STATIONS URBAINES / SPORTSTÜCKLe bruit Jelinek

STATIONS URBAINES / SPORTSTÜCKLe bruit Jelinek

Le 15 Oct 2006

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Article publié pour le numéro
Couverture du Numéro 90-91 - Marc Liebens
90 – 91
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Après LUI PAS COMME LUI1 et le pro­jet WET !2, qui regroupe deux courts textes théoriques, la com­pag­nie sturm­frei3 pour­suit son tra­vail sur Elfriede Jelinek, déplace son lieu de tra­vail et prend la ville de Genève comme lab­o­ra­toire, plate­forme de recherche, d’expérimentation et de réflex­ion autour d’une autre forme de com­mu­ni­ca­tion théâ­trale. Autre, notam­ment parce que sturm­frei veut tra­vailler sur la durée et dans l’aléatoire de l’espace pub­lic. STATIONS URBAINES, pro­jet arrimé à SPORTSTÜCK (Une pièce de sport) d’Elfriede Jelinek (pièce traduite par Michel Deutsch et Mar­i­anne Dautrey mais non pub­liée), est un proces­sus de tra­vail prévu sur deux ans et en cinq étapes : une seule représen­ta­tion inté­grale de ce texte-fleuve, et qua­tre sta­tions comme autant de bivouacs pro­vi­soires. Il s’agit de se met­tre sur des seuils pour voir et enten­dre la ville, pour recom­pos­er dif­férem­ment le texte en fonc­tion d’une parole prise là où le théâtre n’est ni atten­du ni même souhaité. Le spec­ta­teur, volon­taire ou de cir­con­stance, sera inévitable­ment embar­qué, act­if, con­duit à refuser la propo­si­tion ou à éla­bor­er sa pro­pre inter­pré­ta­tion.

Entre­tien entre Michèle Pra­long (dra­maturge) et Maya Bösch (met­teure en scène asso­ciée au Théâtre Saint-Ger­vais), qui pour­suiv­ent leur col­lab­o­ra­tion artis­tique entamée avec HUNGER ! RICHARD III4 et sur le pro­jet WET ! (JE VOUDRAIS ÊTRE LÉGÈRE et SENS : INDIFFÉRENT. CORPS : INUTILE).

Si la réal­ité urbaine échappe à toute théorie générale mod­élisante ou pre­scrip­tive, elle est dans ses pro­liféra­tions le champ d’expériences et de pro­duc­tions inédites qui sont à penser. Chris Younès, dans Art et philoso­phie, ville et archi­tec­ture.

Maya Bösch : On pour­rait com­mencer par le bruit de Jelinek. Le bruit de Jelinek qui nous intéresse et qu’on essaie de dévelop­per en tant que con­cept et pra­tique.

Michèle Pra­long : Juste après RICHARD III, et grâce au mag­nifique tra­vail de Gérard Burg­er sur le son, la dif­férence entre la musique et le bruit me préoc­cu­pait beau­coup. Quelle est la déf­i­ni­tion du bruit ? Quand, com­ment sait-on qu’on passe de l’un à l’autre ? Et puis, en lisant et relisant Jelinek, j’ai vu qu’elle se répandait de plus en plus. C’est le con­traire des artistes de la moder­nité les plus mar­quants, par exem­ple Beck­ett, Gia­comet­ti, Klee, qui vont vers le min­i­mal­isme, qui épurent pour arriv­er à une espèce de dia­mant, tran­chant, trans­par­ent. Jelinek, c’est le con­traire, en tout cas dans le théâtre : son écri­t­ure se dilate, les points de vue se mul­ti­plient et on est, face à ça, dans une espèce d’affolement des sens, de la com­préhen­sion. Elle ne veut pas seule­ment écrire, elle veut rem­plir. Rem­plir la page, faire du bruit, occu­per l’espace, taper sur le tam­bour des mots. C’est pour ça qu’il n’y a ni début ni fin dans ses pièces : cela pour­rait se propager à l’infini. Cette décou­verte est à met­tre en regard de la moti­va­tion pre­mière de l’écriture chez Jelinek : elle écrit pour ceux qui n’ont pas de voix, ceux qui sont occupés, tra­ver­sés par le dis­cours, c’est-à-dire qu’elle écrit pour les femmes. Et par­fois pour d’autres sans-voix, les Juifs. Là où elle déjoue la struc­ture qu’on pour­rait dire fas­ciste du lan­gage (si on suit Umber­to Eco qui dit le lan­gage fas­ciste parce qu’il force à dire), c’est qu’elle refuse de con­stru­ire pour ces vic­times un dis­cours de con­tre-pou­voir qui com­bat­trait le dis­cours des puis­sants. Elle pro­duit quelque chose qui sim­ple­ment prend de la place, saute d’un point de vue à l’autre, démolit toute cer­ti­tude, à com­mencer par celles de ce lan­gage rationnel con­for­t­ant la supré­matie mas­cu­line. Une espèce de con­tre-rumeur qui s’étale et bruisse.

M. B. : Le bruit chez Jelinek est aus­si le sens. Le bruit, c’est à la fois ce flux inces­sant de mots, l’entrelacs de dif­férents reg­istres con­tem­po­rains, l’invention de nou­veaux ter­mes, une veine libre et libéra­trice et l’articulation de sa pen­sée : elle mène, dirige, pose ses mots comme on mar­que un ter­ri­toire ; il y a des sauts dans le texte, les sauts de Jelinek (jump­ing Jelinek, comme dit Michel Deutsch). Je suis impres­sion­née par la ponc­tu­a­tion, le souf­fle long, l’endurance, le copi­er-coller, la répéti­tion, le retour, l’éclat et l’explosion de son entre­prise lin­guis­tique. Le bruit, c’est la com­plex­ité de sa com­po­si­tion, qu’on a aus­si appelée la jelinek(tique). Je dirais que c’est une écri­t­ure qui dérange, à l’écart. C’est une auteure qui cherche à ouvrir, à éclater les sys­tèmes rigides, fer­més, qu’ils soient soci­aux, poli­tiques ou sim­ple­ment de vie quo­ti­di­enne. Elle fait un chantier avec toute l’histoire de l’homme et ses con­séquences jusqu’au XXIᵉ siè­cle. Elle creuse, cherche, provoque, cha­touille, elle stöck­eln (« tâtonne »). Sa véhé­mence, sa puis­sance — sou­vent j’ai par­lé de Wucht — se trou­vent partout : la res­pi­ra­tion de chaque mot bute con­tre la res­pi­ra­tion du suiv­ant, lui-même inter­rompu par un autre rythme, une autre langue, un autre son (Klang). C’est, en alle­mand en tout cas, une langue de con­sonnes. On est au moment des vota­tions sur le droit de l’asile ici en Suisse et c’est encore une fois inquié­tant. Parce que la peur indi­vidu­elle, c’est-à-dire l’angoisse pour la survie économique et psy­chologique, l’emporte tou­jours sur l’utopie d’une société juste. Dès que l’homme a peur, il se ferme et les expres­sions total­i­taires sur­gis­sent. Jelinek va là-dedans. Elle fait la radi­ogra­phie d’une pen­sée très com­plexe et con­tra­dic­toire ; sa langue est instru­ment, un geste, un moteur pour grat­ter ces proces­sus.

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