Sommeil Rêve Cri Juste avant la Fin

Sommeil Rêve Cri Juste avant la Fin

Le 12 Nov 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du nUméro 99 - Expérience de l'extrême
99
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1Au com­mence­ment était… la verve de Raoul Ruiz. Une propo­si­tion ironique – voire même un pri­vate joke – faite par le cinéaste en réponse à notre invi­ta­tion de (re)venir diriger un stage pour le vingt-cinquième – et peut-être ultime – anniver­saire du Cifas. Cela s’est passé à Rome, fin 2007, lors d’un fes­ti­val de ciné­ma pour lequel le Cifas avait été sol­lic­ité en tant que pro­duc­teur de son film Ver­tige de la page blanche2. Raoul avait accep­té notre offre sur-le-champ et, mis au courant des tur­bu­lences qui menaçaient le Cifas, il avait dans l’in­stant pro­posé le thème de l’apoc­a­lypse3.

Cette sug­ges­tion aus­si pas­sion­nante qu’ap­pro­priée nous avait mis en joie et nous avons aus­sitôt pen­sé à des actions qui pou­vaient s’in­scrire dans cette thé­ma­tique qui deviendrait dès lors celle de ce vingt-cinquième anniver­saire.

Bien que l’ate­lier dirigé par Raoul Ruiz, qui devait se dérouler en juil­let 2008, ait dû céder la place à des impérat­ifs de tour­nage retardé, l’idée con­tin­u­ait son petit bon­homme de chemin dans un Cifas proche de sa fin. D’au­tant plus que l’apoc­a­lypse appa­raît comme omniprésente dans l’ac­tu­al­ité théâ­trale – citons au hasard :

Oxygène et Genèse n°2, les pièces de Vyry­paev mon­tées par Galin Sto­ev, tour­nent avec un suc­cès inouï dans le monde entier. Claude Schmitz, qui nous a con­viés avec Ameri­ka aux trau­ma­tismes de l’après 11 sep­tem­bre et, suite à deux nou­velles créa­tions au Kun­sten­fes­ti­valde­sarts cette année, s’en­gage dans un tra­vail expéri­men­tal, à l’in­vi­ta­tion de Jacques Del­cu­vel­lerie, sur le nou­veau pro­jet de ce dernier : Fare the Well Tovar­itch Homo Sapi­ens, dont le titre est sig­ni­fi­catif à maints égards. Le met­teur en scène du Groupov, avec Rwan­da 94 et Anathème, lance des inter­ro­ga­tions sur les croy­ances meur­trières, qui appel­lent à l’au­tode­struc­tion des peu­ples…

Ce print­emps, à Berlin, une jeune troupe aux Sophien­saele s’est lais­sée inspir­er par le roman et la série apoc­a­lyp­tiques Left Behind (en français Les Sur­vivants de l’Apocalypse) – un best-sell­er ven­du à des mil­lions d’ex­em­plaires aux États-Unis – pour nous livr­er un regard caus­tique sur l’an­nonce évangélique de la fin des temps dans un spec­ta­cle inti­t­ulé Die Zeit die bleibt / Le Temps qui reste.

Et, pour finir, en automne 2008 aura lieu, égale­ment à Berlin, le grand fes­ti­val européen Spielzeit Europa sous le thème Das Ende, ein Anfang / La Fin, un Début…

D’autres arts sont con­cernés.

À Paris, à la Cité de la Musique, tout un cycle musi­cal est con­sacré à la Bible et à l’apoc­a­lypse.

Cet automne, sur Arte, com­mence une nou­velle série d’émis­sions inti­t­ulée Apoc­a­lypse, sous la direc­tion de Gérard Mordil­lat et Jérôme Prieur – troisième opus de leur enquête sur le chris­tian­isme.

Pourquoi les artistes inter­ro­gent-ils – avec la com­plic­ité du pub­lic – le thème de l’apoc­a­lypse, ou plutôt des apoc­a­lypses ? Car lais­sons-là l’eschatologie et prenons le sens aujourd’hui devenu courant : la fin des temps, la cat­a­stro­phe finale, en oubliant la « révéla­tion »4.

Certes, pour le Cifas, il s’ag­it bien de la fin des temps, puisque – depuis cette journée de col­loque – nous avons appris que cette insti­tu­tion si néces­saire aux pro­fes­sion­nels du spec­ta­cle allait être mise en liq­ui­da­tion à la fin de cette année.

Mais les autres ? L’an deux mille est passé depuis bien­tôt une décen­nie ; il y a eu bien sûr le 11 sep­tem­bre 2001 qui, pour cer­tains, représen­tait la fin d’une époque – et sans doute ceux-là avaient-ils rai­son, du point de vue des droits démoc­ra­tiques et, donc, soci­aux. Est-ce la dis­pari­tion pro­gres­sive de ces acquis du XXᵉ siè­cle qui agite les artistes ? On jette le bébé avec l’eau du bain : vouloir ray­er le XXᵉ siè­cle de notre carte mémoire, à cause du nazisme et du stal­in­isme, à cause de l’hor­reur com­mise par ces dic­tatures et bien d’autres, ne devrait pas men­er à nier toutes les con­quêtes sociales et les lib­ertés humaines qui ont été obtenues de haute lutte au cours de ce dernier siè­cle. Et pour­tant…

Oui, les artistes sont cer­taine­ment sen­si­bles à cette triste évo­lu­tion, pour la plu­part. Néan­moins, je ne pense pas que ce soit là le cœur de leur prob­lé­ma­tique – ou devrais-je dire de leur angoisse ?

La fin du Cifas, pour peu impor­tante qu’elle paraisse à la grande majorité des non-con­cernés, fait par­tie de ces symp­tômes qui sèment le trou­ble dans ceux qui aiment et pro­fessent leur art.

J’ai employé le mot « art ». Le jour où on lui a sub­sti­tué le terme de « cul­ture » a mar­qué le départ d’une rapi­de destruc­tion du respect et du sou­tien des artistes. La cul­ture représente ce qui a été accom­pli et recon­nu, ce dont on veut garder trace, en le dif­fu­sant et en le trans­met­tant. L’art ne peut entr­er dans ce con­cept, puisqu’il est à venir, il est ce qui va advenir là où on ne l’at­tend pas. Donc, les artistes se sont vus, à leur corps défen­dant, œuvr­er dans la « cul­ture ». Entre eux, ils se nom­maient par déri­sion : les « cul­tureux ». Ce qui se rap­proche furieuse­ment de « culs-ter­reux ».

Aujourd’hui, l’évolution du monde nous a con­duits à tra­vailler dans des « indus­tries cul­turelles », voire pire : dans des « indus­tries du spec­ta­cle ». Ain­si, une nou­velle caste se pro­file : les indus­triels du spec­ta­cle. Et des petites four­mis indus­trieuses se démèneront pour faire la for­tune et la gloire de leur patron. Une nou­velle plèbe ?

Par ailleurs, l’engouement des pou­voirs publics pour les « nou­velles tech­nolo­gies » appa­raît à la majorité des artistes comme un désaveu — quand on leur répond en haut lieu qu’il y a « trop d’humains et pas assez d’écrans » sur scène pour mérit­er une sub­ven­tion spé­ci­fique. Trop d’humains ? Trop de vivants remuants ? Que des artistes tra­vail­lent avec de nou­velles tech­nolo­gies, rien de plus nor­mal : la scène s’est tou­jours saisie des pro­grès et a tou­jours pra­tiqué la mix­ité. Mais que des pou­voirs publics déci­dent qu’il y a trop d’humains…

L’artiste dis­paraît, au prof­it de l’industrialisation du spec­ta­cle et de leurs « pro­duits cul­turels » mis sur les marchés mon­di­aux.

Et le Cifas, cet organ­isme qui per­me­t­tait aux artistes d’avancer dans leur quête, en se remet­tant régulière­ment en ques­tion face à de grands maîtres inter­na­tionaux, qui offrait la pos­si­bil­ité de par­ticiper à des lab­o­ra­toires de recherche dont ils étaient le pre­mier moteur, dis­paraît — comme ont dis­paru l’Académie expéri­men­tale des théâtres en France et la Kün­stler­haus Bethanien à Berlin, il n’y a pas même dix ans.

Relisez le très bel arti­cle de Georges Banu sur les rap­ports du créa­teur et de l’enseignement, tels que les souhaitait et les vivait Antoine Vitez5 : vous com­pren­drez ce qu’était le Cifas.

On arguera que, désor­mais, les grands théâtres sub­ven­tion­nés ont dans leur cahi­er des charges la for­ma­tion con­tin­ue des acteurs qu’ils emploient. L’avantage du Cifas était que les créa­teurs venaient en toute indépen­dance et choi­sis­saient, en toute lib­erté, le thème de leur ate­lier. La dif­férence du Cifas, c’est que ce cen­tre était ouvert à tous les pro­fes­sion­nels, sans dis­tinc­tion d’âge, de nation­al­ité ou de for­ma­tion. Oui, le coût de la for­ma­tion était lourd pour les artistes belges (la France et la Suisse pren­nent en charge le coût de ces stages), mais mal­gré ses mai­gres sub­ven­tions, le Cifas se déme­nait pour offrir des bours­es aux plus pré­caires d’entre eux. En toute indépen­dance aus­si.

Bien évidem­ment, la fin du Cifas n’est pas l’apocalypse, pas même une apoc­a­lypse, mais elle fait par­tie de ces mes­sages d’angoisse que perçoivent les artistes aujourd’hui. Et plus encore, les artistes du spec­ta­cle vivant, qui sen­tent leur avenir men­acé aus­si par le développe­ment de l’Internet : récem­ment, sur Arte, dans un film con­sacré à l’étonnant fes­ti­val vien­nois TANZ­im­PULS, la très tal­entueuse et intel­li­gente Mathilde Mon­nier6 — choré­graphe et péd­a­gogue remar­quables — ne don­nait plus cher de leur futur com­mun au regard de l’emprise du Réseau sur les jeunes spec­ta­teurs. Pour la danseuse, il ne restait que très peu d’années à vivre à la scène dite « vivante ».

Trop d’humains ? Trop de vivants ? L’art rem­placé par l’industrie ? Non plus des créa­tions artis­tiques, mais des pro­duits cul­turels à rentabilis­er ?

Oui, voilà qui pour­rait bien expli­quer cette crainte sourde qui étreint les artistes et qui leur souf­fle ces thé­ma­tiques de fin du monde, ces apoc­a­lypses…

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Écrit par Marie-Luce Bonfanti
Marie-Luce Bon­fan­ti est comédienne, auteure et tra­duc­trice. Actuelle­ment, elle dirige le Cifas, Cen­tre inter­na­tion­al de for­ma­tion en arcs...Plus d'info
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