Faire vivre la mort dans la vie
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Faire vivre la mort dans la vie

Le 5 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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« On a beau­coup par­lé, à mon sujet, d’invisible.
Je voudrais com­mencer par démythi­fi­er l’idée d’invisible. Un texte de Mer­leau-Pon­ty qui m’a beau­coup frap­pé dit que l’invisible fait par­tie de l’acte de per­cep­tion, parce que nous ne pou­vons jamais voir un objet dans toutes ses per­spec­tives. Nous imag­i­nons ce que nous ne voyons pas à par­tir de la mémoire. Dans la per­cep­tion inter­vi­en­nent donc déjà la mémoire et l’imagination, c’est-à-dire les deux forces qui nous ani­ment dans n’importe quel acte artis­tique.

Artaud dis­ait quelque chose qui me paraît très impor­tant : si le théâtre n’est pas au moins aus­si vio­lent que ce qui se passe dans le monde où nous vivons, alors il ne rem­plit pas son office. Or, nous vivons dans un monde qui a con­nu les camps de con­cen­tra­tion, Hiroshi­ma, les bombes au napalm ; un monde qui con­naît de nos jours le ter­ror­isme et la guerre sans dis­con­tin­uer, qui laisse impuné­ment se pour­suiv­re les géno­cides africains. Et on con­tin­ue à vivre dans l’illusion du pro­grès, dans le look et le fun ! Pen­dant ce temps, des charniers con­tin­u­ent à pour­rir et d’autres tout neufs sont en train de se creuser.

—D’une part, la mort est présente partout : dans l’histoire et dans notre vie. C’est une réal­ité vio­lente, omniprésente. Il est de pre­mière néces­sité de faire vivre la mort sur le théâtre, puisqu’elle vit con­stam­ment autour de nous dans l’histoire que les hommes poli­tiques nous fab­riquent, et qu’elle vit aus­si con­stam­ment en nous. Elle est de nais­sance.

—D’autre part, les pro­grès accom­plis dans le traite­ment des morts aboutis­sent à les effac­er. J’ai apporté un texte de Jean Bau­drillard à ce sujet :

« Il y a une exclu­sion qui précède toutes les autres,
plus rad­i­cale que celle des fous, des enfants, des races inférieures ;
une exclu­sion qui précède toutes les autres et leur sert de mod­èle,
qui est à la base même de la “ratio­nal­ité” de notre cul­ture :
c’est celle des morts et de la mort.
Car il n’est pas nor­mal d’être mort aujourd’hui, et ceci est nou­veau.
Être mort est une anom­alie impens­able ;
toutes les autres sont inof­fen­sives au regard de celle-là.
La mort est une délin­quance, une déviance incur­able.
Plus de lieu ni d’espace-temps affec­té aux morts ;
leur séjour est introu­vable : les voilà rejetés dans l’utopie rad­i­cale —
même plus par­qués : volatil­isés. »1

Voilà donc deux raisons pour qu’on s’occupe de ce sujet : d’une part la vio­lence de la mort dans ce qui se passe autour de nous, et d’autre part cette ten­dance à sup­primer la mort, à la ren­dre invis­i­ble.

J’ajoute quelque chose que j’ai décou­vert au cours de mon tra­vail et qui l’a gou­verné, mais qui m’a aus­si été con­fir­mé par la lec­ture de Bau­drillard : la réu­nion des con­traires. Bau­drillard dit que le pou­voir se sert de la sépa­ra­tion des con­traires ; il s’introduit dans l’espace ain­si créé. Par exem­ple, l’Église sépare la vie de la mort pour ter­roris­er les fidèles par la peur de la mort. Réu­nir les con­traires — esprit/corps, masculin/féminin, bien/mal, vie/mort — s’avère finale­ment être l’acte le plus absol­u­ment sub­ver­sif. Ce qui m’intéresse, c’est de mon­tr­er la mort dans la vie, de mon­tr­er que dans toute exis­tence est une part d’inexistence. C’est pourquoi, à la ques­tion de Shake­speare : “Être ou ne pas être”, j’ai sub­sti­tué l’expression d’une dif­fi­culté : “Être et ne pas être en même temps.” Je crois que cette façon de chercher à ren­dre des con­traires con­comi­tants est une révo­lu­tion, parce que juste­ment elle con­cerne l’opposition du corps et de l’esprit, du mas­culin et du féminin, de la vie et de la mort, et toutes les autres. À par­tir du moment où l’on essaye de faire vivre ensem­ble ces con­traires, on obtient peut-être la pho­togra­phie ou le scan­ner d’une vérité de l’Être — si toute­fois la vérité existe, ce que je ne crois pas.

Jon Fos­se a une façon par­ti­c­ulière de se situer à la bor­dure de la vie et de la mort, voire de les mêler, en par­ti­c­uli­er dans Je suis le vent, la pièce que je pré­pare en ce moment. Dans cette pièce exem­plaire de la coex­is­tence de la vie et de la mort, les images de la mort sont extrême­ment rich­es et la mort est plutôt mon­trée comme une espèce de dis­per­sion, voire de dis­so­lu­tion dans les élé­ments du monde physique : l’eau, le brouil­lard, le vent.

Entre­tien avec Didi­er Plas­sard, Monique Borie, Élis­a­beth Angel-Perez et Car­ole Guidi­cel­li

Didi­er Plas­sard : Pour­riez-vous nous par­ler un peu plus de ce texte ?

Claude Régy : C’est une œuvre assez étrange. Plus que sur l’invisible, c’est une pièce sur l’idée de ne pas avoir peur de se con­fron­ter à l’indéfinissable, aux choses qu’on ne peut pas con­cevoir et pour lesquelles il n’y a pas d’explication ni même de vocab­u­laire. Le point de départ est assez sim­ple : deux hommes sont sur un bateau. L’un des deux a l’air de con­naître la nav­i­ga­tion et l’autre pas du tout. On se rend compte, par petites touch­es presque invis­i­bles et répéti­tives, que celui qui est con­nais­seur en nav­i­ga­tion a prob­a­ble­ment fait une ten­ta­tive de sui­cide. Peut-être même s’est-il déjà mort noyé. Il dit qu’il ne peut pas être avec les autres, qu’il n’aime pas le bruit et que les mots n’ont pas de sens pour lui. Mais il ne veut pas être seul non plus, car être seul avec soi-même est évidem­ment insup­port­able. De plus, cela se traduit chez lui, quand il est seul en mer, par une envie irré­sistible de se jeter à l’eau. Sans doute l’a‑t-il déjà fait. Les deux hommes nav­iguent de crique en crique, ils jet­tent l’ancre, man­gent et boivent un peu, et puis ils s’avancent un peu trop en pleine mer. Celui qui ne sait pas nav­iguer com­mence à s’inquiéter, d’autant plus qu’il y a du brouil­lard et que le vent se lève. Mais l’autre fonce de plus en plus droit vers le large, puis il quitte la barre et, soit à la suite d’un faux pas, soit par un saut volon­taire, il tombe à l’eau. Mais à par­tir de là, il con­tin­ue à par­ler et dit qu’il flotte. Aupar­a­vant, il avait dit que par­fois il était une pierre qui tombait au fond et restait là immo­bile. À d’autres moments, il dit : « Je suis le vent » (c’est le titre de la pièce). Alors qu’il est dans l’eau et con­tin­ue à dériv­er, plus ou moins enseveli par les vagues ou à leur sur­face, il sem­ble se diluer dans l’élément liq­uide, et en même temps il est pris dans le vent jusqu’à s’identifier à lui.

On a l’impression que les deux per­son­nages n’en sont qu’un. Et de toute façon, tout est imag­i­naire. Celui qui reste sur le bateau réus­sit à coin­cer la barre et à regag­n­er le phare, c’est-à-dire à revenir au point de départ ; c’est le con­traire de l’aventure et de l’inconnu. L’autre, ouvert sur l’inconnu, rejoint les élé­ments par la dilu­tion de son corps, comme si celui-ci pou­vait con­naître une muta­tion qui per­me­t­trait qu’il n’y ait pas de fron­tière entre la pierre, le vent, l’eau et l’homme. L’eau — grande éten­due liq­uide — depuis tou­jours est mort et vie.

Il s’agit donc pour moi de faire vivre la mort dans la vie, tant la vie sociale que la vie intérieure. Les morts nous habitent : ils ne meurent pas, mais con­tin­u­ent à vivre avec nous et à avoir une influ­ence sur nous qui n’est pas représentable. Qui peut dire qu’il ne l’a pas ressen­ti ? Cela mène presque à l’anthropophagie qui, sous une forme sacrée, peut être le plus mag­nifique ensevelisse­ment. C’est-à-dire que les morts sont une nour­ri­t­ure pour les vivants. Ils sur­vivent à tra­vers les vivants qu’ils habitent, qu’ils nour­ris­sent. C’est une sym­bol­ique très anci­enne et tout à fait remar­quable, qui cor­re­spond peut-être à une néces­sité : les nomades doivent trou­ver un moyen d’emporter leurs morts avec eux. La seule solu­tion est de les manger, de les partager à l’intérieur du groupe social en per­pétuel déplace­ment. C’est d’une beauté absolue.

Il y a un auteur que je voudrais réha­biliter — elle a subi beau­coup d’insultes — c’est Sarah Kane. Une de ses pièces tout à fait sai­sis­santes, Puri­fiés, fait agir la con­comi­tance de la vie et de la mort à tra­vers le per­son­nage du frère. La fig­ure prin­ci­pale, une jeune femme, perd son frère qui meurt d’overdose au début de la pièce, mais ce frère revient très vite et cohab­ite avec les vivants sans dif­férence. Quand il par­le, d’autres per­son­nages ouvrent la bouche en même temps, ce qui fait qu’on ne sait pas qui par­le. C’est une façon de phago­cyter la vie : ce mort qui se met à l’intérieur des vivants et qui par­le par la bouche des autres. Là encore, intime­ment, la vie et la mort sont liées. Sarah Kane a écrit cette pièce pour par­ler des camps de con­cen­tra­tion, qui sont bien un théâtre de la mort, avec des morts-vivants, presque des man­nequins de cire, au plus près du cadavre. Elle par­le évidem­ment des nazis quand elle dit : « Ils peu­vent t’ôter la vie sans te don­ner la mort. » Les camps de con­cen­tra­tion sont l’exemple lim­ite de cette façon d’ôter la vie alors que les gens respirent encore, peu­vent encore tenir debout, bouger et encore vague­ment tra­vailler, même si on les prive de som­meil et de nour­ri­t­ure, même si on les pousse à un dés­espoir vital absolu. Et pour­tant, ils vivent, jusqu’au moment où l’on fran­chit la frag­ile fron­tière de l’extinction totale.

Il est très impor­tant de soulign­er la révo­lu­tion de l’œuvre de Sarah Kane par rap­port au théâtre, mais aus­si celle qu’elle opère à l’intérieur même de son pro­pre par­cours. Puri­fiés, la troisième de ses cinq pièces, est la dernière où elle a écrit des images vio­lentes : on coupe les mains et les pieds à un homo­sex­uel qu’on empale ensuite de l’anus jusqu’au cou sans touch­er un seul organe vital. Mais dans Manque et 4.48 Psy­chose, ses deux dernières pièces, Sarah Kane a dit qu’elle ne voulait plus de ces images vio­lentes et, d’une cer­taine façon, racoleuses, pour que désor­mais ce soit le texte qui crée les images. Cette fac­ulté de faire con­fi­ance au texte comme élé­ment dra­ma­tique prin­ci­pal et créa­teur d’images instau­re une révo­lu­tion qui rap­pelle celle de Duras et de L’Amante anglaise. C’est évidem­ment sur cette théâ­tral­ité inhérente au lan­gage (que théorise Meschon­nic) que j’ai prin­ci­pale­ment tra­vail­lé, toutes ces dernières années.

La mort est une chose vivante, non seule­ment vivante, mais extra­or­di­naire­ment vio­lente. Elle est présente dans notre envi­ron­nement et en nous-mêmes. Ne pas en par­ler, c’est une aber­ra­tion, c’est cas­tr­er les êtres humains de neuf dix­ièmes de leur être. On sait, par exem­ple, que 95 % de l’univers est invis­i­ble et qu’on ne con­naît pas la com­po­si­tion de cette matière. On sait seule­ment qu’elle n’est pas faite d’atomes. Il est donc peut-être aus­si pens­able qu’il y ait 95 % de l’humain qu’on ignore totale­ment. On ne peut pas dire non plus que c’est une par­tie morte, mais on ne la con­naît pas. Pour­tant, il n’y a pas de rai­son de ne pas s’occuper de ce qu’on ne con­naît pas, de ce qu’on ne peut pas percevoir, et même de ce dont on ne peut pas par­ler, dis­ent les astro­physi­ciens. Cette con­cep­tion m’a beau­coup aidé pour franchir les fron­tières — je ne dirais pas de l’invisible, mais du pos­si­ble.

Monique Borie : J’ai été par­ti­c­ulière­ment frap­pée par le fait qu’en choi­sis­sant pour titre d’un de vos livres L’État d’incertitude, vous faites l’apologie du doute, et du doute, si j’ai bien com­pris, sur la nature du réel qui nous est don­né à voir. Dans Mélan­cho­lia de Fos­se, un texte très impor­tant pour vous, il y a deux per­son­nages : l’écrivain (le dou­teur, en quelque sorte) et le pein­tre qui, lui, est dans l’expérience de la folie, mais qui dit : « Je vois ce que les autres ne voient pas. »

Claude Régy : C’est ce que dis­ait aus­si Edvard Munch : « Je peins avec mon œil intérieur. » Où est l’œil intérieur ? On en a tous un, mais com­ment le trou­ver ?

Monique Borie : La ques­tion que je voulais vous pos­er porte sur l’association, dans votre tra­vail, d’un voir au-delà et d’une incer­ti­tude. Il me sem­ble que cette asso­ci­a­tion porte sur la néces­sité d’étendre nos moyens de per­cep­tion : voir ce qui n’est pas mon­tré, enten­dre ce qui n’est pas audi­ble. C’est un voir au-delà, me sem­ble-t-il, mais mar­qué du signe de l’incertitude et du doute.

Claude Régy : On y est bien obligé. Dans la poésie ou dans la pen­sée, il faut accepter de se mou­voir dans l’inconnu. Meschon­nic dit que la pen­sée com­mence quand on se met à penser quelque chose qui n’a pas été déjà pen­sé. Rares sont ceux qui le font ! Je ne pré­tends d’ailleurs pas être de ceux-là, car je me sers beau­coup de la pen­sée des autres. L’essence de la créa­tion, c’est de franchir des fron­tières et de com­mencer à s’engager sur des ter­ri­toires incon­nus. C’est pourquoi je suis tou­jours un peu scep­tique sur le théâtre poli­tique, parce que pour faire du théâtre poli­tique, on est for­cé de rester dans le con­nu. On perd cette pos­si­bil­ité de franchir des fron­tières inter­dites. Blan­chot dis­ait : « La réponse est l’ennemie de la ques­tion. » Je partage tout à fait ce point de vue. C’est pourquoi je ne donne aucune réponse, car toute réponse est for­cé­ment uni­voque et lim­i­ta­tive. Je préfère pos­er des ques­tions. En se posant des ques­tions, on répond aus­si à quelque chose, d’une cer­taine façon.

Ce que je dis sou­vent, c’est que j’essaye de chang­er les seuils de per­cep­tion : par des ombres et des lumières très bass­es, ou au con­traire extrême­ment sur­ex­posées et vio­lentes, comme il y en avait dans 4.48 Psy­chose, en faisant jouer des tons qui vont du sur-bas au sur-crié.
On con­state alors que les gens sont habitués à cer­tains seuils. Quand je fais par­ler les acteurs très bas, on vient tou­jours me dire : « Mon­sieur, vos acteurs, on ne les entend pas. Il faut les faire par­ler plus fort. » Mais ce n’est pas vrai, puisque les trois quarts de la salle les enten­dent. Si on ne les entend pas, c’est parce qu’au théâtre on est habitué à ce qu’on profère le texte avec une force théâ­tral­isée ; au nom de cela, les tons sont d’une extéri­or­ité red­outable­ment vide.
Même si les seuils sont plus sen­si­bles pour la vue et l’ouïe, je pense qu’on peut aus­si faire vari­er les seuils de ce qu’on peut appréhen­der, on pour­rait presque dire les seuils de ce qu’on peut com­pren­dre, et d’essayer ain­si d’aller où on ne va pas d’habitude. Faire enten­dre ce qu’on n’entend générale­ment pas. Meschon­nic a une excel­lente for­mule : « On entend aus­si ce qu’on ne sait pas qu’on entend. »
C’est un guide très impor­tant pour moi par rap­port aux spec­ta­teurs. Parce qu’on par­le d’une pièce, on croit qu’on a com­pris ce qu’elle voulait dire, mais c’est faux. On ne se rend pas compte qu’en enten­dant un texte et en voy­ant un spec­ta­cle, de très nom­breux élé­ments nous parvi­en­nent sans que l’on en ait con­science.
Blan­chot se référait à une com­préhen­sion sub­lim­i­nale des œuvres, en deçà de la con­science. Ce qu’on perçoit sans en avoir con­science et qu’on n’analyse pas, fait pour­tant son chemin en nous et se développe pour nour­rir au final notre per­son­ne.

Monique Borie : Vous avez une for­mule que je trou­ve mag­nifique au sujet de la lumière, vous dites : « Il est de sa nature de con­duire au-delà des lim­ites… »

Claude Régy : La lumière a cette fac­ulté de chang­er la nature de l’être humain. J’en ai fait l’expérience dans Mélan­cho­lia : quand l’acteur entrait dans la boîte blanche suré­clairée qui con­sti­tu­ait l’essentiel du dis­posi­tif scénique, sa nature d’être humain était dif­férente. Et quand il repas­sait dans l’autre zone, qui était une zone som­bre, sa nature était autre.
Mon­tr­er que la lumière peut chang­er la nature de l’être, c’est déjà très impor­tant. Mais il faut mon­tr­er aus­si qu’un être humain peut en être plusieurs, suc­ces­sive­ment ou en même temps ; mal­heureuse­ment ou heureuse­ment cela se rap­proche beau­coup des prob­lèmes de schiz­o­phrénie, c’est-à-dire quand on ne fait plus de dif­férence entre le réel et une réal­ité imag­i­naire ni, comme dis­ait Sarah Kane, entre moi et cette table ou entre moi et vous.
Cette absence totale de fron­tières est mag­nifique, c’est un ter­rain d’expérimentation pas­sion­nant, mais en même temps, c’est le chemin de la folie. Mélan­cho­lia prou­vait, si c’était à prou­ver, que la créa­tion artis­tique est extra­or­di­naire­ment proche de la folie, et d’ailleurs beau­coup d’artistes ont côtoyé la folie et ont fini par le sui­cide, pour ne par­ler que de Van Gogh, par exem­ple.

Élis­a­beth Angel-Perez : Je vous ai enten­du avec sur­prise par­ler du théâtre poli­tique en dis­ant que vous vous en méfiez parce qu’il reste dans le con­nu. Pour­tant Sarah Kane est aus­si quelqu’un qu’on lit et que vous lisez comme un auteur poli­tique pré­cisé­ment parce qu’il n’y a plus dans son œuvre de dis­tinc­tion entre le poli­tique et l’intime. C’est un auteur qui arrive à intéri­oris­er la dimen­sion poli­tique (cette dimen­sion schiz­o­phrène dont vous par­liez) et qui la traite au niveau de l’intime.

Claude Régy : La pièce Puri­fiés est exem­plaire parce que Sarah Kane a voulu traiter des camps de con­cen­tra­tion, mais elle l’a sub­tile­ment placée dans une uni­ver­sité : cam­pus, bâti­ments, baraque­ments, camps, on n’est pas loin ; et le médecin, dans cette uni­ver­sité, est celui qui tranche des pieds, des mains, des sex­es et qui pra­tique le pal, donc il ressem­ble tout à fait à un tor­tion­naire de camp de con­cen­tra­tion.

Cela dit, j’ai mon­té Holo­causte, un texte réécrit par un poète améri­cain d’après les témoignages du procès de Nurem­berg et du procès d’Eichmann, où il y avait une très légère inter­ven­tion de l’écriture. Mais Charles Reznikoff n’est jamais inter­venu pour mod­i­fi­er l’essence même du texte ni pour inter­fér­er avec une pen­sée explica­tive ou avec un sen­ti­ment de quelque ordre qu’il soit. Dans 4.48 Psy­chose, Sarah Kane écrit sur son sui­cide encore à venir. C’est comme un atten­tat-sui­cide. Elle unit en effet l’intime et le poli­tique.

Car­ole Guidi­cel­li : Pou­vez-vous par­ler de la façon dont vous avez abor­dé ce texte, Holo­causte, avec le choix d’une qua­si-immo­bil­ité comme dans 4.48 Psy­chose ? Quelle démarche avez-vous suiv­ie ?

Claude Régy : La démarche est tou­jours un peu la même. C’est de penser qu’il y a tout dans le texte, s’il est vrai­ment écrit, pour faire le tra­vail ; que le jeu de l’acteur est inscrit dans le texte. Le texte com­porte sa pro­pre mise en scène et sa pro­pre inter­pré­ta­tion, si on l’écoute. Vous par­liez, je crois, du tra­vail sur Holo­causte.

On a joué Holo­causte dans de nom­breux endroits, mais chaque fois c’était la même con­fig­u­ra­tion. On choi­sis­sait un mur devant lequel on met­tait un gradin très peu pro­fond pour avoir une prox­im­ité max­i­male avec l’acteur et le texte. L’acteur (Yann Boudaud) entrait sim­ple­ment entre les gradins et le mur et, très lente­ment, il pas­sait de gauche à droite (il y avait peut-être vingt mètres à faire, donc ce n’était pas l’immobilité absolue), mais c’était d’abord une présence très rap­prochée, ce qui évidem­ment pose tou­jours pour moi la ques­tion de l’architecture théâ­trale. Au fur et à mesure qu’on éloigne les spec­ta­teurs et qu’on les élève par rap­port à l’espace de jeu, on ne peut plus faire tra­vailler les acteurs sur l’intériorité. On est for­cé de pass­er à une proféra­tion qui entraîne vers l’extériorité.

Les par­tis pris sont tou­jours très sim­ples, et sont décidés chaque fois en fonc­tion du texte et du lieu de créa­tion. On ne cherche pas du tout à provo­quer des per­for­mances d’acteur ni de mise en scène ou de déco­ra­tion. Ce pau­vre Daniel Jean­neteau, après une dizaine d’années de col­lab­o­ra­tion, m’a dit un jour : « Est-ce que vous vous ren­dez compte que ça fait dix ans que vous ne me faites faire que des gradins ? » Et c’était vrai !

Je voulais dire, à pro­pos des fan­tômes, que la pièce Ham­let est faite de beau­coup de fan­tômes, out­re celui du père d’Hamlet. Shake­speare a repris l’histoire de Clytemnestre et d’Égisthe : une femme qui assas­sine son mari avec l’aide de son amant. Ce sont des rois et des reines. C’est cette vio­lence pri­maire qui crée des désor­dres men­taux chez Oreste, Ophélie, Ham­let. La Bible aus­si com­mence avec le meurtre des deux pre­miers frères qui ont existé au monde. Là encore, la mort est fon­da­trice, elle est don­née immé­di­ate­ment. En même temps que la vie est créée, la mort l’est aus­si. La grande force de Médée est de représen­ter cette fig­ure de la mère qui assas­sine ses enfants : si la mère donne la vie, c’est très impor­tant de mon­tr­er la part de la mère qui donne la mort à cette même vie qu’elle a la fac­ulté de don­ner. L’oubli de la dual­ité, de la con­tra­dic­tion absolue, pro­duit sou­vent des œuvres qui pèchent par excès de sim­plic­ité.

Monique Borie : Dans L’Ordre des morts, vous évo­quez l’origine du théâtre occi­den­tal et vous rap­pelez, citant Hér­a­clite, que Dionysos est le dieu du théâtre et celui des morts. Vous dites que le théâtre, dès l’origine, est de « l’ordre des morts » et qu’il faut le restau­r­er aujourd’hui.

Claude Régy : Dionysos — Hér­a­clite le dit — était à la fois dieu des Enfers et celui du théâtre, et se payait le luxe, de temps en temps, de ramen­er des Enfers une dizaine ou une quin­zaine de morts. Il se bal­adait dans les rues d’Athènes suivi par ce petit cortège de cadavres, ce qui est assez dérangeant. Il est évi­dent pour moi que le théâtre s’est instau­ré sur ce désor­dre-là.

Je voudrais pour finir citer quelques poètes, mais ce sont des cita­tions que j’emprunte à un biol­o­giste. Cer­tains astro­physi­ciens se réfèrent à la poésie, et les biol­o­gistes aus­si invo­quent la poésie comme un pro­longe­ment là où le con­nu s’arrête. J’ai beau­coup par­lé déjà du sui­cide cel­lu­laire : la biolo­gie nous enseigne que la vie et la mort sont à l’œuvre con­stam­ment dans notre organ­isme. En quelques min­utes et par mil­liards, des cel­lules se dévelop­pent et simul­tané­ment d’autres meurent, volon­taire­ment pour­rait-on presque dire. La vie ne serait pas pos­si­ble si ces cel­lules ne se sui­cidaient pas. L’équilibre entre la vie et la mort est tou­jours fait de la destruc­tion de l’un des deux. Il est fait, en tout cas, de la survie de la vie et de la mort en même temps dans le même organ­isme. Le biol­o­giste Jean-Claude Ameisen2 mon­tre que le sui­cide cel­lu­laire crée le vivant puisque, même dans l’embryon, il n’y a développe­ment de la vie et de l’être que par la mort de cer­taines cel­lules — par exem­ple, au moment où le sexe se choisit, les organes sont triés par le sui­cide cel­lu­laire. De même, les veines seraient des tubes pleins s’il n’y avait pas de sui­cides cel­lu­laires qui les creusent et per­me­t­tent au sang de cir­culer. La mort biologique est donc cap­i­tale.

Dans son livre, Ameisen cite Gar­cía Lor­ca : « On y voit la vie et la mort, la syn­thèse du monde qui, dans l’espace pro­fond, se regarde et s’enlace » ; et l’on peut citer Rilke : « Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille, mais le fruit qui est au cen­tre de tout, c’est la grande mort que cha­cun porte en soi » ; Blake : « Enfonce ta char­rue et ton soc dans les os des morts » ; Dante : « Je ne mou­rus pas et ne restai pas vivant. Juge par toi-même, si tu as fleur d’intelligence, ce que je devins, sans mort et sans vie ». C’est ce que Sarah Kane dira plus tard : « Je ne veux pas vivre, je ne veux pas mourir. » Emi­ly Dick­in­son dit : « Rien est la force qui renoue le monde » ; Paul Klee : « Mon ardeur est plutôt de l’ordre des morts et des non-nés » ; Sarah Kane : « J’écris pour les morts, ceux qui ne sont pas nés » ; et je cite tou­jours l’Ecclési­aste, traduit par Meschon­nic sous le titre Paroles du Sage3 :

« Et moi je loue les morts qui sont déjà morts
Plus que les vivants
qui eux sont vivants eux encore
Et mieux que les deux ce qui encore n’a pas été. »

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
#99
mai 2025

Expériences de l’extrême

6 Nov 2008 — « Il mourut et rouvrit aussitôt les yeux.Mais il était mort et regardait comme un mort. » Gogol Chez Lucien…

« Il mou­rut et rou­vrit aus­sitôt les yeux.Mais il était mort et regar­dait comme un mort. » Gogol…

Par Sophie Lucet
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4 Nov 2008 — « Ce soir je veux parler de la mort », proclame le Holopherne de Howard Barker à l’ouverture de Judith.Faire…

« Ce soir je veux par­ler de la mort », proclame le Holo­pherne de Howard Bark­er à l’ouverture de Judith.Faire du théâtre, c’est par­ler de la mort. Réac­tivé par le con­texte de l’après-1945, l’enjeu méta­physique…

Par Élisabeth Angel-Perez
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