L’art transforme les blessures en lumière
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L’art transforme les blessures en lumière

Entretien avec Arthur Nauzyciel

Le 13 Juil 2006
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel à Atlanta. Photo Alain Fonteray.
Article publié pour le numéro
Aller vers l'ailleurs-Couverture du Numéro 89 d'Alternatives ThéâtralesAller vers l'ailleurs-Couverture du Numéro 89 d'Alternatives Théâtrales
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BERNARD DEBROUX : Com­ment est né ce pro­jet de mon­ter COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS à Atlanta avec des acteurs améri­cains ?

Arthur Nauxy­ciel : Le théâtre 7 Stages (sev­en stages), un des prin­ci­paux théâtres du sud des États-Unis, tra­vaille depuis 25 ans à pro­duire et à créer des textes con­tem­po­rains, des auteurs du XX siè­cle, phénomène assez rare aux États-Unis. D’au­tant que les fonds étant essen­tielle­ment privés, il faut à chaque fois trou­ver des spon­sors, des entre­pris­es. Ce théâtre est situé dans un quarti­er autre­fois noir, et qui petit à petit a été investi par une pop­u­la­tion blanche (milieu artis­tique, cul­turel) que ne gênait pas le fait de vivre dans un quarti­er à dom­i­nance noire. Le théâtre a égale­ment en rési­dence une com­pag­nie de jeunes acteurs afro-améri­cains. Dans ce con­texte, les respon­s­ables de ce théâtre cher­chaient depuis quelques années à mon­ter une pièce de Koltès. Ils pen­saient au RETOUR AU DÉSERT. C’é­tait qua­si­ment impos­si­ble pour eux de trou­ver des finance­ments sur place pour mon­ter un auteur français incon­nu aux États-Unis. Ils ont pen­sé que ce serait bien de le mon­ter en lien avec une struc­ture et un met­teur en scène français. À par­tir de là, ils ont con­tac­té les ser­vices cul­turels de l’ambassade de France à Atlanta qui les a mis en con­tact avec un cer­tain nom­bre de Cen­tres dra­ma­tiques. Je venais de finir mon pre­mier spec­ta­cle, LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIERE, et j’é­tais asso­cié depuis 1996 au Cen­tre dra­ma­tique de Bre­tagne, le CDDB-Théâtre de Lori­ent, dirigé par Éric Vign­er. La propo­si­tion d’At­lanta est arrivée à ce moment-là ; ça tombait assez bien. D’une part, parce qu’on essayait de tra­vailler à Lori­ent sur l’idée de ter­ri­toire, d’aller-retour. Lori­ent est une ville qui a été détru­ite pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, puis recon­stru­ite, et qui a gag­né sur la mer. Elle avait été bâtie de toutes pièces pour le com­merce au XVII : siè­cle. Elle nous sem­blait avoir des points com­muns avec Atlanta. Et il y avait d’autre part au CDDB ce souci d’ac­com­pa­g­n­er de jeunes met­teurs en scène sur la durée (ce qu’Éric Vign­er appelait « inven­ter l’avenir ») et en même temps d’in­ter­roger le rap­port à l’autre, l’ailleurs… La propo­si­tion d’At­lanta était d’au­tant plus intéres­sante que, dès le départ, j’avais eu l’in­ten­tion d’in­scrire l’é­tranger comme une con­stante dans mon tra­vail de met­teur en scène. Pour moi, le con­texte de créa­tion per­met d’é­clair­er le sens du texte. Quand nous nous sommes ren­con­trés avec Faye Allen et Del Hamil­ton, les directeurs du 7Stages, on a tout de suite sen­ti qu’on pou­vait faire quelque chose ensem­ble. Je me suis ren­du ensuite à Atlanta pour faire con­nais­sance avec la ville et ce théâtre. Très vite, je me suis ren­du compte que LE RETOUR AU DÉSERT n’é­tait pas une bonne idée. Koltès, oui, ça avait du sens, car il a tou­jours été très inspiré par la cul­ture améri­caine, la lit­téra­ture, le ciné­ma améri­cain, et aus­si beau­coup par tout ce qui touchait à la cul­ture afro-améri­caine (davan­tage que par l’Afrique). J’ai pen­sé que Koltès pou­vait vrai­ment trou­ver un écho dans une ville comme celle-là. Atlanta m’ap­pa­rais­sait alors comme dans des doc­u­ments d’archives, comme la ville de Mar­tin Luther King, de DÉLIVRANCE ou AUTANT EN EMPORTE LE VENT, des Jeux olympiques, des grat­te-ciel, de la guerre de Séces­sion, toute une série de mythes. En la décou­vrant, je me suis aperçu que c’é­tait une ville qui avait passé son temps à se con­stru­ire et à se décon­stru­ire. À l’o­rig­ine, c’é­tait un nœud com­mer­cial et fer­rovi­aire très impor­tant, où vivaient de grandes familles dont la richesse était liée à l’esclavage, aux plan­ta­tions. Des villes comme Charleston, Savan­nah, Beau­fort, Atlanta, étaient à cette époque plus puis­santes que New York. La guerre de Séces­sion a été un immense trau­ma­tisme, et est, dans le sud, tou­jours de l’ordre du présent. Quand on dit « avant la guerre » ou « après la guerre », on ne par­le pas de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, mais bien de la guerre de Séces­sion ! Il y a aus­si tout le mou­ve­ment des « vil rights qui a suivi la ségré­ga­tion raciale en vigueur pen­dant presqu’un siè­cle qui, pour moi était de l’ordre de « l’His­toire », mais arrivé là, c’est devenu quelque chose de très con­cret. Je décou­vrais ce qu’é­tait le com­mu­nau­tarisme, une ville en noir et blanc, bien con­fig­urée dans ses quartiers, les rich­es noirs, Les pau­vres blancs et inverse­ment. Je décou­vrais un rap­port à l’autre assez binaire. Je décou­vrais surtout qu’à mon âge, j’au­rais pu con­naître les années qui ont suivi la fin de la ségré­ga­tion raciale. Je me suis appro­prié cette notion. Je voy­ais des noirs de cinquante ans qui avaient con­nu ça et je me demandais com­ment ça se pas­sait dans leur tête quand ils par­laient avec des blancs de la même généra­tion, ou même avec moi ? C’é­tait très trou­blant, je fai­sais des liens avec ma pro­pre his­toire. En sor­tant de cette ville de chantiers où les immeubles poussent en trois semaines, on se trou­ve dans une nature sauvage. C’est la « cap­i­tale » de six états très con­ser­va­teurs : Mis­sis­sipi, Ten­nessee, Alaba­ma, les deux Car­o­line du Nord et du Sud, et la Géorgie. On appelle cette région the bible belr, il y a des églis­es partout. Et le Ku Klux Klan. Il y a quelques années, à l’Alliance théâtre, le théâtre de la ville d’At­lanta, Bill T. Jones avait présen­té un spec­ta­cle où les danseurs étaient noirs et nus, et ça avait suf­fi pour qu’on aille chercher la police et qu’on arrête la représen­ta­tion. Mais le sud est vrai­ment une région para­doxale et par­ti­c­ulière : comme ces six états sont très con­ser­va­teurs, la ville va attir­er tout ce qu’ils comptent de mar­gin­aux, des gens qui ne se recon­nais­sent pas dans un mod­èle unique. C’est donc aus­si la plus grande com­mu­nauté les­bi­enne des États-Unis, une très grande com­mu­nauté de noirs musul­mans, de trans­sex­uels, c’est une ville de con­grès, le plus grand aéro­port du monde, un bras­sage éton­nant.

À l’époque où j’y étais, le maire était une femme noire. C’est donc un lieu très déroutant, qui est aus­si le siège de Coca-Cola et de CNN. Mais j’ai appris à ne pas dia­bolis­er le sud : l’histoire de cette région est très com­plexe, et Le nord a tou­jours eu une posi­tion ambiva­lente à l’é­gard de la com­mu­nauté afro-améri­caine. Donc, l’histoire des con­séquences de la guerre d’Al­gérie dans la province française, qui fait la trame de RETOUR AU DÉSERT, ne me sem­blait pas la plus per­ti­nente pour cette pre­mière créa­tion. Je voulais aus­si qu’en créant une pièce de Koltès, cela ouvre sur autre chose, qu’on défende artis­tique­ment quelque chose de dif­férent là-bas, que d’autres com­pag­nies aient envie de s’in­téress­er à lui, que cela fasse boule de neige. Il fal­lait trou­ver une pièce qui fasse sens, qui pro­pose un ques­tion­nement qui soit au cen­tre des préoc­cu­pa­tions des gens dans cette ville. L’in­térêt de COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, c’est que Koltès ne se place pas comme auteur sociopoli­tique, avec un regard manichéen noir/blanc, mais comme poète, dans un geste artis­tique, et par là touchant à quelque chose d’universel. Le texte met en échec le poli­tique­ment cor­rect, et ouvre sur autre chose.

Cela n’a pas été évi­dent tout de suite parce que les respon­s­ables du théâtre savaient que la pièce allait pos­er prob­lème. Garder le mot « nègre » dans le titre posait déjà prob­lème ! Là-bas, c’est un mot qui ne se dit pas, on dit le « n word », le « mot qui com­mence par n>.…. Dans une école d’Alabama, une prof a été virée parce qu’elle a pronon­cé le mot « nègre » en classe alors que c’é­tait pour expli­quer la sig­ni­fi­ca­tion du mot en réponse à la ques­tion d’un élève !

Je trou­vais très beau le titre de la tra­duc­tion anglais exis­tante BLACK BATTLES WITH DOGS. Non pas parce qu’il nous per­me­t­tait de con­tourn­er la dif­fi­culté du mot « nègre » mais parce que dans BLACK BATTLES WITH DOGS, il y a une ambiguïté de sens, on ne sait pas si c’est un noir qui se bat avec des chiens ou si c’est un noir com­bat avec des chiens. Il y a quelque chose de très musi­cal dans la phrase. Les gens ont très vite eu l’habi­tude d’appeler le spec­ta­cle BLACK ou BLACK BATTLES.

B. D.: Vous avez tra­vail­lé avec la tra­duc­tion exis­tante ?

A. N.: Elle était assez prob­lé­ma­tique. Elle pas­sait à tra­vers le fil­tre de la dra­maturgie anglo-sax­onne. Mais ce n’est pas évi­dent de traduire Koltès, et ces tra­duc­teurs étaient des pio­nniers. Le pre­mier prob­lème, c’est qu’ils avaient ten­dance à remet­tre Les mots dans ce qui, pour eux, sem­blait être le bon ordre ; ce qui leur per­me­t­tait de pro­duire une langue flu­ide. Or l’écri­t­ure de Koltès n’est pas flu­ide. Elle est acci­den­tée. Quand Le mot ne sem­ble pas exacte­ment au bon endroit, c’est le but recher­ché et cela oblige l’ac­teur à le pren­dre en charge d’une cer­taine façon. Cela empêche l’acteur d’être dans un rap­port au texte trop nat­u­ral­iste ou trop psy­chologique. La dic­tion, l’ar­tic­u­la­tion et la ten­sion sont néces­saires pour aller au bout de la phrase. Des vir­gules nom­breuses allon­gent la phrase, volon­taire­ment. À la place de ces phras­es longues, les tra­duc­teurs avaient mis des point partout et créé des phras­es cour­tes. Cela rendait la phrase aisée, facile à dire. Le prob­lème c’est que cela pro­dui­sait un jeu inadap­té.

Comme les acteurs améri­cains vien­nent déjà naturelle­ment d’une tra­di­tion « stanislavki­enne », cela pro­dui­sait un jeu très « réal­iste psy­chologique », qui fai­sait de Koltès un « Ten­nessee Williams du pau­vre ».

Donc la pre­mière étape a été de réécrire la par­ti­tion, en cor­rigeant la ponc­tu­a­tion et en replaçant les mots aux « bons/mauvais » endroits ; on cher­chait, en anglais, le rythme de l’écri­t­ure en français, en s’attachant à retran­scrire une con­struc­tion enrichie d’accents, de dis­tor­sions et de mots inver­sés. Phrase après phrase, un long tra­vail avec les acteurs a per­mis d’en rétablir le rythme et la musi­cal­ité. Sans cela, ce théâtre est injouable.

Chez Koltès, comme chez Bern­hard ou Claudel, on trou­ve un rap­port assez organique à la langue. En tant qu’ac­teur, quand on prend en charge cette forme, qu’on la respecte, Le sens s’éclaire et le sen­ti­ment peut naître.

Quand on est au plus près du texte, qu’on se con­tente de le dire en éprou­vant ce qu’on dit, on est au bon endroit. Je trou­ve que ce sont des auteurs mag­nifiques pour cette rai­son.

À côté de ce long tra­vail sur la forme, il y a aus­si eu un impor­tant tra­vail sur le fond. Les tra­duc­teurs anglais avaient eu ten­dance à Lire le texte sous un angle sociopoli­tique (les rap­ports de classe). Et même s’il y a quelque chose de poli­tique dans la démarche de Koltès, il n’est pas un auteur poli­tique, ne traite pas de prob­lèmes de sociétés, ne donne surtout pas de leçon. Dès les pre­mières répliques, en français, Alboury et Horn se par­lent en se dis­ant « Mon­sieur ». Dans la tra­duc­tion anglaise, Alboury dit « Sir » tan­dis qu’Horn dit « Alboury ». Comme si cela sem­blait incon­cev­able, inex­plic­a­ble, qu’un ouvri­er noir et un patron blanc
se par­lent d’égal à égal. Cette égal­ité dans le lan­gage est pour­tant délibérée de la part de Koltès.

Il fal­lait expli­quer aux acteurs que c’é­tait ça qui était intéres­sant. Les enjeux de la pièce ne sont pas dans un rap­port ouvri­er noir/patron blanc. Ces deux hommes sont d’accord, mais sur quoi ? C’é­tait impor­tant de mon­tr­er aux acteurs qu’en enl­e­vant qua­tre fois le mot « mon­sieur » dès la pre­mière scène, on changeait com­plète­ment le sens et les enjeux du texte. Donc, ce rap­port, qu’on ne peut pas expli­quer selon une grille de lec­ture du monde con­ven­tion­nelle, de quelle nature est-il ?

Il y avait aus­si, par exem­ple, une vision de Leone qui était extrême­ment réduc­trice. Parce qu’elle tra­vail­lait à Pigalle, parce qu’elle était boniche, comme elle dit, on sen­tait un regard con­de­scen­dant sur le per­son­nage. Parce qu’elle venait d’un milieu pop­u­laire, on la chargeait de car­ac­téris­tiques grossières, parce qu’elle a suivi un homme sur un coup de tête et tombe amoureuse d’un noir, on la chargeait de con­no­ta­tions sex­uelles, une allumeuse, une femme facile. Ce n’est pas dans le texte. Je racon­te sou­vent l’exemple de la scène Cal/Leone où Cal est ivre mort. Il essaye de l’entraîner dans sa cham­bre, il se colle un peu à elle. Elle refuse, quitte le plateau et il lui dit « cock­teas­er », et elle répond « bas­tard », ce qui peut se traduire par « allumeuse » et « con­nard ». Or, dans le texte français, il lui dit : « pudique » et elle répond : « ban­dit ». Je trou­ve que dans « pudique » et « ban­dit », il y a quelque chose de très émou­vant. Quand il dit « pudique », il sait que c’est foutu et il crée un rap­port assez doux finale­ment, respectueux, et elle lui répond sur un mode un peu enfan­tin, presque affectueux. Ce qui s’est passé entre eux dans la scène pour qu’ils en arrivent à se dire ça ne peut donc pas être de nature à pro­duire des insultes. Les tra­duc­teurs avaient sur la scène un regard un peu sché­ma­tique, et sur cette femme-là en par­ti­c­uli­er. Parce qu’elle suit un homme en Afrique, parce qu’elle tra­vaille à Pigalle, on peut facile­ment voir tous Les stéréo­types qu’il y avait der­rière et ça tra­ver­sait toute la tra­duc­tion. Il a fal­lu beau­coup tra­vailler, à la fois pour retrou­ver le sens et son ouver­ture, l’étrangeté des mots et de cer­taines sit­u­a­tions, la musi­cal­ité, le rythme, le phrasé, ren­dre la dic­tion dif­fi­cile, pour que les acteurs puis­sent alors com­pren­dre et inve­stir cette écri­t­ure.

B. D.: Votre tra­vail est forte­ment lié à la notion de voy­ages, de déplace­ments ?

A. N.: Cette idée du voy­age est très impor­tante pour moi. Pour enten­dre et faire par­ler un texte en scène, j’ai besoin de pass­er des fron­tières. Dans le déplace­ment, j’en­tends quelque chose parce que j’en­tends dif­férem­ment, mon écoute est autre. Ce proces­sus devient le sujet même. Ou bien le thème de l’exil et de la sépa­ra­tion est au cen­tre des textes que je monte. Mais avec l’idée d’aller-retour, avec l’envie de partager cette expéri­ence ici, en France, et plus pré­cisé­ment à Lori­ent, où je tra­vaille. Le retour donne le sens à l’ensemble. Lori­ent est un ville por­tu­aire, de marins, les gens com­pren­nent cette démarche. Tous mes spec­ta­cles ont été con­stru­its sur cette dimen­sion-là. C’est comme ça, je ne peux pas faire autrement, je dois accepter cet entre-deux, entre ici et ailleurs sans pou­voir choisir, comme la famille Schus­ter dans PLACE DES HÉROS. C’est évidem­ment lié à mes orig­ines.

Lorsque LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIÈRE a été repris en Russie, j’ai invité dans le spec­ta­cle une comé­di­enne russe qui jouait dans sa langue. Mon père qui n’é­tait pas acteur jouait dans le spec­ta­cle et n’avait jamais été en Russie, un pays impor­tant pour lui, pour des raisons his­toriques et famil­iales. Recréer ce spec­ta­cle là-bas était juste par rap­port à ce pro­jet sur la trans­mis­sion et la fil­i­a­tion, et cela a nour­ri la tournée qui a suivi en France, ça a servi de fon­da­tion pour les acteurs.

BLACK BATTLES, c’est parce que c’é­tait à Atlanta que c’é­tait intéres­sant, je n’au­rais pas créé COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS en France. La créa­tion a eu lieu dans la con­science des enjeux poli­tiques et artis­tiques que cette ville indui­sait. La sur­prise, pour moi, fut d’y redé­cou­vrir Koltès en le faisant con­naître, et de pou­voir le faire parce que juste­ment nous étions ailleurs et que sa réso­nance était autre. On décou­vrait Koltès dans sa con­fronta­tion avec une autre langue, d’autres corps et dans un autre monde. C’est pour ça que le spec­ta­cle peut être présen­té aus­si ici, il témoigne de cela.

ROBERTO ZUCCO de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauziciel. Photo Arthur Nauzyciel.
ROBERTO ZUCCO de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzi­ciel. Pho­to Arthur Nauzy­ciel.

De même, je n’au­rais jamais mon­té OH LES BEAUX Jours ! en France avec une actrice française. Je l’ai fait parce que Mar­ilù Mari­ni, comé­di­enne argen­tine, me l’a demandé. Elle a une his­toire très forte avec l’ex­il. En enten­dant pourquoi elle avait intime­ment envie de le faire, au moment où l’Ar­gen­tine s’écroule, j’ai vu com­ment cela pou­vait rejoin­dre ma pro­pre his­toire, com­ment entre Lori­ent, l’Odéon et Buenos Aires (où Mar­ilù avait été niée en tant qu’artiste et empris­on­née en 1974), cela deve­nait juste. Je me suis dit que si OH LES BEAUX JOURS ! pou­vait lui per­me­t­tre de se réc­on­cili­er avec une part d’elle-même à ce moment de sa vie, de retourn­er dans son pays trente ans après son départ et en même temps de le jouer à l’‘Odéon où ça avait été créé, ça avait du sens. Mar­ilù Mari­ni, grâce à ce spec­ta­cle, a d’ailleurs été faite citoyenne d’hon­neur de la ville de Buenos Aires. Je trou­ve le sens dans ces his­toires et ces déplace­ments.

C’est la même chose avec PLACE DES HÉROS : cette parole-là, dans ce lieu-là, avec ce que je suis et ce que ça racon­te à la Comédie-française, c’é­tait un véri­ta­ble déplace­ment. En même temps, je me rends compte qu’il y a aus­si un désir de répa­ra­tion, de réc­on­cil­i­a­tion der­rière tout ça. Je ne me décide pas sur un texte en par­ti­c­uli­er mais sur un ensem­ble d’élé­ments et de ren­con­tres qui, réu­nis, me don­nent l’en­vie et la force de porter le pro­jet jusqu’au bout. Tant que je ne sais pas dans quel lieu et dans quel con­texte une pièce va être créée, il y a quelque chose qui ne se déclenche pas. Ces notions d’exil, de déplace­ments, de voy­ages, ne sont pas seule­ment des thèmes de pièce, elles sont le proces­sus même d’élab­o­ra­tion des spec­ta­cles. C’est cela qui m’in­spire. Le sen­ti­ment de l’in­con­nu, cette exci­ta­tion, cette peur par­fois, le vide. Être dans une autre cul­ture, une autre langue, con­fron­té à d’autres tra­di­tions théâ­trales, se pos­er la ques­tion du con­texte et com­ment il va peser sur la créa­tion, c’est Le ter­reau sur lequel je peux tra­vailler. Ça renou­velle ma façon de voir, et surtout d’en­ten­dre les textes. Ensuite, il s’ag­it d’un geste artis­tique, il faut dépass­er le con­texte et ten­ter de s’en dégager pour attein­dre l’intime, ou l’universel, c’est comme on veut. Il y a sans doute à cela une expli­ca­tion famil­iale. Mes grands-par­ents par­laient une langue que je ne pou­vais pas traduire mais que je com­pre­nais. Je peux me trou­ver dans n’im­porte quel pays, il y a tou­jours un endroit de moi qui va com­pren­dre quelque chose : c’est un para­doxe, l’in­con­nu est fam­i­li­er. Cela fait par­tie de ma démarche, un cer­tain arrache­ment, être là sans être là, cette chose un peu flot­tante, « entre-deux » me motive pour choisir et réalis­er un pro­jet. J’aime cette idée de l’entre-deux : être entre deux villes, être entre deux langues, être entre les morts et les vivants, tra­vailler sur quelque chose qui est de l’ordre du théâtre et qui ne l’est pas. Je ne tra­vaille jamais sur le per­son­nage. Ce qui m’in­téresse, ce sont les « per­son­nes » qui sont sur le plateau et com­ment elles se lais­sent réson­ner par rap­port à ce qu’elles énon­cent. C’est pourquoi le tra­vail sur le texte est vrai­ment mani­aque. Les deux tiers du temps de répéti­tion se passent à la table. C’est vrai­ment un tra­vail obses­sion­nel. Il faut déchiffr­er et lire le texte comme on le ferait d’une par­ti­tion, veiller à ne pas réduire le sens, laiss­er les choses ouvertes. Dégager l’ac­teur d’une inter­pré­ta­tion « a pri­ori » ou « générale », car ilpeut alors se laiss­er con­stru­ire par le texte, et quelque chose de la per­son­ne va com­mencer à advenir. C’est ce qu’on va sen­tir là qui va être intéres­sant. Mais encore une fois, dans l’entre-deux, on ne sait pas très bien si c’est l’ac­teur ou le per­son­nage qui par­le, qui agit, qu’on entend. Là, il peut se pass­er quelque chose qui va relever de l’intime, de la vie, de l’invisible…

À Atlanta, il y a eu un glisse­ment pro­gres­sif des spec­ta­teurs blancs vers des spec­ta­teurs noirs. Le spec­ta­cle échap­pait aux grilles de lec­ture manichéennes. Ce n’é­tait pas de bons noirs avec de méchants blancs, c’é­tait quelque chose de beau­coup plus uni­versel et en même temps de trou­blant, de l’ordre de l’intime.…. Il y a eu ensuite deux com­pag­nies qui ont mon­té des pièces de Koltès là-bas : DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON et LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS. L’U­ni­ver­sité m’a invité à faire des ate­liers sur Koltès qui main­tenant fait par­tie du pro­gramme du départe­ment théâtre. On m’a invité ensuite à mon­ter ROBERTO ZUCCO qu’on a fait avec une par­tie de la dis­tri­b­u­tion de BLACK BATTLES. Et BLACK BATTLES WITH DOGS a été présen­té à Chica­go il y a deux ans. Le tra­vail aura essaimé sur qua­tre ans, dépas­sant la sim­ple créa­tion d’une pièce dans un théâtre.

Ça a vrai­ment per­mis de tra­vailler dans cette région, de créer des liens avec d’autres lieux, dif­férents parte­naires français ou améri­cains (dont le Fond Étant Don­nés, fon­da­tion fran­co-améri­caine qui nous arégulière­ment soutenus). Le spec­ta­cle a aus­si lais­sé des traces à Lori­ent. La ren­con­tre entre les acteurs et le pub­lic a été forte dans cette ville détru­ite à 85 % par les alliés. C’est d’ailleurs là qu’au XVIIT siè­cle s’est créée la pre­mière ligne transat­lan­tique entre la France et les États-Unis, suite à la guerre d’indépen­dance améri­caine et aux per­spec­tives com­mer­ciales que cela ouvrait. C’é­tait comme des retrou­vailles.

B. D.: Vous dites : « J’aime tra­vailler en con­sid­érant l’espace du plateau et celui de la salle comme un monde des morts et un monde des vivants dont on ne sait plus très bien lequel est quoi. »

A. N.: Je m’aperçois que dans chaque spec­ta­cle, cette his­toire revient. Quand on entre en répéti­tions, que les choses se con­stru­isent, je m’aperçois qu’il peut se pass­er quelque chose qui n’est pas néces­saire­ment de l’ordre de ce monde, de notre monde. Quand on ressent ça, on se rend compte que l’«ici et main­tenant » est tra­ver­sé par quelque chose qui viendrait d’ailleurs. Ce n’est pas une vision mys­tique. Dès que je parviens à iden­ti­fi­er ça, j’ai ten­dance à Le ren­voy­er aux acteurs comme étant ce qui doit sous-ten­dre l’ensemble. Je pars de cette fable : c’est comme si on était dans un théâtre vide d’un seul coup envahi, réin­vesti par des fan­tômes qui, à l’occasion d’un rit­uel, d’une céré­monie vien­nent à nou­veau hanter l’en­droit, vien­nent témoign­er de quelque chose, revivre quelque chose qui a déjà eu lieu. Ce sont des passeurs. Ils racon­tent l’histoire qu’ils auraient vécue s’ils avaient vécu. Ou ils par­lent pour d’autres, qui ne sont plus. En même temps, c’est ici et main­tenant, et il y a quelque chose de très trou­blant qui se passe qui me fait dire que je ne sais plus très bien de quel côté est le monde des morts et de quel côté est le monde des vivants.

Je me sou­viens, dans LE MALADE IMAGINAIRE, quand la fille de Molière dis­ait à son père (Molière/Argan): « Je suis morte », ça me fai­sait vrai­ment peur, ça me rap­pelait qu’elle n’é­tait pas vivante, j’avais oublié qu’elle était morte. Quand elle le dis­ait, on croy­ait vrai­ment qu’elle était morte et pour­tant elle était là… Une de mes préoc­cu­pa­tions est d’es­say­er de trans­former la rela­tion entre la scène et la salle, et de faire en sorte que le 4 mur devi­enne un mur flot­tant ; c’est pourquoi cette his­toire des morts et des vivants est par­lante pour moi. J’aime que la scène et La salle soient un seul et même lieu, où se crée un rap­port de per­son­nes à per­son­nes, celles sur Le plateau et celles dans la salle, et pas d’ac­teurs jouant des per­son­nages devant des spec­ta­teurs pas­sifs. Dans PLACE DES HÉROS, les acteurs regar­daient tout le temps la salle, mais ils ne regar­daient pas les spec­ta­teurs en leur adres­sant le texte : ils regar­daient la salle comme s’ils regar­daient un monde qu’ils avaient quit­té, et dont ils ne fai­saient plus par­tie.

Dans BLACK BATTLES, il y avait aus­si quelque chose de cette dimen­sion, on cherche un corps mort qui a dis­paru, on est comme face à une tombe vide.

Que ce soit dans LE MALADE IMAGINAIRE, OH LES BEAUX JOURS!, PLACE DES HÉROS, BLACK BATTLES, je suis trou­blé par la présence des morts, ou des absents. Je par­le sou­vent du film LES AUTRES d’Alejandro Amenabar, avec Nicole Kid­man. C’est une femme qui s’installe dans une mai­son avec ses enfants et des domes­tiques très étranges. Les enfants et elle com­men­cent à percevoir des sons, des phénomènes bizarres, ils ont l’impression que la mai­son est han­tée, ils com­men­cent à avoir peur. Mais à la fin, elle réalise que c’est elle qui est morte, ses enfants aus­si, et que ce qui la hante, ce sont des vivants qui vien­nent de s’in­staller dans la mai­son.

J’aime cette idée for­mulée par Saint Augustin, qui attend de l’art qu’il rende sen­si­ble ce qui est de l’ordre de l’invisible. Cela a à voir aus­si avec la trans­mis­sion.

On est à chaque fois por­teur d’une his­toire qui est l’histoire des autres. Par exem­ple dans PLACE DES HÉROS, c’est une douleur archaïque qui est trans­mise de généra­tion en généra­tion.

Dans BLACK BATTLES, je racon­tais aux acteurs qu’il n’y avait pas qu’un seul corps à trou­ver, mais tous ceux qui sont morfts sans sépul­ture ou jetés à la va-vite dans des fos­s­es ou des charniers. Cela a pris tout son sens quand, après le 11 sep­tem­bre, nous avons joué à Chica­go. Ce n’é­tait plus le thème de la ségré­ga­tion raciale qui était au pre­mier plan. À ce moment-là, il y avait 2000 corps qui étaient par­tis en fumée et qu’on n’avait pas pu enter­rer. C’é­tait devenu com­plète­ment con­cret pour eux…

Le théâtre est Le seul lieu où l’on peut avoir l’impression à un moment don­né que quelque chose d’un autre monde, d’un au-delà, se rejoue. Et puis les morts se lèvent à la fin. C’est le moment de la résur­rec­tion. On est incon­solable de l’idée de la mort, de l’idée qu’on est mor­tel. Le théâtre nous dit, peut-être pas. Et pour­tant si. Cet aller et retour entre les morts et les vivants est assez émou­vant.

B. D.: Vous dites aus­si : « Il y a une blessure très archaïque, enfouie, une blessure con­sti­tu­tive, com­mune, qui doit être liée à l’a­ban­don, à la sépa­ra­tion, à l’amour, à la con­so­la­tion. Met­tre en scène, c’est ques­tion­ner cette blessure, ten­ter de la répar­er et la réac­tiv­er aus­si. » Êtes-vous pour un théâtre de la douleur ?

A. N.: La douleur n’est pas néces­saire­ment doulou- reuse, ce n’est pas une souf­france, c’est une émo­tion pro­fonde. J’aime quand, à la sor­tie des spec­ta­cles, les gens sont émus par quelque chose qu’ils ne peu­vent pas néces­saire­ment nom­mer, qu’ils n’ar­rivent pas à iden­ti­fi­er. À un cer­tain moment, qui n’est pas le même pour tout le monde, ils sont pris par une émo­tion et ne savent pas d’où ça leur vient ni com­ment c’est arrivé. C’est quelque chose de dif­fus, de l’ordre du secret, et qui est très enfoui. Bien sûr, je cherche à chang­er le regard du spec­ta­teur, à le sol­liciter intel­lectuelle­ment, à le ren­dre act­if, mais ce que j’aime dans le tra­vail de met­teur en scène c’est agencer les élé­ments du théâtre pour sus­citer chez le spec­ta­teur quelque chose de l’ordre de l’intime. Il y a chez moi un désir de répa­ra­tion qui me pousse vers un théâtre que j’e­spère « de la réc­on­cil­i­a­tion ». Comme si cet art me per­me­t­tait de rat­trap­er quelque chose de raté, ou d’insupportable du monde.

B. D.: Ce qui fonde aus­si votre tra­vail, ce sont les thèmes de l’autre, de l’ex­il, et ce que vous nom­mez « notre incon­solable sen­ti­ment d’a­ban­don. »

BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzyciel. Photo Alain Fonteray.
BLACK BATTLES WITH DOGS de Bernard-Marie Koltès, mise en scène Athur Nauzy­ciel. Pho­to Alain Fonter­ay.

A. N.: C’est quelque chose de très partagé. Il y a quelque chose d’inconsolable chez l’être humain. Le théâtre, je pense, est un art con­so­la­teur. Dans ce qu’il peut pro­pos­er sur l’amour, Le regard sur l’autre, le rap­port à la mort, il y a quelque chose qui peut apais­er. Le théâtre est intéres­sant parce qu’il per­met à la fois de tra­vailler comme un pein­tre et comme un musi­cien. On dis­pose d’un cer­tain nom­bre d’élé­ments : le son, la lumière, les couleurs, les matières, l’espace et bien sûr les acteurs.

Un acteur, c’est une tex­ture de peau, une voix, une façon de bouger. J’e­spère que l’a­gence­ment de tous ces élé­ments-là va pro­duire chez le spec­ta­teur un sen­ti­ment qui rend compte de ce dont on par­le. Si les spec­ta­cles que j’ai mon­tés abor­daient ces thèmes-là — l’amour, la mort, le rap­port à l’autre, l’ex­il, la sépa­ra­tion —, il s’agis­sait tou­jours pour moi d’ar­riv­er à les ren­dre con­crets pour le spec­ta­teur, qu’il puisse les éprou­ver. C’est comme la présence de mon père dans LE MALADE IMAGINAIRE : exis­ter ensem­ble sur une scène per­me­t­tait de pos­er de manière sim­ple et évi­dente la ques­tion des orig­ines, dire quelque chose comme : « On est là, vivants ».

Je crois comme Braque que l’art trans­forme les blessures en lumière…

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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