche de trouver l’image ou les images qui auront un impact sur la sensibilité historique du spectateur qui se confronte aux événements représenté sur scène1.
Il est important de préciser que le champ théâtral de Santiago, siège principal du théâtre professionnel chilien, est à la fois dense et multiple, puisqu’au solide noyau de théâtre universitaire et indépendant, qui a maintenu ses activités pendant la dictature militaire (1973 – 1990), il faut ajouter les groupes formés dans les écoles universitaires2 , ce qui représente un ensemble comprenant des dizaines de compagnies en activité dans les anciennes et nouvelles salles et dans les espaces non traditionnels. L’accroissement est exponentiel : en 2006, il y eut environ deux cents créations (contre vingt en 1960, quarante en 1970 ; en 2000 on comptait environ cent créations d’auteurs nationaux et soixante d’auteurs étrangers). Le nombre donne-t-il lieu à des sursauts qualitatifs ? Pouvons-nous voir quelques constantes dans ce champ pluriel et hétérogène ?
Je crois qu’il existe des courants souterrains, des séries en puissance ; des traditions actoriales et des esthétiques revisitées, des écolesque l’on peut clairement identifier malgré leur caractère mouvant. Pour les comprendre, il est important de les considérer à deux moments histo- riques qui s’opposent clairement mais qui présentent, c’est mon postulat, un lien sous-jacent.
Pendant les dix-sept ans du Gouvernement Militaire dirigé par Pinochet, la résistance culturelle s’est centrée fortement sur le théâtre, car le cinéma, la télévision et l’industrie éditoriale étaient sous le contrôle d’une censure acharnée. Le théâtre a accompagné de très près les discussions critiques, la dénonciation, l’expression d’une sensibilité blessée par les nets changements culturels et sociaux que vivait le pays. Avec la distance, on peut y voir une période héroïque où l’on prenait à la fois des risques personnels et des risques artistiques soutenus par un public qui célébrait et partageait une telle démarche. Il y avait un « sens » qui unissait le travail théâtral à sa propre identité.
Dans un deuxième temps, lorsque la Dictature a été supplantée en 1990 par le premier gouvernement centre-gauche de la Concertation pour la démocratie, les diagnostics des pratiques culturelles ont cessé d’être nets et consensuels. Une opinion assez répandue affirme que le théâtre post-dictatorial en Amérique Latine, le Chili inclus, répond à des obsessions d’auteurs ancrées dans des biographies particulières qui ne sont représentatives ni d’un prétendu espace national ni de l’époque en cours. Cette appropriation du privé serait une évasion de la mémoire, une volonté d’oublier une histoire politico- sociale des plus douloureuses et conflictuelles vécue récemment. Ce serait un théâtre dépolitisé, tourné vers des sous-groupes dont la capacité à réunir le public décroîtrait en même temps que son historicité.
Je m’inscris en faux contre ce diagnostic : je pense que la mémoire historique ainsi que les thèmes les plus pressants de l’actualité constituent bien le matériau et le référent du théâtre chilien post-dictatorial, mais ils sont abordés d’une manière très différente de celle du mouvement théâtral antérieur. Témoigner ou dénoncer ne suffit plus : la reprise des pratiques politiques et des mouvements sociaux qui ont œuvré à la fin de la dictature ont assumé cette tâche. Cela a conduit à mettre en place un courant de re-théâtralisation de la scène pour accéder à d’autres dimensions encore absentes de la conscience sociale : on est passé de la chronique socio-politique à la symbolisation artistique de l’expérience. De nouveaux paradigmes esthétiques sont apparus qui se sont traduits par une explosion de formes d’expression empreintes d’ambiguïté ou de poésie et conjuguant données personnelles et historiques.
C’est une transition difficile qui consiste à redéfinir le rôle du théâtre et à repenser ses besoins et ses modes d’expressions3. En fixant le regard sur lui-même, le dramaturge se reconnaît comme sujet en situation de conflit et d’autoréflexion. Bon nombre de pièces prennent comme protagonistes des créateurs du champ poétique, dramatique ou de la pensée scientifique innovante, considérant que les conflits existentiels et politiques de la création sont comparables et servent de point de départ à une réflexion sur les aspects sociaux dans leur ensemble.
Au début de ce nouveau mouvement, proche de l’instauration du gouvernement de la Concertación, un théâtre plus symbolique et hermétique se met en place et, au fur et à mesure que s’écoulent les dix-sept années de ces gouvernements et que les problèmes du modèle économique néocapitaliste et de la politique du consensus affleurent, les thèmes non résolus de la mémoire et de l’équité ressurgissent dans un théâtre critique et référentiel. Je développerai ces deux transformations en évoquant deux périodes de ce devenir : les années 1990 et ensuite le début des années 2000.
Sensibilités fin de siècle : les années 90
Les années 90 s’ouvrent sur une nouvelle sensibilité, un nouveau positionnement du théâtre face à lui-même et à la société. C’est une génération de rechange qu’en assure la conduite, particulièrement sous la férule de metteurs en scène qui créent leurs propres pièces, projetant et promouvant ainsi leur esthétique scénique. Cette génération qui n’a pas vécu la période antérieure au gouvernement militaire et n’a pas baigné dans le contexte restrictif des années 70 et grande partie des années 80.
Lare-connexionqui s’ensuit adopte les clés d’interprétation mondiales fin de siècle, qui coïncide avec la chute des utopies et avec un climat intellectuel postmoderne qui, loin de prôner radicalement des positions propres à l’ère moderne, s’ouvre au contraire à une multitude d’expériences et de sources d’inspiration, allant des plus archaïques à la culture audiovisuelle mondialisée.
La volonté de mettre en forme dramatique et scénique pose une série de questions, qui relèvent plus de l’exploration sensitive que de certitudes rationnelles, se traduit par un langage de la distorsion, de l’extrapolation, de la fragmentation du récit et des personnages. Le réalisme bat en retraite face au grotesque, excessif et carnavalesque, ou à la stylisation onirique fortement symbolique, qui épure la scène et tend vers le minimalisme.
Lucidité carnavalesque
Le grotesque fait son apparition avec toute la panoplie de la mascarade médiévale et un jeu avec les éléments scéniques. Des personnages mis en relief par des masques et des costumes archétypiques se déplacent sur des plateaux immenses, avec une gestuelle dynamique, souvent expressionniste, qui évoque un rituel ancré dans des traditions populaires récupérées avec un regard ironique, festif et dépourvu de préjugés.
Ce théâtre syncrétique par excellence réunit les courants américains, européens et orientaux les plus divers, mêlant théâtre, cirque et guignol, commedia del l’arte et théâtre stanislavskien. Ce courant croit en la capacité du grand spectacle théâtral à réunir des foules pour partager avec elles une fête des sens et renouer avec une dramaticité inscrite dans ses racines et son identité collective. L’histoire, le passé, devient ainsi métaphore du présent et son actualisation théâtrale récupère, simultanément, le sens de la comédie grotesque et de la tragédie.
Dans ce mouvement, on peut remarquer les créations d’Andrés Pérez et son Gran CircoTeatro, LA NEGRA ESTER(La Noire Esther), 1988, PoPOL VuH, LA CONSAGRACIÔN DE LA POBREZA(,Le Sacre de la pauvreté), MADAME DE SADE, NEMESIO PELAO QUÉ TE HA PASAO (Nemesio le pelé, que s’est-il passé), 1995 ; les travaux de la compagnie El Sombrero Verde, EL DESQUITE (La Revanche), 1995 ; ainsi que les mimodrames de Mauricio Celedón (OCHO HORAS, TACA-TACA MON AMOUR);ceux du Circo Imaginario d’Andrés del Bosque EL TONY CALUGA ou EL PAPAY LA VIRGEN, (Le Pape et la vierge); la production polyvalente du Teatro Imagen sous la direction et création auctoriale de Gustavo Meza, MURMURACIONEASCERCADELAMUERTEDEUNJUEZ (Rumeurs autour de la mort d’un juge); LA REINAISABEL CANTABARANCHERA(SLa Reine Isabelle chantait des rancheras). Certaines de ces œuvres sont basées sur des auteurs chiliens (Roberto Parra, Alfonso Alcalde, Hernan Rivera, Cristian Soto), sur des mythes américains ou sur des auteurs d’autres latitudes (Dario Fo, Mishima).
Le groupe La Troppapartage ce ludisme carnavalesque mais, dans son parcours à travers le conte fantastique, il utilise une imagerie magique, surprenante, pléthorique en effets scénographiques. Parallèlement à son archaïsme référentiel, il convoque le langage de la BD, du cinéma, avec gags, changement de cadrage, d’angle de vue et tord le récit jusqu’à en extraire son essence. Le groupe adapte, avec une forte charge personnelle, des romans d’aventures mettant en scène le parcours initiatique de héros à la recherche de leur humanisation, comme
EL QUIJOTE (Cervantes, dans EL RAP DELQUIJOTE, Le Rap du Quichotte, 1989), PINOCCHIO (Collodi), VIAJE ALCENTRO DELA TIERRA,Voyage au centre de la terre (Verne), GEMELOS(,Jumeaux), 1999, basée sur LE GRANDCAHIERd’Agotha Kristof, et JEsûs BETZ, 2003, Bernard y Roca).
La vivacité de ce théâtre, qui exorcise les séquelles générées par le fait d’avoir été « enfant de la dictature », d’avoir grandi sans parents, sans maîtres et qui, pendant les années 90, a conduit le groupe à changer de nom — Los que No Estaban Muertos ( Ceux qui n’étaient pas morts) sont devenus La Troppa- nous révèle un esprit nouveau, inimaginable pour le Chili des décennies antérieures.
Poétisation de la scène
La stylisation symbolique est l’une des caractéristiques qui définit un théâtre plus intimiste. Cela va d’un théâtre grotowskienà forte gestuelle corporelle, avec une composition émaillée d’icônes et de vocalisation en contrepoints polyphoniques, à des formes, semblables aux distorsions artaudiennes, qui opèrent une rupture acerbe avec cette esthétique. Le plateau est conçu comme le lieu scriptural d’une expérience polymorphe qui convoque un espace inconscient, où entrent les émotions, les rêves, toutes sortes de transgressions de l’ordre social établi, tout ce qui palpite dans des zones d’ombre et qui ne peut affleurer que dans un jeu de miroirs concaves.
La fragmentation du récit vient appuyer l’implacable recherche intérieure pour atteindre le fond des choses et associer le spectateur dans ce processus. Ce déploiement expressif se nourrit de la mémoire personnelle des créateurs et tend vers une poétisation de leur expérience pour l’aborder, à partir d’un réseau symbolique, sous différents angles. Une de leurs motivations est de rendre compte d’une expérience collective de la douleur et de la mort, de l’angoisse et de la folie, de la transgression de la corporalité et par là même de la dignité humaine. La violence psychique que suppose la torture des corps opère une évidente translation du champ subjectif au champ social, de l’imagerie personnelle à celle inscrite dans la collectivité, de la mémoire personnelle à la mémoire historique.
L’auteur et dramaturge Ramon Griffera et sa compagnie Fin de Siglo adoptent assez tôt cette tendance avec des œuvres comme CINEMAUTOPPIA (1984) dont le sujet est le chemin de perdition vécu dans l’exil, LA MORGUE 99, recherche onirique autour des détenus disparus, et la reprise dans les années 90 d’EXTASIS (1993). Ensuite, particulièrement avec BRUNCH, l’auteur revient à la thématique de l’enfermement métaphysique et réfléchit sur le caractère absurde que revêt la mort dans les prisons clandestines où le détenu est dépossédé de toute identité.
C’est probablement Alfredo Castro, avec le théâtre La Memoria, qui affine le mieux cette expression. Dans sa TRILOGÎA TESTIMONIAL DE CHILE, spécialement avec les pièces LA MANZANADE ADÂN, (La Pomme d’Adam), 1990 et HISTORIA DE LA SANGRE,(Histoire du sang), 1992, il interroge des personnages hautement transgresseurs, qui cohabitent avec la mort à cause d’une impossible consommation du désir amoureux qui est le fait d’une identité perdue entre l’être et le devoir-être ( travestis prostitués, criminels passionnels).
Les créations — au théâtre de l’Université Catholique — de Claudia Echeñique sont également emblématiques, avec des pièces de Inès M. Stranger : CARINO MALO et MALIÑCHE (1993). Dans la première pièce, on interroge les expériences féminines d’abandon, dans le cadre des rôles traditionnels de genre, et la manière de les dépasser à travers des rites d’assassinat de l’être aimé, de deuil et de retour aux origines, pour élaborer une nouvelle identité féminine. Dans la deuxième, c’est l’ancestrale conquête du corps et de l’âme féminine, dans la guerre d’invasion territoriale et ethnique, qui fonde la réflexion sur notre métissage et la dualité séduction-violence. Le cinquième centenaire de la conquête (1992) est une date clé pour la relecture de notre identité, à laquelle d’autres auteurs se sont essayés, comme Jorge Dfaz, EL GUANTE DE HIERRO, (Le Gant de fer).
Quelques pièces du dramaturge Marco Antonio de la Parra s’inscrivent aussi dans cette tendance. Elles plongent dans les zones sombres de l’amour tragique, des blessures du corps causées par les insatisfactions tortueuses de l’esprit, des chemins accidentés et menaçants de la violence politique de l’État dictatorial et des détours pervers de la mémoire et de l’oubli, face au traumatisme collectif des blessures que cela provoque. La particularité de la Parra est de réaliser des fusions et des mises en lumière entre le substrat obsessionnel, dérivé de notre histoire récente, et les mythes, personnages et récits clés des tragédies grecques et de la renaissance : parmi les plus représentatives, on trouve OFELIA O LA MADRE MUERTA, (Ophélie ou la Mère morte), mise en scène de Rodrigo Pérez, et LA PUTA MADRE, (Putain de mère) (qui reprend le mythe de Cassandre), dirigée par Viviana Steiner.
Le thème de la mémoire et de l’identité est aussi abordé, de manière allégorique, par De la Parra dans LA PEQUEÑA HISTORIA DE CHILE,( Petite Histoire du Chili) (1995) au Théâtre National de l’Université du Chili, sous la direction de Raul Osorio. Ce metteur en scène a réalisé l’adaptation du roman de Carlos Cerda UNA CASA VACÍA, (Une Maison vide), dans lequel l’espace national retrouvé œuvre comme un vecteur de la mémoire : un exilé qui revient au pays découvre par divers chemins émotionnels et sensitifs que sa maison d’enfance, où doit avoir lieu la réconciliation avec son ex, est remplie de douloureuses traces laissées par son utilisation comme centre de torture.
Il faut remarquer les créations, dans cette décennie, d’auteurs français et allemands dont les œuvres sont une image en creux de sociétés qui présentent de manière angoissante un croisement entre vies privées et projets sociaux avortés. C’est le cas de Heiner Müller, dont les pièces QUARTETT (R. Pérez), MÉDÉE MATÉRIAU (V. Steiner) et LA MISSION(A. Stilmarck) ont fait l’objet de mises en scènes innovatrices quant à la scénographie et à l’interprétation. De même, la création de plusieurs pièces de Bernard-Marie Koltès par Victor Carrasco et Tito Bustamante, a introduit au Chili la parole poétique et désenchantée des personnages marginalisés dans les sociétés urbaines post-industrielles. CROISADES, de Michel Azama ou EXÉCUTEUR 14 d’Abel Hakim (interprété par Héctor Noguera et le théâtre Teatro Camino), nous situent dans un état de désœuvrement pervers causé par la guerre.
Théâtre politique et théâtre du corps dans le théâtre chilien du nouveau siècle
Une fois explorés, dans la dernière décennie, les interstices entre subjectivité et histoire, le nouveau siècle, même s’il maintient cette tendance, revient à une histoire factuelle, testimoniale, concrète : une des grandes sources du théâtre chilien du premier lustre des années 2000, en tant que construction/ convocation de son histoire, est le vécu dans l’espace réel. On ne revient pas pour autant au réalisme, mais on décompose et on recompose les éléments théâtraux ; la parole et le corps de l’acteur retrouvent un rôle important. En voici quelques caractéristiques :
Puissance de la parole sur scène
Quelques metteurs en scènes et dramaturges, comme Rodrigo Pérez, centrent leur théâtre sur la puissance critique et subversive que suppose le fait d’installer un texte fort sur scène. Depuis la mise en scène dans les années 90 du MALENTENDU de Camus et de MADAME DE SADE de Mishima (dans un duel théâtral avec Andrés Pérez qui en propose simultanément une mise en scène mais avec une esthétique opposée), jusqu’aux TROYENNE d’Euripide, Rodrigo Pérez ancre l’acteur dans une scène vide, dénudée de tout artifice. La gestuelle et la caracté- risation des acteurs se concentrent davantage sur l’interprétation du texte que sur le personnage, davantage sur la recherche de la justesse du texte que sur la manière de le dire avec justesse. Rodrigo Pérez affirme que c’est une démarche politique que de soustraire la parole à la manipulation, à l’aliénation et à la duplicité auxquelles elle est soumise dans la rhétorique officielle où elle opère comme une arme hypocrite de camouflage.
Cette ligne théâtrale culmine en 2005 – 2006 avec la Trilogie LA PATRIA,(La Patrie), qui comprend les pièces MADRE, PADRE et CUERPO, écrites et mises en scène par Rodrigo Pérez. Dans CUERPO, par exemple, une partie de la pièce est constituée de déclarations faites par des Chiliens sur leur expérience en prison politique et les tortures qu’ils ont subies et qui ont été recueillies dans le Rapport Valesh (1990 ). Ces textes, marqués par les signes d’identité nationale des différents émetteurs, deviennent métaphore collective par le fait d’être rendus visibles et audibles publiquement.
Le caractère cru de ce thème est abordé par Pérez avec stylisation et retenue ; les narrations sont réalisées sur un ton neutre et déclenchent des réactions dans les corps des danseurs et des acteurs qui se mettent en mouvement. Ces corps se donnent à voir dans leur fragilité et vulnérabilité maximale car il y a une rupture dans la différenciation entre vie privée et vie publique, entre l’impératif éthique de soigner, respecter, préserver la vie et l’élan transgresseur de la violer, de l’exposer, de la blesser par et dans le corps même des victimes.
Ici, le choix de Rodrigo Pérez est d’inverser les modalités classiques : dans la tragédie grecque, ce qui terrifie ce n’est pas l’acte même de la violence sur le corps (qui est exclu de la scène) mais le fait d’entendre les mots qui nomment l’acte coupable en le situant sur le terrain de la culture. Aujourd’hui, où les mots sont défraîchis, ce qui provoque l’horreur c’est de retourner aux origines : à l’acte contre le corps, à la matérialité de l’acte de violence. Le corps est mis en contact avec les mots qui racontent l’action exercée sur lui (ainsi le savoir du corps et le savoir sur le corps s’entrecroisent).
L’acte de torture que subit et/ou réalise l’acteur, explique que la deuxième chaîne de textes intercalés dans CUERPO soient des citations de POUR LOUIS DE FUNÈS, de Valère Novarina, sur la violence psychique et physique que ressent l’acteur sur scène.
Un autre type d’exploration de la relation théâtrale entre l’expérience et le corporel fait partie de ce que l’on a appelé le texte-action, où les mots parcourent et mettent en œuvre l’alliance entre un empirisme ou un réel brutal et le rêve et l’imaginaire. C’est le cas de HOMBRE CON PIE SOBRE UNA ESPALDA DE NIÑO4, (Homme avec un pied sur le dos d’un enfant), de Juan Claudio Burgos, lequel, à travers un exercice exacerbé de la parole, renvoie au moment psychique où se fondent la sexualité et le pouvoir, entre délire mystique et dissection détaillée et sensorielle du corps factuel. Le récit de la perception de ce pied d’homme sur le dos de l’enfant dans une ambiance sacrée problématise l’ambiguïté de le sentir soit comme une agression humiliante et abusive, traumatisante, soit comme l’accomplissement du désir obscur d’une initiation érotique homosexuelle. Face à la présence absente des parents — d’une mère qui ne voit pas ce qu’elle ne veut pas voir, et de la présence omnipotente du père -, ce pied représente finalement la botte militaire, dans un saut métaphorique allant du privé au public, qui marque le contexte biographique, historique et politique de l’auteur.
Recréation de périodes traumatiques de l’histoire collective
Le théâtre du début de ce siècle est revenu sur d’anciens martyrs collectifs, par exemple, dans la pièce 1907, SANTA MARIA DELAS FLORES NEGRAS(, Sainte Marie des fleurs noires), de la Compagnie Patogallina, tirée d’un roman historique de Rivera Letelier autour de la brutale tuerie de mineurs du salpêtre et de leur famille au début du XXe siècle dans le nord du Chili. Le théâtre de marionnettes, la machinerie scénographigue, les personnages archétypigues, la cadence imposée par la musique en direct qui rythme les mouvements conventionnels des acteurs et des marionnettes, donnent au spectacle un caractère épique de grande envergure, en accord avec l’ampleur de l’horreur racontée.
Les décennies antérieures au Coup d’État Militaire de 1973, et les années immédiatement postérieures attirent des jeunes qui n’ont pas vécu cette période et qui s’emploient à recréer le monde socioculturel, personnel et politique des sujets et groupes sociaux qui ont, de manière significative, forgé l’histoire chilienne à partir d’une base sociale. Citons MACHASA, mise en scène par Guillermo Alfaro, qui aborde le monde ouvrier syndicalisé des grandes usines textiles pendant l’apogée du mouvement populaire des années 1960 et 1970, et LICEO A‑73, de l’Université Arcis, mise en scène par Cristián Soto, qui se penche sur le milieu étudiant pendant les années les plus autoritaires et répressives de la dictature. Ces pièces sont basées sur des documents et sur une compilation de témoignages de première main qui réactualisent la mémoire collective.
Il y a un certain nombre de pièces qui s’articulent autour de personnes repérables dans l’histoire proche ou passée, souvent des icônes ancrées dans l’imaginaire national, latino-américain ou mondial. Dans cette ligne théâtrale, on trouve des œuvres majeures comme LA HUIDA, (La Fuite), d’Andrés Pérez, 2001, à cheval sur le témoignage personnel, la dénonciation et l’hommage à d’autres sujets de la répression d’état, comme les homosexuels assassinés sous le gouvernement de González Videla (1949) pendant la chasse aux sorcières planétaire mise en place pendant la guerre froide (maccarthysme et stalinisme). Citons également la pièce TENGO MIEDO TORERO, (J’ai peur torero), du collectif Chilean Business, basée sur le roman autobiographique de l’écrivain Pedro Lemebel, qui témoigne de l’expérience d’une autre marginalisation sous le régime militaire, celle des minorités sexuelles.
Manuela Oyarzun et sa compagnie Teatro del Hijo, participe de cette tendance avec LA MUJER GALLINA, (La Femme poule), basée sur l’histoire réelle d’une femme enfermée pendant des décennies dans un poulailler, où elle avait vécu dans une grande indigence affective, physiologique et matérielle, révélant ainsi l’existence d’une culture de la cruauté et d’extermination perverse de l’autre. Un autre travail consiste à prendre des personnages de fiction latino-américains pour recréer des situations, des ambiances et des personnages avec une forte charge magique et ou terrifiante comme dans AL ÜTROLADODELMURO,(De l’Autre Côté du mur), mise en scène de Fabiola Matte et basée sur le conte LA GALLINA DEGOLLADA, (La Poule égorgée), de Horacio Quiroga, où une fillette est assassinée par ses frères déficients mentaux.
En ce qui concerne les figures historiques emblématiques, JUANA, de Manuel Infante, est une brillante recréation, à travers le théâtre dans le théâtre, du drame de la foi de Jeanne d’Arc impliquée dans une guerre intestine aux tortueuses stratégies de pouvoir, et CONFESIÓN LÛCIDA DE MOTIVOS, (Confession aux raisons lucides), mise en scène d’Eduardo Luna, se penche, à travers une expression artaudienne qui adopte les modalités du théâtre de Peter Weiss, sur l’époque et la figure sacrificielle de Marie Stuart.
Rompre et rendre hybrides une multitude de référents, voilà la manière de suggérer plus que de décrire ou de raconter ces locus sociaux et historiques, qui permet de filtrer la subjectivité, la mémoire de chacun, les icônes identitaires, la rue et la ville et, bien entendu, une grande métaphore collective du pays et de l’ère pose-moderne qui exclut les subalternes, les marginaux et tous les êtres différents.
Spectacularisation satirique de la post-dictature néo-libérale et de la mondialisation
Une pléiade de pièces renvoie au contexte politico- culturel des années 2000, à la société de consommation mondialisée et à la politique du consensus et des transactions de l’actuelle démocratie. Dépassant le schématique avant/ après la dictature militaire et ses axes binaires bien/ mal, la pose-dictature se pense à partir de la dictature en termes de continuité en ce qui concerne la manipulation des corps et des idéologies. On affine la critique de l’imposture et de la violence culturelle et facnielle, qui véhicule d’autres (les mêmes) trahisons et abus contre le plus faible (ethnique, social, généra- tionnel, sexo-générique ).
La prolifique et brillante production dramaturgique de Benjamin Galemiri, mise en scène aux débuts par la compagnie El Bu/on Negro, développe une satire implacable et ironique contre la séduction amoureuse de personnages en crise d’identité et oppressés par une société néo-libérale, dans laquelle les succès sexuel, financier et intellectuel symbolisent la puissance phallique. Les masques et le jeu disloqué de ces personnages, qui atteignent des limites délirantes, s’inscrivent dans une réflexion que mène l’auteur sur son écriture et sur la mise en scène de celle-ci. Parmi les pièces les plus représentatives, on peut citer DÉJA LA SANGRAR, (Laisse-la saigner), créée au Teatro Nacional de la Universidad de Chile, et INFAMAN TELECTRA, créée au Teatro Camino, mise en scène de Raul Ruiz, ainsi que ELNEO-PROCESO (2006), créée au Teatro de la Universidad Católica.
L’ère de la Concertation est aussi en ligne de mire de la critique. Particulièrement intéressante, la pièce LA MARIA COCHINA TRATADA EN LIBRE COMERCIO, (Marie la cochonne traitée en libre commerce), porte sur la mondialisation qui envahit le monde agricole à travers une comédie musicale écrite et mise en scène par Cristian Soto. Dans ce type de pièces, la parodie déchaînée et délirante prime sur les autres genres de l’industrie culturelle et du divertissement des masses : la citation et le contre-emploi sont un recours transtextuel de connexion avec d’autres genres fictionnels qui font partie de notre imaginaire commun, incluant le kitch, le mélodrame, les icônes urbaines, les gestes générationnels hyperbolisés, satirisés, ironisés, exagérés, menés jusqu’aux limites de l’absurde et présentant une exagération redondante de certains éléments ( thriller, jeux vidéos), dans une spirale kafkaïenne, ou mieux, borgésienne qui, malgré un passage par la fête, se termine inévitablement par la mort et l’assassinat.
À une échelle moins épique, la vie de l’homme urbain moyen, de l’employé, dans ses espaces routiniers, dans ses échecs, laideurs et truculences intrigue le théâtre. Ce monde est abordé à nouveau à travers la tragi-comédie, l’excès et le kitch strident, où la prise de risque est importante. Parmi les œuvres représentatives, on trouve MANODEOBRA,(Main d’œuvre), basée sur un roman de Diamela Eltit et mise en scène par Alfredo Castro. La Compagnie La Maria, dirigée par Alexis Moreno, présente une dramaturgie qui explore les mythes urbains et trouve sa matrice dans les genres populaires cités et satirisés : SUPER HÉROES, EMPLEADOS PÛBLICOS et TRAUMA, un mélodrame noir ou de terreur dans une ambiance familiale, traitent ces milieux d’une manière plus humoristique mais tout aussi caustique. Le suicide menace comme climax tragique de la société hyper industrielle, déshumanisée et de la
surabondance vide de sens : c’est le thème principal de NARCISO, de Manuela Infante, à travers un jeu précis de miroirs, ou, en termes futuristes, de la pièce SANTIAGO HIGH-TECH, de Cristian Soto. Un autre thème est celui de la vie urbaine inquiétante qui ne conduit plus au suicide mais à l’action du corps dans sa plus haute expression de l’intimité (VIDA DEOTROS, La Vie des autres, de Ana López),avec des prothèses de haute technologie qui annulent cruellement et cyniquement la frontière entre ce que l’on garde pour soi et ce que l’on expose, entre l’autodéfense et la douleur, entre le déguisement qui cache et l’exhibitionnisme qui place l’individu impitoyablement au centre du spectacle.
Il faut ajouter que beaucoup de groupes de cette nouvelle génération ouvrent des espaces théâtraux non conventionnels, avec des scénographies et des costumes qui font allusion à la société de consommation en décomposition, l’emploi de matériaux recyclés qui montrent ce qu’ils sont : un pastiche aux coutures et assemblages exposés ostensiblement. Ce sont des signes qui visent la performance sociale dominante à partir de la satire ou de la parodie ludique.
Il existe, dans ce théâtre réalisé au Chili au début des années 2000, un pont entre le témoignage personnel, qui associe l’identité de l’acteur et du créateur au récit et au public, et une expérience corporelle totale qui mêle réalité et fiction et dont les mécanismes théâtraux sont à vue : il n’y a pas de trucage, tout est exposé.
Dans l’interstice entre réel et fiction, entre citation culturelle et sens commun, entre stylisation épurée et surabondance grotesque, nous sommes face à un théâtre fortement politique et esthétique. Le théâtre chilien contemporain élabore son historicité à partir de langages théâtraux hyperboliques, incluant par là même le théâtre comme une autre pratique marquée par son historicité dont il faut élaborer et reconstruire à travers la critique sa manière de re-présenter la représentation.
Traduit de l’espagnol par Antoine Rodriguez
- Voir Leslie Damasceno, 2003, « The gestual arto of reclaiming utopia : Dense Stoklos at play with the Hysterical- historica », in Holy cerrors, Latin American women perform, ed by Diana Taylor et Roselyn. ↩︎
- Actuellement, on compte 26 écoles universitaires à Santiago et dans les régions, sans compter les nombreux instituts professionnels non-universitaires. ↩︎
- Institutionnellement on a assisté à la mise en pratique de politiques d’incitation à l’activité théâtrale : concours du Consejo de la Cultura pour créations, recherche, infrastructures, etc., Concours de dramaturgie de la Secrerarfa General de Gobierno, ouvertures de salles dans des communes et centres culturels, etc. ↩︎
- Textepublié dans Revisca Apuntes n° 126 – 127, Santiago : Escuela de Teacro PUC, Especial 2005, p. 135 – 144. ↩︎