La résurgence des morts : Pier Paolo Pasolini, Didier-Georges Gabily

La résurgence des morts : Pier Paolo Pasolini, Didier-Georges Gabily

Le 10 Nov 2008

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Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
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Si Pier Pao­lo Pasoli­ni et Didi­er-Georges Gabi­ly écrivent leur théâtre dans des con­textes nationaux et sociopoli­tiques bien dif­férents (mou­ve­ments de con­tes­ta­tion étu­di­ante et avène­ment de la société de la con­som­ma­tion pour le pre­mier, chute du mur de Berlin et expan­sion irré­sistible du libéral­isme économique de type anglo-sax­on pour le sec­ond), il n’en demeure pas moins que les deux œuvres parta­gent un même geste d’écriture en ce qu’elles prob­lé­ma­tisent les puis­sances pro­pres du théâtre et leurs rap­ports à la con­fig­u­ra­tion sociale et poli­tique con­tem­po­raine. En d’autres ter­mes, les pièces inter­ro­gent la puis­sance mythopoé­tique de la scène au sein de la société. Elles parta­gent égale­ment une même inter­ro­ga­tion quant aux puis­sances du théâtre face aux morts, ou plus pré­cisé­ment quant aux rap­ports qu’entretiennent aux cadavres à la fois la fic­tion et la parole théâ­trale.

Cette puis­sance mythopoé­tique est posée par les deux auteurs comme l’exigence pro­pre du théâtre, et cela depuis Athènes. Ils se récla­ment donc du mod­èle grec, de la tragédie comme inter­ro­ga­tion de la com­mu­nauté sur elle-même. Dans la pré­face de sa tra­duc­tion de L’Orestie parue en 1960, Pasoli­ni dit vouloir se mesur­er à Eschyle, qui mon­tre dans sa trilo­gie la fin de la société archaïque et la nais­sance de la société poli­tique. Le théâtre pasolin­ien postérieur peut être con­sid­éré selon cette rela­tion inter­textuelle : l’auteur aspire à y met­tre en fable les muta­tions du pou­voir poli­tique et économique dues à l’avènement de la société de con­som­ma­tion. Le mod­èle grec, s’il est revendiqué de façon moins explicite par Gabi­ly, n’en est pas moins présent chez lui. La « sub­stance essen­tielle » du théâtre, « son devoir d’être », con­siste en « la parole d’aujourd’hui pour aujourd’hui ; le texte dra­ma­tique con­tem­po­rain pour les hommes et les femmes qui vivent ici même »1.

Du fait de l’ancrage his­torique de ces œuvres, la puis­sance mythopoé­tique du théâtre se trou­ve con­fron­tée à la fois à une exi­gence et à un ensem­ble de men­aces. L’exigence con­cerne le pro­jet même de dire le monde, « l’après-Auschwitz » et la réitéra­tion effroy­able de l’horreur. En effet, l’événement his­torique du géno­cide des Juifs par les nazis sert davan­tage de par­a­digme de la moder­nité que de référence his­torique. Dans de nom­breux essais au milieu des années 1970, Pasoli­ni utilise le terme de « géno­cide » pour désign­er les muta­tions qui affectent la société ital­i­enne. Chez Gabi­ly, les cadavres de la moder­nité sont ceux des innom­brables guer­res qui ont eu lieu depuis 1945, mais ce sont aus­si les vic­times du sys­tème libéral : « Nous mar­chons sur des cadavres et con­tin­uons à ten­ter d’agir et de penser comme si nous n’étions pas ces marcheurs piéti­nant les cadavres de plus d’un demi-siè­cle de cat­a­stro­phes, de défaites et d’abdications en tout genre. Aujourd’hui, les cadavres peu­plent jusqu’à nos rues »2. Il s’agit, pour les deux auteurs, de don­ner une fic­tion à ces corps meur­tris ou assas­s­inés. Or, cette exi­gence de dire l’horreur du monde se trou­ve elle-même men­acée, et à tra­vers elle la puis­sance mythopoé­tique du théâtre.

L’occultation des cadavres

En écrivant dans le « Désor­dre lim­i­naire » de Vio­lences que son œuvre ne peut être con­sti­tuée que de « bribes de tragédies défaites »3, Gabi­ly sig­nale la dis­tance qui sépare le pro­jet trag­ique des puis­sances con­tem­po­raines du théâtre. La tragédie ne peut sub­sis­ter que sous la forme de traces. Et cela, parce que la fable con­tem­po­raine majori­taire, l’ensemble des réc­its qui fondent le présent et qui pro­posent des types exem­plaires de com­porte­ment, est pro­fondé­ment anti­trag­ique. Cette fable con­tem­po­raine est celle des sit­coms, des soap operas, dont Gabi­ly par­le dans les didas­calies de ses pièces. De même chez Pasoli­ni, le pro­jet trag­ique vient buter sur la fable con­tem­po­raine des années 1960, qui n’est pas tant médi­a­tique que poli­tique : celle du pro­grès, de l’accession au bien-être matériel. Or, ces fables se rejoignent en un point : leur anti­tragic­ité réside dans l’occultation des morts, néces­saire à leur déploiement. En d’autres ter­mes, la fable majori­taire, médi­a­tique ou idéologique, ne s’écrit qu’à par­tir de l’oubli et du refoule­ment du cadavre. Les deux auteurs vont déploy­er dans leurs pièces les fables de cette occul­ta­tion, mais pour mieux les défaire.

C’est, par exem­ple, le cas de Pylade. La tragédie pasolin­i­enne pro­pose une suite à la trilo­gie trag­ique d’Eschyle, L’Orestie, et s’ouvre sur l’évocation des dépouilles de Clytemnestre et d’Égisthe, que l’on vient d’enterrer. Oreste, à son retour, demande à son peu­ple l’oubli du passé pour que la société démoc­ra­tique s’établisse, et refuse d’aller prier sur la tombe des rois défunts. Pasoli­ni pose ain­si une con­comi­tance trou­blante entre l’instauration de la démoc­ra­tie et l’oubli des morts. Mais les cadavres vont venir per­turber le monde laïque des vivants, comme dans une tragédie attique : cer­taines Euménides rede­vi­en­nent Furies et récla­ment les hom­mages que le culte des morts exige. Toute­fois, cette résur­gence du cadavre trag­ique ne sera que pro­vi­soire, et Oreste parvien­dra à la juguler par l’instauration d’une société basée sur le bien-être matériel. Pour le dire de façon peut-être bru­tale, Pylade est le réc­it de la sor­tie de la tragédie, de la sépa­ra­tion défini­tive du monde des morts et du monde des vivants.

L’œu­vre de Gabi­ly évoque deux autres types de réc­its majori­taires con­tem­po­rains menaçant l’ex­i­gence de ren­dre compte des cadavres du monde : ceux qui exploitent ces cadavres, et ceux qui en récla­ment de nou­veaux. Les pre­miers sont les réc­its de l’in­dus­trie télévi­suelle ou ciné­matographique qui font du corps des vic­times un rouage de leur économie libid­i­nale en sat­is­faisant les pul­sions de voyeurisme des spec­ta­teurs. C’est une autre forme d’oc­cul­ta­tion du cadavre, puisque celui-ci y devient un pro­duit d’ap­pel. Les sec­onds sont les mythes qui per­sis­tent dans notre présent (la Phè­dre de Gibiers du temps qui con­tin­ue à réclamer depuis deux mille qua­tre cents ans la mort d’un Hip­poly­te). Les mythes sont des réc­its de mas­sacre pour Gabi­ly, et leur sur­vivance pose prob­lème en ce qu’elle implique la per­pé­tu­a­tion des hor­reurs qu’ils con­ti­en­nent.

Au vu de ces exem­ples, il est évi­dent que le geste d’écri­t­ure des deux auteurs est celui d’une con­fronta­tion bru­tale avec ces dif­férents réc­its qui diri­gent le cours du monde. Leur reprise par­ticipe de la thé­ma­ti­sa­tion des puis­sances du théâtre évo­quée plus haut : que peut la scène face aux réc­its qui effacent les morts ?

L’archéolo­gie de la fable

Le théâtre per­met le retour des morts, c’est là sa puis­sance. Et ce retour s’ac­com­pa­gne de l’im­plo­sion du réc­it majori­taire. Les deux auteurs opposent donc à un pre­mier réc­it, qui rend man­i­feste l’emprise de la fable con­tem­po­raine sur le monde d’au­jour­d’hui, un sec­ond réc­it, celui des « cortèges de cadavres », qui déjoue et inter­rompt les réc­its d’oc­cul­ta­tion et d’ex­ploita­tion de la mort. Les deux auteurs inter­ro­gent les fables du présent, mais aus­si celles du passé, depuis la per­spec­tive, le prisme des vic­times de l’his­toire, grâce à l’in­tru­sion de fan­tômes, de spec­tres, d’énon­ci­a­teurs indéter­minés, de per­son­nages en marge ; bref, grâce à l’in­tru­sion d’une voix autre, d’une parole d’altérité. Dans Bête de style, les nar­ra­tions géno­cidaires sont pris­es en charge par des fan­tômes, des « esprits » : l’e­sprit de Karel, celui de la Mère. En cela, Pasoli­ni s’in­scrit dans une longue et impor­tante tra­di­tion théâ­trale ; nous pen­sons, par exem­ple, au fan­tôme de Dar­ius dans Les Pers­es d’Eschyle ou à celui du père dans Ham­let. S’il n’y a pas de fan­tôme dans Pylade, c’est Athé­na qui prophé­tise le géno­cide, appa­rais­sant, telle un deus ex machi­na, dans le monde des mor­tels. Et du fait de l’in­tru­sion de cette parole autre, les fables con­tem­po­raines se défont, se déli­tent, lais­sant appa­raître leurs fon­da­tions trau­ma­tiques refoulées.

L’in­tru­sion du cadavre, de sa parole ou d’une parole qui le dit, vient met­tre à mal la fic­tion, ou plus pré­cisé­ment vient creuser la fable : l’écri­t­ure dra­ma­tique se fait strati­graphique, au sens que le retour du mort per­met de retourn­er la fable majori­taire comme un ter­rain archéologique, et ain­si, d’en saisir les motifs oubliés. Elle peut être égale­ment prophé­tique : les voix pythiques de l’œu­vre gabili­enne, comme l’Athé­na de Pylade, révè­lent aus­si le devenir ter­ri­fi­ant des réc­its con­tem­po­rains, ceux du pro­grès matériel et de la société de con­som­ma­tion. Dans les deux cas, l’ac­tion dra­ma­tique con­tem­po­raine est minée dans les pièces par la voix de ces morts sur lesquels elle germe ou qu’elle va pro­duire, par la per­sis­tance de leurs mots qu’elle tente d’ou­bli­er. Il y a donc comme une obscénité de la présence du cadavre géno­cidaire par la mise à jour qu’il opère de la part mau­dite et oubliée de la fable con­tem­po­raine ; obscénité d’un geste d’écri­t­ure qui se rap­proche le plus sou­vent de l’anam­nèse. Celle-ci est alors poli­tique en ce qu’elle con­siste en une décon­struc­tion des réc­its majori­taires ou médi­a­tiques. Les morts resur­gis­sent pour défaire les grands réc­its qui fondent les sociétés occi­den­tales, comme, d’ailleurs, ceux de la com­mé­mora­tion qui favorisent l’ou­bli.

Dans Pylade, comme il a été déjà dit, Pasoli­ni pro­pose une parabole qui mon­tre la nais­sance de la société démoc­ra­tique mod­erne et son devenir déca­dent en société de con­som­ma­tion à tra­vers les fig­ures du mythe des Atrides. Or, dans cette trame qui signe la mort de la tragédie par l’oc­cul­ta­tion des morts, Athé­na appa­raît à Oreste, qui doute du devenir d’Ar­gos, pour lui prophé­tis­er l’épisode douloureux que sera l’ex­ter­mi­na­tion nazie, fig­urée par le meurtre d’un jeune homme englouti dans une mar­mite ornée d’une croix gam­mée. La dis­tance qui sépare le temps du mythe du géno­cide juif prophétisé par Athé­na pose prob­lème. Même en rap­por­tant le réc­it de l’ex­ter­mi­na­tion au monde con­tem­po­rain visé par la parabole pasolin­i­enne, une hétérogénéité irré­ductible sub­siste dans l’in­tru­sion de ce réc­it. Que penser de cette mise en rela­tion généalogique entre la société laïque, démoc­ra­tique et la bar­barie nazie ? La parole d’Athé­na est donc inaudi­ble pour Oreste, qui l’ou­bliera bien vite. L’in­trigue pour­suit alors son cours jusqu’à la vic­toire d’Oreste et de la société du bien-être sur la révolte de Pylade qui s’op­po­sait à cette idéolo­gie du pro­grès. Mais la véri­ta­ble fin est ailleurs, elle se situe dans le réc­it du géno­cide juif. Si le réc­it d’é­man­ci­pa­tion poli­tique minori­taire porté par Pylade est dis­qual­i­fié par le dénoue­ment de la pièce, le réc­it du développe­ment matériel de la société occi­den­tale l’est égale­ment, mais par celui du géno­cide, puisqu’il ne peut s’écrire que par l’ou­bli scan­daleux du désas­tre. L’in­tru­sion du fan­tôme qui vient dire le cadavre du géno­cide dans la trame de la fic­tion dra­ma­tique per­met donc l’af­fir­ma­tion forte d’un geste d’anam­nèse : il s’ag­it, par ce biais, de mon­tr­er et de déjouer les straté­gies d’oc­cul­ta­tion du géno­cide à l’œu­vre dans les sociétés du bien-être, de faire sur­gir l’im­pen­sé des fables célébrant le pro­grès matériel.

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Écrit par Hervé Stéphane
Stéphane Hervé est ATER en Études théâ­trales à l’Université Rennes 2 – Haute Bre­tagne. Il pré­pare un doc­tor­at...Plus d'info
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