À FORCE de la fréquenter, Brook a érigé l’Afrique en un monde à soi. Il s’y sent bien, il aime cette communication qui s’installe autour d’une natte, cette organisation simple qui fait de l’arbre situé au cœur de la place l’axe du monde, cette agitation inlassable où la sagesse des paroles alterne avec des conflits casaniers toujours chargés d’un sens supérieur. Ce microcosme qui est le sien s’inspire du réel sans vouloir en fournir le double iconique, c’est ce qu’il faut répondre à ceux qui reprochent à l’image proposée par Brook d’être trop idyllique. Il n’enregistre pas, il organise une vision comme dans TIERNO BOKAR, son dernier spectacle, où son Afrique se charge des mêmes valeurs que les villages mythiques de Chagall ou Kantor. Brook porte en lui cette Afrique où il retrouve, réunis, le brut et Le sacré, « le ciel et la merde », pour reprendre une de ses plus explicites professions de foi, le visible et l’invisible. L’Afrique, territoire des contradictions, continent de la magie préservée et de la famine chronique, est l’équivalent spatial de cet auteur dont Brook ne sera jamais dissocié, Shakespeare. Et quoi de plus révélateur que le fait qu’il distribue le même acteur, Sotigui Kouyaté, dans le rôle des deux sages, élisabéthain et africain, Prospero et Tierno. Ils se rejoignent grâce au griot de génie. Sotigui, c’est le pilier vivant de l’Afrique de Brook, Afrique shakespearienne.
Brook s’approprie un espace, il l’apprivoise et le fait sien sans pour autant apposer sa signature. C’est certes son Afrique, mais sans qu’elle apparaisse comme telle, Afrique placée sous le signe de l’anonymat. Un monde à soi sans qu’il en ait l’apparence. Il en est l’auteur mais, tel un vieux peintre chinois, il a disparu dans le paysage qui pourtant préserve la trace de sa présence, de son passage. Et dans ce sens, l’Afrique de TIERNO BOKAR tient de la mémoire autant que de l’oubli : c’est un concentré. Une construction mentale, un Combray imaginaire, un Vitebsk fréquenté, un Wielopole intégré. Afrique de tous les contraires réunis.
Brook aime l’Afrique car on ne s’y trouve jamais seul et, pour lui, c’est dans la communauté que la vie s’accomplit. Comme au théâtre. Cette socialité-là l’attire et le captive : vivre à plusieurs, vivre ensemble. C’est le propre même de tout metteur en scène, aptitude sans laquelle il restera à jamais un étranger, un nostalgique de ces activités solitaires si distinctes de « la mêlée » d’une équipe dont les membres s’engagent dans une aventure commune. Aventure de groupe confiant dans le guide qui « avance dans l’obscurité ». Obscurité de l’espace qui se dévoile ou de la mémoire qui se découvre. C’est sans doute ce qui explique pourquoi LA CONFÉRENCE DES OISEAUX, oiseaux partis sous la direction de la Huppe vers le Symorg, leur roi inaccessible, restera le spectacle le plus autobiographique de Brook. Depuis, il a déposé les oripeaux séduisants du théâtre pour s’approcher de cette goutte de rosée dans laquelle se reflète le monde dans toute sa diversité qu’est l’Afrique de son ultime spectacle, TIERNO BOKAR. À partir des Afriques traversées, il a fini par en constituer une, concrète et projetée, Afrique personnelle, Afrique nécessaire. Brook n’a pas quitté le théâtre pour poursuivre sa recherche au loin, mais il a cherché refuge dans cette Afrique à laquelle sans cesse il revient.

