Le texte ne doit pas trop ressentir.

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Le texte ne doit pas trop ressentir.

Le 26 Fév 2016
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)
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- LE TEXTE NE DOIT PAS TROP RESSENTIR. Il doit dire. Il est en cela proche par­ent du comé­di­en. Le comé­di­en en effet ne doit pas trop ressen­tir, il doit dire. Trop émo­tion­né par ce qu’il joue, il ne nous com­mu­nique plus l’émotion, il nous con­stitue seule­ment en voyeur de son hyper­sen­si­bil­ité. Rien ne passe de lui à nous sinon son désir de faire appréci­er le for­mi­da­ble investisse­ment du per­son­nage auquel il se livre. Je sue, je pleure, je suf­foque, regardez dans quels états je me mets, sem­ble-t-il dire, c’est la preuve que je suis un bon acteur, non ? Là où il devrait rem­plir sa fonc­tion de passeur entre la pièce et le spec­ta­teur, là où il avait le devoir d’organiser un dire qui sus­cite intel­li­gence et sen­si­bil­ité dans le pub­lic, il s’interpose indû­ment, provo­quant l’attention sur le nar­cis­sisme de son jeu.
 

Le raison­nement vaut pour le texte. Là où sa rhé­torique exhibe trop l’émotion, le pathos, la vio­lence, la provo­ca­tion, il empris­onne. Je n’entends plus ce qu’on dit, mais ce qu’on veut dire. Du coup, je ne ressens plus rien, je ne pense plus rien. Là où l’intensité, l’intention du texte, son feu émo­tif, son geste attirent explicite­ment l’attention, quelque chose m’écarte. Plus l’émotion est affichée, nom­mée, tart­inée (dans les sit­u­a­tions, les mots, par exem­ple), moins j’ai envie d’y par­ticiper. On pour­rait dire aus­si : là où la mon­stra­tion cherche à m’absorber, je dis non. J’ai besoin d’une cer­taine incom­plé­tude pour respir­er, pour sen­tir, pour réfléchir. Comme spec­ta­teur, je veux qu’on me mon­tre, et pas qu’on m’aspire. Et quand j’écris, je veux mon­tr­er, pas aspir­er. Le Un, l’homogène ne m’intéressent pas. Une écri­t­ure qui n’inclut pas sa pro­pre porte de sor­tie me lasse vite. Dans une pelote trag­ique, il faut qu’on puisse aus­si tir­er un fil ris­i­ble. Et trop de comique mène à l’écœurement si quelque chose ne vous prend pas à la gorge. L’usage de l’hétérogène (dans les niveaux de langues, dans leurs artic­u­la­tions, dans le choix des mots, dans le tra­vail formel que tout cela requiert, dans l’accolement de reg­istres à pri­ori peu com­pat­i­bles) per­met la mise à dis­tance du trop ressen­ti de l’écriture. Mais immé­di­ate­ment, il faut pren­dre garde à l’erreur inverse. L’hétérogène active la théâ­tral­ité, et une sur­chauffe de théâ­tral­ité dans la langue amène rapi­de­ment à ce risque : le théâtre de la scène dis­paraît dans le théâtre de la langue. Ou, selon le point de vue, se mag­ni­fie dans le théâtre de la langue. (Pour cer­tains, là est même l’essence du théâtre, sa vérité). Mais par tem­péra­ment, par for­ma­tion, je préfère l’acte théâ­tral lorsqu’il prend le chemin de la foire plutôt que celui de la messe. Mon­tr­er donc, avec le frein de l’ironie ou de l’humour par exem­ple, mon­tr­er en inclu­ant dans le texte la pos­si­bil­ité de la prise de dis­tance, en choi­sis­sant les com­posants de l’assemblage et la struc­ture de celui-ci, donc pas mon­tr­er dans le men­songe du non-point de vue, et que le spec­ta­teur com­plète l’ébauche : lorsqu’il voit du sexe, qu’il y mette de l’amour si ça lui chante, ou le con­traire, qu’il accole des sen­ti­ments aux gestes, qu’il nomme pas­sion le désir, ou qu’il fixe la mesure dans laque­lle l’issue de tel com­bat est une vic­toire. Là com­mence son empire. Proust : « Chaque lecteur est, quand il lit, le pro­pre lecteur de soi-même. » Il n’y a pas de sens final, de sens canon­ique que le spec­ta­teur devrait retrou­ver. Dans sa con­fec­tion, l’écriture est la ger­mi­na­tion d’éléments intel­lectuels et sen­si­bles perçus dans le réel ; dans sa récep­tion, elle donne lieu à une ger­mi­na­tion plurielle faite du voy­age intime de chaque spec­ta­teur à par­tir de ce que l’écriture et la représen­ta­tion lui don­nent. Le plaisir est là, dans le mou­ve­ment infi­ni de l’appropriation.

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HS21 - Accents toniques
Écriture
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Jean-Marie Piemme
Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.bePlus d'info
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