Macha Makeieffet Jérôme Deschamps « C’est en cherchant à dire la fragilité, le désastre, que la vie prend sens »
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Macha Makeieffet Jérôme Deschamps « C’est en cherchant à dire la fragilité, le désastre, que la vie prend sens »

Entretien avec Georges Banu

Le 20 Oct 1998

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GEORGES BANU : Le début de votre tra­vail en tan­dem coïn­cide avec la con­sti­tu­tion d’une com­pag­nie, la Com­pag­nie Deschamps et Deschamps en 1979. Vous formez donc une troupe.

Jérôme Deschamps : Il n’y a rien de pire que les troupes telles qu’elles se con­stituent dans les Cen­tres Dra­ma­tiques : une struc­ture admin­is­tra­tive engage des acteurs sous con­trat pour deux ou trois ans ; dès qu’on par­le avec eux, on sent qu’ils s’en­nuient pro­fondé­ment. Cette organ­i­sa­tion admin­is­tra­tive va à l’en­con­tre du plaisir et du désir. Aus­si, avec Macha, nous avons tou­jours fait en sorte de ne pas nous organ­is­er de cette façon : les acteurs peu­vent par­tir quand ils le veu­lent. Ec s’ils sont là depuis quinze ans, c’est peut-être parce qu’ils y trou­vent du plaisir.

G. B.: On dit sou­vent que « la vérité est dans le début ». Or à l’époque où tous fai­saient un théâtre très sérieux, très engagé, tu fais le spec­ta­cle BLANCHE ALICATA, qui est une par­o­die de mélo­drame.

J. B.: Je trou­vais ce spec­ta­cle assez sérieux aus­si.

G. B.: Mais c’é­tait un tra­vail sur des formes inhab­ituelles à cette époque.

J. B.: Blanche Ali­ca­ta était la femme qui s’oc­cu­pait de Dominique Val­adié quand elle était petite, et qui fai­sait aus­si le ménage chez elle. Je ne l’ai jamais con­nue. Et j’aimais l’idée d’in­ven­ter un spec­ta­cle qui soit un hom­mage rêvé ren­du à cette femme, et de le racon­ter avec presque rien : une bas­sine jaune, une table à repass­er, des chais­es, un bout de ficelle et un vieux gant de toi­lette. En fait, c’é­tait assez grave comme idée :on avait mis en scène tous ses rêves, celui de par­tir en Espagne, de se mari­er un jour, de repass­er les Pyrénées … Ils se mêlaient au quo­ti­di­en et con­trastaient avec lui : elle par­lait de l’Es­pagne et puis il y avait le lait qui débor­dait. C’é­cait un geste que j’ai tout à fait pris au sérieux, comme quelque chose de grave et d’im­por­tant.

G. B.: Avant BLANCHE ALICATA, il y a eu un autre spec­ta­cle BABOULIFICHE ET PAPAVOINE. Peut-être pour­rions-nous l’évo­quer ?

J. B.: Au moment où Vitez s’in­stal­lait à Chail­lor, il lui a été demandé de faire un spec­ta­cle pour enfants, un spec­ta­cle gra­tu­it qui puisse tourn­er dans les écoles. Ce spec­ta­cle, je l’ai fait avec Jean-Claude Durand. Nous l’avions tiré d’un livre, une espèce de bande-dess­inée de 1905 qui racon­tait que deux pau­vres types, Babouli­fiche et Papavoine, avaient fait un voy­age sur la lune mais que per­son­ne n’en avait jamais rien su. J’é­tais très énervé par les spec­ta­cles pour enfants abom­inable­ment bêti­fi­ants de l’époque et je voulais faire le con­traire : qu’il y ait, par exem­ple, plein de mots que les enfants ne com­pren­nent pas, parce que, quand on est petit, on est intéressé par tout ce qui, juste­ment, n’est pas fait pour soi. C’é­tait en plus un spec­ta­cle très vio­lent, j’avais quelques comptes à régler avec les écoles. Les enfants ont par­fois réa­gi avec force, voulant à leur tour desser­rer le car­can que l’é­cole leur impo­sait. Ce qui n’é­tait pas pour me déplaire !

G. B.: Macha, tu mets en scène des objets déclassés. Cette expres­sion ren­voie à Tadeusz Kan­tor mais aus­si à Mar­cel Duchamp. Vous inscrivez-vous dans cette famille ?

Macha Makeieff : Cer­taine­ment, mais en tout cas pas con­sciem­ment. Jérôme et moi, nous ne faisons pas de dra­maturgie a pri­ori. Les objets qui n’ont pas d’autonomie artis­tique ne m intéressent pas. Si nous par­lons de cer­taines choses, c’est parce qu’elles nous sem­blent brûlantes, de l’or­dre de l’é­mo­tion, pas de la référence cul­turelle. Il est vrai que j’ai des cousins : j’ai beau­coup fréquen­té les œuvres de l’Arte Povera, par exem­ple. Au moment du pre­mier spec­ta­cle de Jérôme, moi je pro­je­tais de mon­ter un spec­ta­cle sans acteurs, avec seule­ment des objets, des bruits, de la lumière. Je pen­sais déjà, mal­adroite­ment, qu’il y avait une force poé­tique, une vio­lence con­tenue dans ces objets réprou­vés. Nous avons cher­ché ensem­ble, Jérôme et moi, à trou­ver un équili­bre entre les objets et les acteurs, à racon­ter le des­tin des uns et des autres, ce com­pagnon­nage-là.

G. B.: C’est grâce à Antoine Vitez que je vous ai décou­verts. Il appré­ci­ait énor­mé­ment votre tra­vail. Quel rôle a‑t-il joué dans vos débuts ?

J. D.: Je ne voudrais pas avoir l’air de racon­ter la belle his­toire du type élevé à Neuil­ly qui ren­con­tre une jeune femme éprise d’Arte Povera, et qui déci­dent ensem­ble de faire des spec­ta­cles pour aus­sitôt con­naître le suc­cès. Nos débuts ont été dif­fi­ciles. Le pro­jet de LA FAMILLE DESCHIENS1, les respon­s­ables du Jeune Théâtre Nation­al n’y croy­aient pas. J’avais un par­cours de théâtre qui s’ap­puyait beau­coup sur le verbe et sur les pièces aux côtés de Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vin­cent, ou d’An­toine Vitez à la Comédie Française, et tout d’un coup, j ai eu envie de ren­dre compte de ce que je voy­ais dans le regard des gens assis sur une chaise devant leur mai­son, dans le Mor­van, qui ne par­lent plus et dis­ent pour­tant des choses. J’avais envie de mon­tr­er ces gens-là, d’en découdre avec le pub­lic et avec un théâtre que je trou­vais étouf­fant. Mais pour le faire, j’ai eu besoin d’alliés, et c’est vrai qu’An­toine Vitez a été peut-être notre pre­mier allié, le pre­mier à nous faire con­fi­ance. Aus­si étrange qu’il puisse paraître une étroite com­plic­ité me liait à Antoine Vitez. C’é­tait dans la vie, un type très drôle, avec qui j’ai passé des heures à imiter Pierre Touchard2 ? ou des hauts respon­s­ables du Par­ti Com­mu­niste. Il a été pour nous un sou­tien essen­tiel, plus moral que financier d’ailleurs, mais c’est celui-là qui importe le plus.

M. M.: Antoine a sen­ti notre déter­mi­na­tion inso­lente à l’é­gard de cer­taines pra­tiques théâ­trales et nous a encour­agés à nous en tenir tou­jours à ce regard-là, sin­guli­er. Antoine Vitez m’a per­mis de mon­ter mon pre­mier spec­ta­cle, pour enfants, à Ivry avec Jeanne Vitez. Puis j’ai suivi les répéti­tions de PARTAGE DE MIDI. Avec quelle intel­li­gence il organ­i­sait la règle du jeu de chaque répéti­tion ! J’ai appris de lui à suiv­re cette règle avec humil­ité et entête­ment, à con­sid­ér­er aus­si notre tra­vail comme un objet artis­tique autonome, à pren­dre la dis­tance néces­saire qui évite d’être paralysé par le doute ou la con­fu­sion des émo­tions.

Il m a appris aus­si à ne met­tre sur le plateau que l’indis­pens­able. Je me rap­pelle surtout sa fer­veur ! Mon­ter sur le plateau était un geste sacré !

J. D.: Quand j’ai mon­té BLANCHE ALICATA avec Dominique Val­adié, je fai­sais du théâtre depuis déjà dix ans dans de bonnes con­di­tions pro­fes­sion­nelles. Or ce spec­ta­cle, on l’a joué au Théâtre Daniel Sora­no à Vin­cennes devant quelque­fois deux per­son­nes ; et pas les ven­dredis, parce qu’il fal­lait laiss­er la place à l’au­to-école. Mais s’il y avait peu de monde, je me sou­viens de la qual­ité de l’é­mo­tion que j’ai ressen­tie : c’é­tait exacte­ment ce dont j’avais rêvé quand j’é­tais petit et que je dis­ais que je voulais faire du théâtre. C’est à ce moment que tout s’est décidé pour moi, porté par l’élan que créait le petit nom­bre de gens qui nous ont soutenus. On avait l’im­pres­sion de livr­er une vraie bataille pour le théâtre. Je me sou­viens qu’à Orléans, ils avaient oublié d’an­non­cer notre spec­ta­cle, on devait jouer LES OUBLIETTES, on est arrivés le dimanche matin pour jouer le jour-même : dans la salle de onze cents places, il y avait huit spec­ta­teurs, des pas­sion­nés de théâtre qui avaient poussé la porte du théâtre ce dimanche-là. Eux ec nous ne nous sommes pour ain­si dire jamais quit­tés ; la rela­tion qui s’est créée était telle­ment forte. Ces expéri­ences nous ont aus­si don­né l’en­vie de sor­tir des réseaux du théâtre, de par­tir à la décou­verte d’autres publics, à l’é­tranger notam­ment. On a tourné dans toute une série de petits fes­ti­vals en Ital­ie et en Autriche. Gratz, on a Joué sur une scène de 800 per­son­nes entre deux con­certs de rock. Cette con­fronta­tion, nous l’avons voulue. Elle nous a défini­tive­ment vac­cinés con­tre le chemin habituel, le « cur­sus insti­tu­tion­nel ». Il ne s’agis­sait pas pour nous de nous bat­tre con­tre les insti­tu­tions, mais d’in­ven­ter d’autres façons d’en être les parte­naires.

G. B.: C’est pourquoi vous n’avez jamais voulu avoir de lieu fixe mais rester nomades ?

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Écrit par Georges Banu
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