Vitesses

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Le 7 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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En 1988, dans un texte inti­t­ulé L’enjeu éthique du jeu, pub­lié dans L’Art du théâtre, Alain Badiou écrivait ceci :
« Saisi des débats inter­minables pour savoir si Ham­let est un pho­bique ou un schiz­o­phrène, ou s’il ne sait com­ment affron­ter la cas­tra­tion, Lacan y met­tait fin par cette remar­que qui m’a tou­jours réjoui, que de telles con­sul­ta­tions ana­ly­tiques étaient vaines, de ce que Ham­let n’existe pas. »

Cette remar­que de Lacan me réjouit moi aus­si, autant que me réjouis­sent les con­sid­éra­tions dont Badiou l’accompagnait et la dif­férence qu’il fai­sait entre le bon théâtre et le mau­vais, le mau­vais étant celui qui laisse enten­dre que « quelque chose existe », « qu’il y a quelque chose à imiter », qui « nous pro­pose une mise en signe des sub­stances sup­posées ». Tou­jours dans ce même arti­cle, il écrivait aus­si :
« Ce qui se présente est l’acteur, et si son jeu pré­sume de l’existence de quelque chose comme Ham­let, le théâtre est dis­sous. »

À l’instar de Badiou, je dirais que l’écrivain de théâtre qui m’intéresse, c’est celui qui m’empêche de sup­pos­er des sub­stances, qui ne donne rien à imiter.

Je vais bien­tôt mon­ter Amphit­ry­on de Kleist. Pourquoi ? Parce que Kleist joue avec le théâtre, avec les « règles » du théâtre, ses… sub­stances, qu’il brouille, qu’il ren­verse ou qu’il vide. Tout se passe hors de scène ou avant ou après, et l’affrontement entre les per­son­nages y est aus­si impos­si­ble que leur ren­con­tre. Parce qu’il agence son his­toire pour qu’elle ne s’accomplisse jamais. Les per­son­nages n’y peu­vent à aucun moment jouer leur rôle au sens de leur « emploi », comme on dit au théâtre. Seul Sosie joue quelque chose jusqu’au bout et dans la jouis­sance : quand il répète comme un acteur le rôle du mes­sager, au début de la pièce ; mais il n’est pas au bon endroit, il n’a pas la bonne parte­naire : ce devrait être Alcmène, or ce n’est qu’une lanterne, et en plus, il n’est pas du tout cen­sé faire l’acteur ! Ironique, non ? Comme tragédie, cette pièce est bouf­fonne, comme comédie, elle est atroce.

Alors, c’est quoi ? C’est un objet bizarre, à peine iden­ti­fié comme théâtre, longtemps désigné en tout cas comme « irréprésentable ».

Vu d’aujourd’hui, l’exemple de Kleist est typ­ique de ces deux vitesses dont on me demande de par­ler. C’est un auteur mort et son texte est devenu cadavre, c’est-à-dire objet cern­able. Plus d’un siè­cle nous sépare, et aujourd’hui, on peut mon­ter Kleist parce qu’il est clos, clô­turé. Il est mort et son œuvre est achevée, son monde aus­si, qui n’est plus tout à fait le nôtre. Aujourd’hui, on par­le de jeu avec des règles, donc, nous aus­si, met­teurs en scène, pou­vons jouer, cent ans après, à l’unisson.

Cela vaut pour tous les clas­siques : met­tez un smok­ing à Ham­let, dis­ait Brecht, est tou­jours bon pour le smok­ing, mais cela ne change rien à ces six let­tres qui for­ment le nom Ham­let. J’ai vu Ajax revê­tu d’un uni­forme venu tout droit de l’armée améri­caine, cela ne m’a pas rap­proché Ajax pour autant, Athé­na encore moins, qui ne peut que faire métaphore. Et quand il y a métaphore, c’est qu’il y a quelque chose à imiter ! Ceux qui croient au rap­proche­ment se leur­rent, les deux vitesses sont tou­jours là. Mais ce n’est pas très grave et Sopho­cle s’en sort bien : il reste là où il est, à sa bonne place, à 2 500 ans de nous.

Est-ce à dire qu’il n’est de bon auteur de théâtre que mort ? Pour qu’une ren­con­tre ait lieu, en tout cas, c’est à crain­dre.

Pourquoi ? Est-ce parce que l’une s’inscrit dans la durée et dans l’espace et l’autre dans l’ici et main­tenant ? Je ne crois pas, pas vrai­ment. En fait, cet art apparem­ment du hic et nunc, cet acte repro­ductible qui n’existe à chaque fois que dans la sin­gu­lar­ité de son accom­plisse­ment d’un soir, est en réal­ité un art qui a telle­ment à voir avec le passé qu’il en devient presque impos­si­ble au présent. Je ne par­le pas du théâtre, qui lui, quand il s’accomplit, s’accomplit au présent ; je par­le de la mise en scène, de ce qu’elle fige et fixe et tue d’un texte sur le plateau. Après, par le jeu, l’acteur redonne vie, chaque soir, ou essaie de le faire.

La mise en scène est prélève­ment, biop­sie ; le texte, lui, est total­ité, mais total­ité trouée, inachève­ment. Total­ité puisqu’il porte un cer­tain nom­bre de pos­si­bles, inachève­ment puisqu’il demande un espace, un corps, une voix, c’est-à-dire un morceau de vie d’acteur et de met­teur en scène.

Monte-t-on jamais un texte de théâtre ? Le mon­ter, n’est-ce pas pro­pre­ment l’exécuter ? Ne faut-il pas, pour le mon­ter, juste­ment, chercher ailleurs et autre chose ?

Diderot : « Quel est donc son tal­ent [à la Cla­iron] ? Celui d’imaginer un grand fan­tôme et de le copi­er de génie. Elle imi­tait le mou­ve­ment, les actions, les gestes, toute l’expression d’un être fort au-dessus d’elle. »

Comme je dis : chercher ailleurs et autre chose, du côté des héros et des morts. Il le sait, Müller, quand il com­mence Ham­let-Machine par : « J’étais Ham­let »… Encore plus rad­i­cal, peut-être, que le fameux « Me voici, igno­rant, imbé­cile » de Tête d’or. Quoique Claudel, déjà, ne pos­tu­lait que les défauts de son per­son­nage : un per­son­nage par défaut, donc. Et le tra­vail du met­teur en scène, c’est de s’engouffrer dans ce défaut-là, d’effacer au max­i­mum l’acteur qui, ras­surez-vous, fait retour quand même, tou­jours et heureuse­ment, car c’est entre sa dis­pari­tion et son retour, entre le héros mort imag­iné et la petite per­son­ne présente, qu’il y a le théâtre.

Diderot, encore, à Gar­rick : « Ne m’as-tu pas dit que, quoi que tu sen­tiss­es forte­ment, ton action serait faible, si, quelle que fût la pas­sion ou le car­ac­tère que tu avais à ren­dre, tu ne savais t’élever par la pen­sée à la grandeur d’un fan­tôme homérique ? »

Le vif se doit d’aller saisir le mort, ça, c’est pour le jeu, pour l’acteur. C’est aus­si, la plu­part du temps, ce que fait le met­teur en scène : rejoin­dre l’auteur mort. J’entends par auteur mort l’auteur dont l’œuvre s’est détachée du champ social dans lequel un jour elle s’est inscrite, et qui donc, nous parvient aujourd’hui comme un objet facile à iden­ti­fi­er. Mais c’est un objet qui ne fait aucun mal, parce que ce qu’il nous dit est soit révolu, soit accom­pli, en tout cas con­nu, assim­ilé, digéré. Un objet sat­uré d’histoire, d’Histoire tout court et d’histoire du théâtre. Mais un acteur peut être physique­ment mort et son théâtre ter­ri­ble­ment vivant : Pasoli­ni, par exem­ple.

Je pos­tule avec lui ma deux­ième « ren­con­tre » pour la sai­son prochaine. Je mets ren­con­tre entre guillemets, car la pre­mière a fait son trou : quelque chose d’Orgie n’a pas été mis en scène : dans le spec­ta­cle que j’ai fait en 1986, man­quait — ça paraît ironique aujourd’hui, mais cepen­dant, c’était fon­da­men­tal — la dimen­sion du retour du pen­du ! On essaiera de faire mieux la prochaine fois, mais il faut le savoir : la mise en scène d’un texte con­tem­po­rain ne peut se dessin­er que sous forme d’asymptote.

Mais enfin, je reviens au bon­heur, en 1978, de ren­con­tr­er un texte de théâtre, une fic­tion qui nous par­le de tout cela ! Tout y était, même la mise en pièce de l’auteur !… Enfin, de sa pho­togra­phie ! On en a par­lé à l’époque — et écrit —, de sa décon­struc­tion du per­son­nage — s’il était Ham­let, c’est qu’il ne l’est plus, une Ophélie que la riv­ière ne garde pas n’est plus tout à fait une Ophélie —, de la divi­sion du sujet, du frac­tion­nement de l’intrigue et de sa mise en pièce, de l’intellectuel schiz­o­phrénisé…

De cela, nous avons monté/montré cer­taines choses. Des dérives sont apparues aus­si que nous n’avions pas prévues, comme tou­jours dans les spec­ta­cles. L’espace était comme une page blanche sur un plateau : une lande de neige, très longue et très étroite, un Ham­let en imper noir s’y déplaçant comme un jam­bage et une Ophélie son dou­ble, imper noir elle aus­si, qui mur­mu­rait une révolte inutile.

Les deux vitesses dont il n’arrête pas d’être ques­tion ici nous restaient néan­moins en tra­vers de la gorge, et j’ai remis sur le méti­er l’ouvrage, recher­chant autre chose de Müller que le texte et son mythe théâ­tral : j’ai ajouté Avis de décès et cet autre texte, Sur le Père. Attein­dre l’auteur par ses morts devenus écri­t­ure, théâtre ?

Il n’y avait plus vrai­ment de plateau, la scène autre­fois du monde était réduite à l’espace privé d’un loft grandeur nature et dans lequel l’« Inter­prète d’Hamlet » tour­nait en rond en por­tant le rideau rouge sur son dos comme d’autres le poids du monde.

Autres ques­tions, autres répons­es. Et aujourd’hui, ce qui me frappe, c’est que ce texte écrit aus­si com­ment le mort saisit le vif et que cet Ham­let qui blab­late devant les ruines de l’Europe tente de se dégager de son illus­tre mod­èle, de la spi­rale de la vengeance et de l’escalade de la vio­lence, mais com­ment il échoue, repris qu’il est à chaque coup par la « Machine-Ham­let » — c’est ain­si qu’aujourd’hui j’aimerais com­pren­dre le titre alle­mand : Die Ham­let-Mas­chine.

« Je ne joue plus de rôle. Mes mots n’ont plus rien à me dire. Mes pen­sées aspirent le sang des images. Mon drame n’a plus lieu. » Et pour­tant, cet inter­prète d’Hamlet vaut le fan­tôme qui lui colle à la peau, mieux, il en devient un lui-même, mais pas tout de suite !

Deux vitesses, oui, oh com­bi­en. Mais je n’irais pas jusqu’à dire que la mise en scène doit rester autonome « pour garder son autonomie au texte ». Un texte con­tem­po­rain a trop d’histoire et pas assez : il a trop d’histoire du théâtre — je veux dire de lit­téra­ture dra­ma­tique inscrite à l’intérieur — mais aucune de la représen­ta­tion, ou si peu. Alors c’est au met­teur en scène à lou­voy­er à sa manière entre ce trop plein et ce peu.

Peut-être existe-t-il un espace de l’imaginaire où les temps se rejoignent ? Au niveau du pub­lic, peut-être ? Troisième vitesse dans l’espace-temps… En tout cas, comme dit Badiou, encore :
« Pen­sée du temps, le théâtre l’exécute au passé. »

En 1988, dans un texte inti­t­ulé L’enjeu éthique du jeu, pub­lié dans L’Art du théâtre, Alain Badiou écrivait ceci :
« Saisi des débats inter­minables pour savoir si Ham­let est un pho­bique ou un schiz­o­phrène, ou s’il ne sait com­ment affron­ter la cas­tra­tion, Lacan y met­tait fin par cette remar­que qui m’a tou­jours réjoui, que de telles con­sul­ta­tions ana­ly­tiques étaient vaines, de ce que Ham­let n’existe pas. »

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