Filiation et rupture
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Filiation et rupture

Avec Philippe Chemin, François-Xavier Frantz, Ludovic Lagarde, Christophe Lemaître, Serge Tranvouez, Gloria Paris, Sarah Franco-Ferrer, Bernard Levy, Marc-Ange Sanz, Renaud Cojo, Ricardo Lopez-Muñoz, Frédéric Fisbach, Jean Lambert-wild, André-Louis Perineiti, Georg-Maria Pauen, Benoît Bradel

Le 25 Oct 1998
Article publié pour le numéro
Débuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives ThéâtralesDébuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives Théâtrales
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GEORGES BANU : Le début est une péri­ode où les sépa­ra­tions n’ont pas encore eu lieu, où — si les iden­tités des dif­férents artistes s’af­fir­ment — les rup­tures ne sont pas tou­jours évi­dentes. Aujour­d’hui les artistes qui affir­ment une sorte de cre­do spon­tanéiste sont de plus en plus rares, pour repren­dre la for­mule de Gro­tows­ki : « cha­cun sait qu’il est le fils de quelqu’un ». Chaque artiste a un point de repère qui le précède, qui peut être un homme de théâtre, mais aus­si un artiste choré­graphe, plas­ti­cien ou per­former…

Il s’ag­it aujour­d’hui d’in­ter­roger des gens de théâtre au moment de leur émer­gence, de leur deman­der com­ment définis­sent par rap­port à ceux qui les précè­dent, avec quelles per­son­nal­ités ils entre­ti­en­nent des rap­ports priv­ilégiés.

Je crois aus­si qu’on pour­ra par­ler d’une fil­i­a­tion non pas directe­ment per­son­nal­isée mais pour ain­si dire de for­ma­tion, car par­mi les jeunes artistes, nom­breux sont ceux qui vien­nent de l’É­cole de Chail­lot créée par Antoine Vitez et de celle ini­tiée par Didi­er-Georges Gabi­ly. Ec si l’on pose la ques­tion de la fil­i­a­tion, il faut inévitable­ment soulever égale­ment celle de
la rébel­lion. Mey­er­hold n’est-il pas le véri­ta­ble héri­ti­er de Stanislavs­ki, car l’héri­ti­er rebelle par excel­lence ? La rup­ture s’in­scrit, je crois, dans la logique de la fil­i­a­tion. Je deman­derai d’abord à nos invités de bien vouloir se présen­ter et se situer dans cette prob­lé­ma­tique de la fil­i­a­tion.

Philippe Chemin : Ma dernière mise en scène MATÉRIAU HEINER MÜLLER, je l’ai présen­tée ici même à la Cité Inter­na­tionale. C’é­tait le fruit d’un tra­vail de deux années que j’avais com­mencé sur l’in­vi­ta­tion de l’É­cole Régionale des Acteurs de Cannes, avec les élèves de dernières années, puis présen­té au Fes­ti­val Nou­velles Scènes à Dijon. C’est là que Nicole Gau­ti­er a vu le spec­ta­cle et m’a alors invité.

Ma pre­mière mise en scène, PAYSAGE, je l’ai faite dans un endroit dis­ons alter­natif : à l’Hôpi­tal éphémère. C’é­tait un spec­ta­cle auto­bi­ographique qui racon­tait une expéri­ence dans un pays étranger qui m’avait mar­qué comme un cauchemar.

Pour en revenir à la ques­tion de la fil­i­a­tion, la mienne est à la fois de for­ma­tion et per­son­nal­isée : j’ai suivi une for­ma­tion auprès de Daniel Mes­guich qui sor­tait du Con­ser­va­toire. J’ai longue­ment tra­vail­lé avec Robert Wil­son en tant qu’ac­teur, assis­tant et dra­maturge.

Le pre­mier spec­ta­cle de Robert Wil­son que j’ai vu s’ap­pelait I WAS SITTING ON MY PATIO, THIS GUY APPEARED, I THOUGHT I WAS HALLUCINATED, et, pen­dant la représen­ta­tion, j’ai cru avoir des hal­lu­ci­na­tions : les ques­tions essen­tielles me sem­blaient posées, elles me ren­voy­aient à mon univers per­son­nel.

Ce spec­ta­cle a joué le rôle de déclencheur dans mon choix de faire du théâtre : j’é­tais jusque là beau­coup plus proche du ciné­ma et j’ai alors com­pris que seul le théâtre pou­vait trou­bler instan­ta­né­ment si inten­sé­ment. J’ai ensuite ren­con­tré et tra­vail­lé avec Robert Wil­son et j’ai
appris de lui l’ar­ti­sanat du théâtre pen­dant les seize années que j’ai passées à ses côtés.

François-Xavier Frantz : J’ai fait des études de plas­ti­cien aux Beaux-Arts de Metz. Par­al­lèle­ment, j’ai tra­vail­lé dans le fes­ti­val de musique con­tem­po­raine de la même ville et comme comé­di­en dans une com­pag­nie, À la fin de mes études, sur la créa­tion de LA RECONSTITUTION de Bernard Noël, mis en scène par Charles Tord­j­man, j’ai ren­con­tré Daisy Amias qui mon­tait Sénèque pour la pre­mière fois en France, PHÈDRE au T.G.P. Je suis devenu son assis­tant pen­dant cinq ans, notam­ment sur ANDROMAQUE en Corée. Ces cinq années ont été pour moi un choc entre le monde théâ­tral parisien (et ses con­tra­dic­tions) et la pas­sion dévo­rante de Daisy Amias. Dans le même temps, j’ai fait une dizaine de mis­es en scène, de Fass­binder à Wern­er Schwab. J’ai pris la posi­tion de l’Ap­pren­ti. Con­sid­érant chaque mise en scène comme une école de la patience et de la pas­sion, grâce à la fidél­ité d’un groupe de dix comé­di­ens.

Par le biais de l’A­cadémie Expéri­men­tale des Théâtres, j’ai pu ren­con­tr­er et voir tra­vailler ou dia­loguer Luca Ran­coni à Turin, Gro­cowsk : à Pont­ed­era, Vas­siliev à Moscou, c’est-à-dire sur leur lieu de tra­vail. Ces ren­con­tres et d’autres sur une dizaine d’an­nées m ont per­mis de pré­cis­er des out­ils et direc­tions de tra­vail. Je m’é­tais don­né dix ans pour « appren­dre à com­mencer ».

Parce que l’ex­i­gence artis­tique coûte cher en temps et à ce point de mon par­cours, il me paraît plus juste d’aller à la ren­con­tre des insti­tu­tions pour obtenir un éventuel sou­tien — ce que je m’é­tais tou­jours refusé à faire en tant qu’ap­pren­ti.

Ludovic Lagarde : J’ai égale­ment com­mencé le théâtre par hasard. J’é­tais étu­di­ant en let­tres à Cen­si­er et j’ai vu qu’il y avait un groupe de théâtre au sein de la fac­ulté. Je m’y suis inscrit et j’ai décidé de con­tin­uer dans cette voie.

J’ai été ensuite élève à l’é­cole de Lucien Mar­chal qui s’ap­pelait « Théâtre en Actes ». Au bout des trois années d’é­tudes, j’ai ren­con­tré Chris­t­ian Schiaret­ti dont je suis devenu l’as­sis­tant.

J’ai passé qua­tre années à ses côtés, dont trois à la Comédie de Reims dont il était le directeur, réal­isant entre temps mes pre­mières mis­es en scène : TROIS DRAMATICULES de Beck­ett au Théâtre Gran­it de Belfort, L’HYMNE de Gyor­gy Schwa­j­da à la Comédie de Reims,

LE PETIT MONDE de Courte­line au Chan­nel de Calais, SŒURS ET FRÈRES d’Olivi­er Cadiot — à qui j’avais fait une com­mande d’écri­t­ure — puis PLATONOV et IVANOV de Tchékhov, et dernière­ment LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN de Brecht et LE COLONEL DES ZOUAVES d’O­livi­er Cadiot. Mon par­cours com­mence donc par un chem­ine­ment avec le théâtre du Gran­it de Belfort et une col­lab­o­ra­tion avec un auteur, Olivi­er Cadiot, avec lequel je con­tin­ue à tra­vailler. J’ai fondé ma pro­pre com­pag­nie à Paris il y a deux ans.

Christophe Lemaître : J’ai une for­ma­tion d’ac­teur très clas­sique qui passe par l’é­cole du T.N.S. Mais après avoir été acteur pro­fes­sion­nel pen­dant cinq ans, j’ai eu envie d’autre chose, de don­ner un sens véri­ta­ble à mon tra­vail. J’ai alors com­mencé à diriger des ate­liers avec des psy­cho­tiques, avec des ado­les­cents, et fait par­al­lèle­ment mes pre­miers spec­ta­cles en com­mençant par une mise en espace de MAUX D’AMOUR OU LES MALICES DE LA LUNE de Françoise du Chax­el. J’ai réal­isé l’an­née dernière mon pre­mier vrai spec­ta­cle HAUTE AUTRICHE au Théâtre du Muse­let à Châlons-en-Cham­pagne.

Laurent Fréchuret dans MOLLOY d’après Samuel Beckett, mise en scène de Laurent Fréchuret. Photo Florence Chambournier.
Lau­rent Fréchuret dans MOLLOY d’après Samuel Beck­ett, mise en scène de Lau­rent Fréchuret. Pho­to Flo­rence Cham­bournier.

Serge Tran­vouez : J’ai égale­ment une for­ma­tion d’ac­teur, j’ai fait l’IN­SAS à Brux­elles, puis j’ai tra­vail­lé en tant qu’ac­teur prin­ci­pale­ment en Bel­gique et en Suisse où J’ai fait la ren­con­tre d’An­dré Steiger. Mais j’ai très vite été insat­is­fait de la façon dont se déroulait mon tra­vail : Je par­tic­i­pais pleine­ment à un pro­jet pen­dant trois mois et puis l’équipe se séparait, cha­cun dis­parais­sant vers un autre hori­zon. J’avais au con­traire envie de con­stituer une famille.

J’ai eu l’oc­ca­sion d’être assis­tant- sta­giaire sur un spec­ta­cle de Vitez, LE MARIAGE DE FIGARO. J’é­tais sûr que cette ren­con­tre serait déter­mi­nante. Elle l’a été, mais pas où je le croy­ais : j’ai fait la ren­con­tre déter­mi­nante de Vitez bien sûr, mais aus­si celle des élèves de la dernière pro­mo­tion de Chail­lot et, grâce à eux, celle de Didi­er-Georges Gabi­ly avec qui nous avons fondé le groupe Tchan’g. Nous avons fait deux ans de tra­vail d’ate­lier qui a abouti à un spec­ta­cle écrit pour nous par Gabi­ly, VIOLENCE, créé 1ci à la Cité Inter­na­tionale. Mes débuts sont très liés à cette mai­son, Car ma pre­mière mise en scène, c’est aus­si ici que je l’ai faite. Après avoir vécu l’aven­ture du groupe Tchang pen­dant quelques années, je me suis sen­ti apte à pren­dre en charge un pro­jet et je l’ai engagé avec des acteurs qui étaient issus de cette mou­vance-là : nous avons tra­vail­lé et présen­té devant des pro­fes­sion­nels à la Cité Inter­na­tionale un tra­vail sur PARTAGE DE MIDI de Claudel repris dans le même lieu un an et demi après à cause de prob­lèmes de droits. J’ai ensuite clos un pre­mier volet de mon par­cours avec la lourde, trop lourde, mise en scène de L’ORESTIE au Théâtre des Amandiers. Ensuite Stanis­las Nordey m’a pro­posé de devenir met­teur en scène asso­cié du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis ; j’é­tais telle­ment embal­lé par le pro­jet que j’ai tout de suite accep­té. Le tra­vail de toute une année a abouti à deux créations:LE MONOLOGUE D’ADRAMELECH de Valère Nova­ri­na où Cather­ine Epars me met­tait en scène et GAUCHE UPPERCUT de Joël Jouan­neau créé en décem­bre 1998. C’est un pro­jet autour de la jeunesse, de la vio­lence urbaine, qui se rat­tache thé­ma­tique­ment à toute l’aven­ture de Saint-Denis.

Joël Jouan­neau m’a accom­pa­g­né tout le long de mon par­cours de met­teur en scène : il m’a aidé, comme Nicole Gau­ti­er à mon­ter mon pre­mier spec­ta­cle et nous avons plusieurs fois co-mis
en scène des spec­ta­cles tant au T.N.S. (LÈVE-TOI ET MARCHE d’après Dos­toïevs­ki) qu’à Théâtre Ouvert autour d’un texte de Jacques Ser­e­na, RIMMEL.

Mais en racon­tant mon par­cours, j’ou­blie une fil­i­a­tion essen­tielle, celle que j’ap­pelle en reprenant un expres­sion de Vitez«l’école du regard » je me suis con­sti­tué par la vision d’un cer­tain nom­bre de spec­ta­cles qui ont été pour moi fon­da­teurs. Ce sont mes pre­miers pères.

Sarah Fran­co-Fer­rer : j’ai une for­ma­tion de comé­di­enne et je tra­vaille beau­coup avec un mon­sieur qui s’ap­pelle Armand Gat­ti et des per­son­nes qui se trou­vent dans des sit­u­a­tions extrême­ment pré­caires. J’ai com­mencé la mise en scène en 1996 en mon­tant un texte d’Ar­mand Gat­ti QUATRE SCHIZOPHRÉNIES À LA RECHERCHE D’UN PAYS DONT L’EXISTENCE EST CONTESTÉE.

J’ai égale­ment fait quelques films doc­u­men­taires. J’ai donc un par­cours un peu par­ti­c­uli­er qui oscille entre la langue théâ­trale et celle du film. Je pour­su­is aus­si mon tra­vail avec Gat­ti avec qui je viens de ter­min­er un spec­ta­cle qui s’ap­pelle L’ÉTÉ INDIEN dont le thème était l’in­di­an­ité, la guéril­la ; et juste avant nous avions tra­vail­lé sur la Résis­tance et la mécanique quan­tique autour de la fig­ure de Cavail­lès.

Glo­ria Paris : Pour faire du théâtre, j’ai quit­té l’I­tal­ie et suis venue en France. J’ai com­mencé à faire de la mise en scène par hasard, si l’on peut dire, car alors que j’é­tais assis­tante à la mise en scène de Mario Gon­za­lès, une des comé­di­ennes m’a pro­posé de mon­ter avec elle LES FEMMES SAVANTES au sein du J.T.N. dont elle fai­sait par­tie. Le geste de la mise en scène n’a donc pas été pour moi le fruit d’une démarche volon­taire.

Or il s’est trou­vé que ce spec­ta­cle a très vite trou­vé une pro­duc­tion, une grosse tournée d’un an, puis on l’a repris. Cela nous a per­mis de faire un autre spec­ta­cle, LA FAUSSE SUIVANTE de Mari­vaux que j’ai cette fois mis en scène toute seule. Je viens aujourd’hui de ter­min­er ma troisième mise en scène, HEDDA GABLER d’Ib­sen, que j’ai présen­tée à la Comédie de Picardie.

Il m’a donc fal­lu à peu près qua­tre ans pour me ren­dre compte que j’é­tais faite pour le méti­er de met­teur en scène. Ce sont les autres qui m’ont désignée et si je réfléchis aujour­d’hui à la ques­tion de la fil­i­a­tion, je crois avoir plusieurs pères : des pères tech­niques, des pères spir­ituels, des mères aus­si.

Marc-Ange Sanz : Je suis arrivé au théâtre tar­di­ve­ment : J’ai une for­ma­tion d’ingénieur. Je me suis aperçu un peu tard que je n’é­tais pas fait pour ça, trop tard en tout cas pour pass­er des con­cours. Je me suis alors inscrit dans une école for­mi­da­ble, à l’é­coute de la cité, le Théâtre-école de Mon­treuil. J’y ai passé trois ans au bout desquels je suis devenu ani­ma­teur : j’ai finale­ment rejoint l’autre côté de la bar­rière et j’ai aus­si dû faire l’ap­pren­tis­sage des respon­s­abil­ités de la mise en scène. Pour pou­voir réus­sir à tra­vailler avec les gens qui m’in­téres­saient, j’ai décidé de fonder un groupe, « L’empreinte et Cie ». Ce qui est dif­fi­cile, c’est de ren­con­tr­er des gens avec qui on a de réelles affinités, et je dirais que mes pères ce sont les gens avec qui je tra­vaille, qui ani­ment mes pro­jets et me nour­ris­sent. Après quelques années passées à Paris, nous avons décidé de nous réfugi­er en ban­lieue mais mal­gré nos résis­tances, nous avons aus­si dû quit­ter ce sec­ond lieu. De cette expéri­ence est issu un spec­ta­cle qui s’ap­pelait UN PUR MOMENT DE ROCK’N ROLL écrit par Vin­cent Ravalec. Il s’agis­sait de ren­dre compte de cette péri­ode où nous avions essayé de nous inscrire dans un ter­ri­toire. Avec ce spec­ta­cle, l’in­sti­tu­tion s’est subite­ment ren­due compte que nous exis­tions. Cela fai­sait pour­tant dix ans que l’on pro­dui­sait ! Nous avons alors été invités en rési­dence au Théâtre Pop­u­laire de Lor­raine puis à la Scène nationale de For­bach. Notre théâtre essaye aujour­d’hui d’in­ve­stir le réel:nous voudri­ons essay­er de ren­dre compte de ce que sont les « marges » de la société sur un plateau. Les marges, ce sont aus­si bien les cités que les vieux ou les malades : et les auteurs dont nous por­tons les textes sont stricte­ment con­tem­po­rains : Vin­cent Ravalec, Michel Aza­ma, Jean-Louis Bour­don, Peter Tur­ri­ni, ou Franz Xaver Kroetz.

Renaud Cojo : La pre­mière fois que j’ai fait du théâtre, c’est parce que, un jour, j’ai refusé de sauter. J’é­tais dans une école privée à Bor­deaux qui pos­sé­dait un théâtre à l’i­tal­i­enne style art-déco ; on n’y fai­sait pas du théâtre mais du sport : les profs de gym l’avaient réqui­si­tion­né. On y fai­sait du cheval d’arçon, de la corde à nœuds. Mais un jour le prof de sport nous a demandé de sauter du bal­con sur un tapis de récep­tion à l’orchestre ; je l’ai fait et je crois que ça m’a com­plète­ment trau­ma­tisé. Et en plus on allait le refaire toutes les semaines ; j’avais deux solu­tions : soit me porter absent à tous les cours, soit faire en sorte que cette salle rede­vi­enne un lieu de théâtre et ne serve plus à faire du sport. Deux, trois élèves et moi sommes allés aus­sitôt voir les directeurs de l’école avec un pro­jet, celui de mon­ter LE MÉDECIN MALGRÉ LUI de Molière. Et le jeu­di suiv­ant des ouvri­ers instal­laient des sièges dans la salle ; on a fait du sport dehors. Après ce début, nous avons con­tin­ué à tra­vailler jusqu’au jour où l’on nous a pro­posé de par­ticiper à un Fes­ti­val dans la ban­lieue bor­de­laise, les Chantiers de Blaye. À cette époque j’é­tais tombé amoureux d’un texte qui pro­po­sait une série de déf­i­ni­tions d’an­i­maux imag­inées par des défi­cients men­taux d’un cen­tre d’aide par le tra­vail. Nous en avons fait un spec­ta­cle, LES TAXIDERMISTES, que Nicole Gau­ti­er a vu et invité à la Cité pour un mois de représen­ta­tions.

Je crois que la fil­i­a­tion géo­graphique est impor­tante et si nous n’avions pas eu la chance de jouer à la Cité, je crois que je serais tou­jours à Bor­deaux en train peut-être de sauter de tous les bal­cons des théâtres ! Après ce spec­ta­cle créé en 1992, j’ai fait qua­tre autres mis­es en scène, MAÏAKOSKI NUAGE TOUR d’après LE NUAGE EN PANTALON de Maïakovs­ki, WHAT IN THE WORLD ? que j’avais écrit en faisant des colonnes rem­plies de choses vues et enten­dues et qui était au départ une propo­si­tion scéno­graphique, mélée à l’art vidéo, LOLICOM TM, un spec­ta­cle axé sur l’esthé­tique du Man­ga japon­ais et plus générale­ment des cul­tures de masse où la vidéo avait aus­si une place très impor­tante, créé au C.D.N. de Bor­deaux, enfin POUR LOUIS DE FUNÈS de Valère Nova­ri­na au Théâtre de la Bastille. Je ne crois pas avoir de pères, ni avoir jamais souhaité tra­vailler avec quelqu’un, recevoir son enseigne­ment. C’est en ce sens que je me con­sid­ère comme un escroc : je m’au­to déclare met­teur en scène sans avoir reçu l’assentiment d’au­cun maître. Je con­sid­ère la fil­i­a­tion plutôt du côté des gens ou struc­tures qui accom­pa­g­nent ma démarche artis­tique, le théâtre d’An­goulême, par exem­ple.

Ricar­do Lopez-Muñoz : J’ai une for­ma­tion d’informaticien et j’ai tou­jours été un spec­ta­teur de théâtre assidu. J’ai eu un jour envie de pra­ti­quer le théâtre et j ai ouvert les pages jaunes pour choisir un cours privé. Mais jouer s’est très vite avéré quelque chose d’im­pos­si­ble pour moi. Par con­tre j’ai sen­ti tout de suite le plaisir de met­tre en scène les autres.

À la fin de ma for­ma­tion d’ac­teur j’ai réu­ni un cer­tain nom­bre de copains acteurs et on a mon­té BARROUF À CHIOGGIA de Goldoni que l’on a joué plus de cent fois.Jean-Claude Penchen­at a vu le spec­ta­cle et m’a demandé d’être met­teur en scène asso­cié au C.D.N. Théâtre du Cam­pag­nol s’in­stal­lant à l’époque à Cor­beil-Essonnes. J’y suis resté deux ans. Après quoi plusieurs mis­es en scène ont suivi et tout récem­ment KINDERZIMMER de Gilles Boulan.

Il me sem­ble impor­tant de tra­vailler avec des auteurs vivants comme de faire des stages avec des acteurs non-pro­fes­sion­nels. C’est ma fil­i­a­tion en acte !

Frédéric Fis­bach : J’ai suivi un par­cours de comé­di­en clas­sique com­mençant le théâtre au lycée, puis dans une troupe de théâtre ama­teur, suiv­ant les cours de l’É­cole de la rue Blanche puis ceux du Con­ser­va­toire où j’ai tra­vail­lé notam­ment avec les acteurs Madeleine Mar­i­on et Pierre Vial, ren­con­tré Stanis­las Nordey, et un auteur, Pasoli­ni. Je suis sor­ti du Con­ser­va­toire en 1990 et j’ai tra­vail­lé sur Pasoli­ni pen­dant les trois années suiv­antes au Théâtre Gérard Philipe où j’é­tais en rési­dence. Il se trou­ve que je n’é­tais pas du tout pré­paré à cela, mais dès ma sor­tie du Con­ser­va­toire je me suis retrou­vé à faire du théâtre aus­si bien en tant qu’ac­teur qu’en ani­ma­teur de stages, et il est devenu très vite évi­dent pour moi que faire du théâtre dans une école, dans un con­ser­va­toire munic­i­pal ou sur le plateau du T.G.P. était une seule et même chose.

Je ne me con­sid­ère pas plus comme un met­teur en scène que comme un acteur, j’ai sim­ple­ment une pra­tique qui m’aide à cern­er ce qu’est le théâtre ou plutôt mon désir de théâtre. Mais il est vrai que depuis deux ans, j’ai plutôt le regard du met­teur en scène. J’ai com­mencé la mise en scène en fin de compte très tôt après le Con­ser­va­toire dans de petites formes sou­vent méprisées : le théâtre pour enfants, le théâtre hors les murs —désor­mais très à la mode — le théâtre avec les ama­teurs, qui mélange ama­teurs et pro­fes­sion­nels, mais aus­si du théâtre dans le théâtre — j’ai mis en scène deux textes issus d’un tra­vail avec les acteurs, l’un était issu d’un tra­vail que Stanis­las Nordey avait fait sur TABAC-TABAC de Koltès et l’autre qui s’ap­pelait UNE PLANCHE ET UN ACTEUR et qui fai­sait par­ler deux acteurs de leur désir de théâtre. Ce spec­ta­cle nous l’avons tourné en Creuse, sur l’in­vi­ta­tion de quelqu’un tout comme j’ai com­mencé la mise en scène sur l’in­vi­ta­tion de Stanis­las Nordey. Pour moi, c’est un chose impor­tante : je n’ai jamais eu le désir d’être met­teur en scène, j’éprou­ve seule­ment la néces­sité de faire du théâtre dans la légèreté. Il faut que les choses se passent facile­ment et si c’est com­pliqué, ça m’en­nuie, donc je m en vais.

Je tra­vaille actuelle­ment sur trois grands auteurs : Pla­ton, Kaf­ka et Strind­berg et je m’ap­prête à met­tre en scène un texte d’un jeune auteur améri­cain Bary Hall À TROIS avant de m’at­ta­quer à TOKYO NOTES de l’auteur japon­ais Oriza Hira­ta.

Georg-Maria Pauen : J’ai com­mencé le théâtre à Berlin, mais je m ennuyais. On m’a con­seil­lé d’aller en France. Je suis alors par­ti suiv­re l’É­cole de Lecoq avant d’aller en Espagne où j’ai fondé une com­pag­nie, puis en Bel­gique et en Ital­ie.

Je suis ensuite retourné à Berlin où j’ai ren­con­tré des acteurs améri­cains plutôt dans la mou­vance Dance-Mou­ve­ment avec qui j’ai con­tin­ué à tra­vailler à New-York. J’ai ren­con­tré là-bas des Français dont Eve­lyne Didi qui m’a invité au Théâtre de l’Athénée et pro­posé de met­tre en scène DIDASCALIES. C’é­tait le moment des APA (artistes et pro­dutceurs asso­ciés). Ils avaient décidé qu’ils n’avaient plus besoin de met­teurs en scène, mais, moi, 1ls m ont toléré, pourquoi je n’en sait rien. Beau­coup de grands noms inter­ve­naient comme Bob Wil­son etJean Jour­d­heuil, alors je n’ai pas osé dire que j’avais réal­isé une mise en scène ; J’ai dit : mise en jeu. Après quoi, je suis retourné à Berlin met­tre en scène des spec­ta­cles où Je mélangeais les dif­férentes nation­al­ités.

J’avais décidé de mon­ter mes pro­pres pro­duc­tions et je me suis ren­du compte que cela pre­nait autant de temps que de faire un film — deux ans — pour finale­ment ne jouer que trois semaines tout au plus. J’ai ensuite mon­té un Gat­ti en Alle­magne, puis je suis allé tra­vailler en Europe de l’est, à Siblu en Roumanie où l’on a créé LA MISSION d’Hein­er Müller, après quoi j’ai arrêté de faire de grands spec­ta­cles. J’ai décidé d’ar­rêter de courir der­rière les pro­duc­teurs et de me con­sacr­er à la direc­tion d’ac­teurs.

J’ai alors com­mencé un tra­vail de recherche avec des acteurs à Paris qui dure depuis deux ans. L’un des aboutisse­ments de ces recherch­es, HAMLET, MISE EN JEU, a été mon­tré à la Cité Inter­na­tionale.

Benoît Bradel : Dès mes quinze ans, j’ai voulu faire de la mise en scène. Et comme il n’ex­iste pas d’é­cole, j’ai décidé d’ap­pren­dre le théâtre par tous les bouts. J’ai eu la chance d’en­tr­er peu après au Théâtre du Cam­pag­nol qui n’é­tait pas encore Cen­tre Dra­ma­tique Nation­al.

Une grande lib­erté y rég­nait. J’y ai appris beau­coup de choses : à faire la régie, les lumières, les décors, à déchir­er les bil­lets, à faire l’ac­teur aus­si. Ça m’a aus­si per­mis de me ren­dre compte con­crète­ment que ce qui m’in­téres­sait, c’é­tait d’être à l’o­rig­ine des spec­ta­cles. Il m’a fal­lu dix ans pour arriv­er à affirmer ce désir et à le con­cré­tis­er. La pre­mière oppor­tu­nité qui s’est présen­tée à MOI dans l’in­sti­tu­tion, ce sont Jean-François Peyretet Sophie Lou­cachevsky qui me l’ont offerte. Ils s’oc­cu­paient d’une aven­ture au Petit Odéon qui s’ap­pelait Théâtre feuil­leton : pen­dant un an et demi on leur a con­fié le lieu. Les met­teurs en scène, les auteurs et les acteurs venaient sans cesse dis­cuter au théâtre des pro­jets des uns et des autres. J’ai ain­si pu tra­vailler une pièce d’après Gertrude Stein NOM D’UN CHIEN. J’ai donc eu un pre­mier père qui s’ap­pelait Peyret et puis toute une série de frères : il y a eu la Fonderie, les gens du Théâtre du Radeau qui nous ont pro­posé de venir retra­vailler et grâce à eux le spec­ta­cle a pu être remon­té et tourn­er. Après quoi |ai pré­paré pen­dant un an et demi un autre pro­jet qui s’ap­pelait BLANCHE-NEIGE SEPTET CRUEL que j’ai présen­té ici à la Cité. Il s’agis­sait de par­tir du thème de Blanche-Neige et de réu­nir autour, des gens venus aus­si bien de la danse et de la pein­ture que du théâtre, en vue de réin­ter­roger les formes et d’in­ven­ter de nou­veaux lan­gages.

Avant de me lancer dans la mise en scène, je me suis longtemps demandé ce qu’on pou­vait encore faire qui n’avait pas déjà été fait et com­ment par rap­port à ces nom­breuses fil­i­a­tions opér­er aus­si des rup­tures et devenir « son pro­pre fils ».

Georges Banu : À l’é­coute de ce tour d’hori­zon, je me suis aperçu à quel point les artistes insis­tent sur l’im­por­tance de l’in­scrip­tion dans un ter­ri­toire, dans le tis­su urbain, par le biais notam­ment d’ate­liers. À côté de la réflex­ion pure­ment artis­tique émerge aujour­d’hui un ques­tion­nement social. À côté du souci de mon­ter une pro­duc­tion, on trou­ve celui de se dot­er d’un out­il, si mod­este soit-il, qui per­me­tte d’en­gager un dia­logue dans le ter­ri­toire. Pourquoi ces pra­tiques ? N’est-ce que pour répon­dre à un besoin ali­men­taire ou bien sont-elles intrin­sèque­ment liées à votre manière d’en­vis­ager le théâtre aujour­d’hui ?

Frédéric Fishach : Les ama­teurs nous aident à nous repos­er des ques­tions qu’on ne se pose plus. Ils nous aident à tra­vailler, à retrou­ver la joie de pra­ti­quer. Ce n’est pas d’abord un pro­jet poli­tique : je fais du théâtre pour faire du théâtre. Je fais du théâtre avec les gens ; je ne fais pas d’ac­tion cul­turelle.

Serge Tran­vouez : L’ou­ver­ture vers le ter­ri­toire social ne s’est pas faite au tout début de mon par­cours. Je me suis d’abord défi­ni par rap­port au père et au grand frère que j’ai ren­con­trés : Vitez et Gabi­ly. Et je crois que la ques­tion de la rup­ture est au cœur de ma démarche de mise en scène : le pre­mier spec­ta­cle que j’ai choisi de faire était LE PARTAGE DE MIDI de Claudel. Or Vitez l’avait mon­té, et Gabi­ly avait tra­vail­lé sur une autre pièce de Claudel, L’ÉCHANGE. J’af­fir­mais donc mes fil­i­a­tions pour mieux soulign­er en quoi j’é­tais en rup­ture : j assumais l’ex­péri­ence que j’avais acquise tout en faisant une propo­si­tion dif­férente, qui inté­grait, par­mi d’autres, la dimen­sion de la danse con­tem­po­raine. Avec la propo­si­tion de Stanis­las Nordey de venir tra­vailler dans son théâtre, mon geste théâ­tral a changé de dimen­sion : j’ai porté un autre regard sur la place du théâtre dans la Cité, ce qui a ori­en­té mes choix ; celui notam­ment de ne tra­vailler que sur des textes stricte­ment con­tem­po­rains et de les envis­ager dans un ques­tion­nement fort par rap­port au pub­lic. Je crois que l’on fait tou­jours son pre­mier spec­ta­cle dans une incon­science plus ou moins folle, et que les spec­ta­cles qui suiv­ent sont à chaque fois des ten­ta­tives pour com­pren­dre et affirmer sa pro­pre écri­t­ure de plateau.

Jean Lam­bert-wild : La fréquen­ta­tion de mes Maîtres, au sens stoï­cien, m’a per­mis de com­pren­dre qu’elles étaient les nervures de mon corps. Je n’ai donc aucun désir de les tuer. À mes Maîtres, mer­ci ! À mon­sieur Debel­man, à mon­sieur Lam­bert, à mon­sieur Arcel­laschi, à mon­sieur For­est, à mon­sieur Jünger, à madame Col­comb, à madame Wild, à mon­sieur Dubois, à mon­sieur Lazen­nec à Mon­sieur Lang­hoff, à mon­sieur Goyard et aux autres mer­ci ! Leur enseigne­ment con­tin­ue et con­tin­uera de m’être prof­itable. Il me per­met de m’ex­plor­er et d’ex­plor­er ce qui m entoure. Il n’y a pas de mau­vais Maîtres, ce sont les élèves qui choi­sis­sent les Maîtres et non l’in­verse ; il n’y a donc que de mau­vais élèves.

Sarah Fran­co-Fer­rer : Le tra­vail que nous faisons avec Gat­ti, n’est jamais un cra­vail à pro­pre­ment par­ler social : Gat­ti est d’abord un auteur. L’en­jeu est de 5e con­fron­ter à d’autres mon­des, à d’autres formes de pen­sée, à d’autres indi­vidus par le biais de la parole théâ­trale.

Ricar­do Lopez-Muñoz : Con­traire­ment à Renaud Cojo, je ne me sens pas un escroc, je ne me sens pas du tout inutile. Je ne fais pas pouss­er des tomates, je ne pro­duis pas quelque chose de con­cret, mais je crois qu’il se passe effec­tive­ment quelque chose dans la rela­tion que j’étab­lis avec les gens avec qui je tra­vaille qu’ils soient pro­fes­sion­nels ou ama­teurs. L’an­née dernière, nous avons ini­tié un pro­jet avec qua­tre cents élèves dans une Zone d’É­d­u­ca­tion Pri­or­i­taire à Aulnay qui a duré qua­tre mois au bout desquels on a fait une présen­ta­tion entre nous et l’un des élèves à dit : « Je n’ai pas envie de devenir acteur, mais avec cette expéri­ence jai eu l’im­pres­sion d’ac­céder à une autonomie. » Voilà, des phras­es comme ça font que je ne me sens pas inutile.

Georges Banu : Je voudrais à présent deman­der à André-Louis Per­inet­ti s’il veut bien nous par­ler des débuts de la Cité Inter­na­tionale qu’il a fondée.

André-Louis Per­inet­ti : Ce lieu que j’ai investi il y a trente ans était essen­tielle­ment un lieu de rup­ture. Nous ne nous recon­nais­sions aucune fil­i­a­tion et par la force des choses nous nous con­sid­éri­ons comme orphe­lins. Je n’aime pas du tout ce terme de fil­i­a­tion, je lui préfère celui de com­pagnon­nage. J’ai eu la chance de ren­con­tr­er un homme qui a TOUJOURS été en rup­ture, Je veux par­ler de Jean-Marie Ser­reau avec qui j’ai été en com­pagnon­nage pen­dant près de dix ans. La pre­mière chose que j’ai apprise auprès de Jean-Marie Ser­reau est d’avoir d’abord un « toit ». Forts de ce principe, nous avions alors la boulim­ie des lieux : on tra­vail­lait dans la salle de répéti­tion du Gau­mont Palace, l’U­ni­ver­sité du Théâtre des Nations, que je dirigeais par ailleurs, était instal­lée dans le sous-sol d’un autre ciné­ma, le Gau­mont Gam­bet­ta, on avait aus­si piqué un apparte­ment de trois cents mètres car­ré à Beaubourg, dans l’at­tente de la con­struc­tion du nou­veau musée (il s’agis­sait d’une étude de notaire !). Nous avions égale­ment récupéré un rez- de-chaussée dans une rue des Halles. J’é­tais à l’af­fût de nou­veaux lieux, parce que l’U­ni­ver­sité du Théâtre des Nations avait été chas­sée du Théâtre Sarah Bern­hardt, où nous occu­pi­ons le dernier étage, ceci en rai­son de la réfec­tion du théâtre. Et quand on refait quelque chose, on vide tou­jours ceux qui sont dedans. Et ils ne risquent pas d’y retourn­er !

Le lieu où nous sommes aujour­d’hui n’é­tait alors qu’une sorte de « théâtre- garage », où avaient lieu de temps à autres des spec­ta­cles, mais l’on y mon­trait avant tout des films. Le Min­istère de la Cul­ture cher­chait à cette époque des lieux un peu spé­ci­aux pour en faire des lieux de recherche assim­ilés à une sorte de Mai­son de la Cul­ture un peu dif­férente. Évidem­ment cette Mai­son Inter­na­tionale de la Cité Uni­ver­si­taire leur a sem­blé appro­priée. Le prési­dent de la Cité Inter­na­tionale, Mon­sieur Bernard Chenot, était prêt à accepter cette trans­for­ma­tion de la Mai­son Inter­na­tionale, mais demandait en même temps qu’on y désigne un ani­ma­teur. À cette époque Jean-Louis Bar­rault, directeur du Théâtre de France instal­lé à l’Odéon, mais aus­si directeur du Théâtre des Nations (pour encore peu de temps!) cher­chait avec Peter Brook un lieu pour y installer un ate­lier inter­na­tion­al de recherch­es. La propo­si­tion lui fut faite. Mais évidem­ment, si Jean-Louis Bar­rault con­voitait l’e­space, ce n’é­tait pas pour en assur­er l’an­i­ma­tion per­ma­nente. Aus­si il refusa. À cette époque, j’é­tais à la recherche de nou­veaux locaux pour l’U­ni­ver­sité du Théâtre des Nations et sou­vent sans être invité, je me pointais au Min­istère. J’y étais le jour où Jean-Louis Bar­rault a exprimé son refus défini­tif. C’é­tait en jan­vi­er 1968. Quelqu’un de la Direc­tion du Théâtre du Min­istère a dit : « Pourquoi ne le don­nerait-on pas à Per­inet­ti ? » J’ai posé mes con­di­tions avant d’ac­cepter : j’ac­cep­tais de devenir directeur des Affaires Cul­turelles de la Cité Uni­ver­si­taire, mais en échange je pre­nais tout le sous-sol de la mai­son pour y installer l’U­ni­ver­sité du Théâtre des Nations. Notre arrivée était prévue pour le mois d’oc­to­bre 1968. Mais en mai, les événe­ments en ont décidé autrement. Nous avons avancé notre instal­la­tion, prof­i­tant que nous n’é­tions pas « sus­pects » aux étu­di­ants qui occu­paient la Cité. Et coute la fratrie y a alors débar­qué : les sta­giaires de UTN, mais aus­si Jean-Marie Pat­te, qui créa son lieu, « le Jardin », Vic­tor Gar­cia, Jorge Lavel­li, et d’autres. Même Vitez qui reprit plusieurs de ses spec­ta­cles dans les dif­férentes salles que nous avions créées. Car la Cité était dev­enue mul­ti­plexe. Quand j’ai quit­té la Cité, il y avait qua­tre lieux qui fonc­tion­naient en per­ma­nence (le Grand Théâtre, la Resserre, la Galerie et le Jardin)sans compter les pavil­lons que l’on investis­sait le temps d’un spec­ta­cle.

Ce théâtre est donc devenu en très peu de temps le lieu par excel­lence de la jeune créa­tion française mais aus­si du théâtre inter­na­tion­al, notam­ment avec les grandes troupes améri­caines de cette époque.

Instal­lés en mai 1968, nous avions tou­jours voulu garder l’e­sprit et la lib­erté de parole de ce moment priv­ilégié. Jusqu’au moment où je me suis ren­du compte, après qua­tre ans et que mai 68 s’éloignait dans le temps, que cette lib­erté de parole risquait d’être reprise. Et com­mençait par l’être. Une année, j’ai été accusé d’avoir, par une pro­gram­ma­tion ori­en­tée, ten­té de remet­tre en cause les struc­tures de la Société et celles de l’É­tat !J’ai donc décidé de par­tir et j’ai démis­sion­né en mai 1972. On m’a alors pro­posé de pren­dre la direc­tion du T.N.S., à Stras­bourg, qui deve­nait Théâtre Nation­al. (Aupar­a­vant il en avait le titre mais pas les statuts.) J’ai beau­coup hésité (deux mois!) mais j’ai sauté le pas après avoir con­sulté Roger Plan­chon, et surtout son co- directeur, Robert Gilbert. Ils m’ont indiqué qu’il était de notre devoir d’in­ve­stir le plus de lieux offi­ciels pos­si­bles, afin de les per­ver­tir ! Les lieux ont une mémoire, ils résis­tent. Surtout ceux-là !

Mais les bâti­ments offi­ciels ne doivent pas nous faire renon­cer à théâ­tralis­er les lieux déjà exis­tants, ces lieux qui ont une âme ec une his­toire. Et je suis très heureux de voir que ce lieu, grâce à Nicole Gau­ti­er, est rede­venu une struc­ture d’ac­cueil de jeunes com­pag­nies dans un même esprit que ce lui que nous avions alors, mais certes dans un con­texte dif­férent. Si vous me per­me­t­tez d’ex­primer un souhait, c’est que ce théâtre demeure un lieu de rup­ture. Et je vous encour­age, comme Peter Stein l’a sug­géré dans une inter­view, à ren­vers­er le théâtre de ces met­teurs en scène sex­agé­naires qui à force de n’avoir pas été remis en ques­tion pen­dant de nom­breuses années, peu­vent tou­jours se faire pass­er pour le nou­veau théâtre, comme d’éter­nels ado­les­cents qui refusent de vieil­lir.

Christophe Lemaître : Je crois que les généra­tions précé­dentes con­nais­saient une sit­u­a­tion dif­férente. Nos pères détru­i­saient ; nous, nous avons besoin d’en­fil­er le cos­tume de l’in­sti­tu­tion pour le faire cra­quer. Ils avaient un côté homme préhis­torique qu’on ne peut plus se per­me­t­tre aujour­d’hui. Au lieu de rup­ture, je par­lerais donc de trans­for­ma­tion.

Serge Tran­vouez : Il me sem­ble que la notion de frère est impor­tante quand on par­le de fil­i­a­tion. Et j’ai le sen­ti­ment que les gens de théâtre de ma généra­tion, plutôt que de déclar­er laguerre à leurs aînés ont su se con­stituer en fratrie pour faire sur­gir du nou­veau. Ma réac­tion aujour­d’hui est plutôt d’es­say­er de retrou­ver le lien avec ces aînés.

Ludovic Lagarde : Ce qui a changé par rap­port à l’in­sti­tu­tion, c’est que les fron­tières entre théâtre pub­lic ec théâtre privé sont dev­enues floues. Il y a des théâtres publics qui présen­tent des spec­ta­cles con­ven­tion­nels que l’on avait l’habi­tude de voir dans le privé.

Nous vivons une sit­u­a­tion d’é­clate­ment poli­tique et esthé­tique, et peut-être que l’ab­sence d’af­fron­te­ment idéologique clair y est pour quelque chose, Et puis, il est devenu presqu’im­pos­si­ble d’avoir la pos­si­bil­ité de tra­vailler sur la durée, tant notre société subit la men­ace de la con­ta­gion du fast-food.Un spec­ta­cle doit se boucler en cinq semaines et par­fois en trois, c’est une ques­tion de rentabil­ité.

Glo­ria Paris : Il y a une notion qu’il me sem­ble impor­tant d’in­tro­duire dans le débat, c’est celle de légitim­ité. Dans ce moment de com­mence­ment, il m’est très dif­fi­cile de savoir si je suis en rup­ture.

J’en suis encore à me don­ner le droit de faire, à essay­er de me légitimer moi-même. C’est pourquoi, il me paraît impor­tant de con­tin­uer à tra­vailler avec les armes que des gens comme Mario Gon­za­les ou Claude Régy m’ont don­nées pour être à la hau­teur de leur exi­gence.

Serge Tran­vouez : Je crois que nous man­quons sérieuse­ment d’outils cri­tiques et que nous devri­ons nous les fournir. C’est-à-dire que nous devri­ons d’abord nous faire un devoir d’aller voir les spec­ta­cles des autres et d’être capa­bles d’en par­ler, d’échang­er une parole cri­tique de plateau. Car sinon nos spec­ta­cles sont comme des assi­ettes sales qu’on empil­erait sans fin. Trou­vons l’en­droit, inven­tons le lieu d’une telle parole de tra­vail. Et peut-être qu’à ce moment-là, on inve­sti­rait les insti­tu­tions d’une manière plus intel­li­gente, plus vivante.

Ludovic Lagarde : Il est fon­da­men­tal de pou­voir trou­ver un lieu où l’on puisse exercer un tra­vail dans la con­ti­nu­ité. Je crois qu’on a tous envie de ça. Et toute l’in­sti­tu­tion aujour­d’hui devrait plac­er ce souci au cen­tre de ses réflex­ions.

Jean Lam­bert-wild : Je crois à l’ex­il, à la migra­tion. Je n’ai aucune envie de diriger un lieu. En France, on ne manque ni de bâti­ments, ni de struc­tures, la ques­tion est ailleurs : Peut-on men­er de front un tra­vail de créa­tion et un tra­vail de directeur de théâtre. Me con­cer­nant, la réponse est non !

Benoit Bradel : Peut-être faudrait-il inven­ter des moyens de codiriger des lieux, de créer des parte­nar­i­ats entre les artistes et les ani­ma­teurs cul­turels. Créer des réseaux.

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Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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Débuter-Couverture du Numéro 62 d'Alternatives Théâtrales
#62
mai 2025

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26 Oct 1998 — Suite à la lecture de la retranscription de son intervention Jean Lambert-wild a souhaité nous apporter un complément de réflexion…

Suite à la lec­ture de la retran­scrip­tion de son inter­ven­tion Jean Lam­bert-wild a souhaité nous apporter un com­plé­ment…

Par Jean Lambert-wild
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GEORGES BANU : Nous avons par­lé aux cours des séances précé­dentes de l’im­por­tance de la décou­verte et de la vig­i­lance qui doit accom­pa­g­n­er la recherche de nou­veaux artistes : Cer­tains Ont pu souf­frir de « jeu­nisme…

Par Georges Banu
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