Monsieur Hulot cherche un théâtre en Pologne

Monsieur Hulot cherche un théâtre en Pologne

Le 30 Jan 2004

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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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Ain­si donc, cher Mon­sieur Hulot, vous avez l’in­ten­tion de venir en Pologne. Cela fait un moment que vous me relancez, afin que je vous con­seille des théâtres à vis­iter. Je sup­pose que vous cherchez tout sim­ple­ment une scène où vous pour­riez voir à la suite, et en agréable com­pag­nie, une série de bons spec­ta­cles, car vous n’avez prob­a­ble­ment pas l’in­ten­tion, toc ! d’un coup ! de vous acheter un théâtre dans une ville com­mençant par W. ou S.

Lukasz Drewniak est critique et essayiste théâtral, collaborateur permanent des revues Przekrо́j, Dialog, Tygodnik Powszechny, directeur artistique du festival Krakowskie Reminiscencje teatralne, et spécialiste du théâtre Lituanien.
Lukasz Drew­ni­ak est cri­tique et essay­iste théâ­tral, col­lab­o­ra­teur per­ma­nent des revues Przekrо́j, Dia­log, Tygod­nik Powszech­ny, directeur artis­tique du fes­ti­val Krakowskie Rem­i­nis­cenc­je teatralne, et spé­cial­iste du théâtre Litu­anien.

Non, cher Mon­sieur Hulot, une lanterne ne vous sera pas néces­saire, la recherche peut être l’oc­ca­sion d’une sacrée fête, beau­coup de choses ont vrai­ment changé chez nous. Je vous ai écrit récem­ment qu’il faut main­tenant pas mal cir­culer à tra­vers notre beau et accueil­lant pays pour saisir tout ce qui est nou­veau et essen­tiel, et vous me télé­phonez tout de suite en me deman­dant de vous envoy­er une carte local­isant nos théâtres les plus mar­quants. Tâche dif­fi­cile, Mès­siè1 ! Si c’é­tait tou­jours, dis­ons, l’an­née 1990, sur la carte que vous m’au­riez glis­sée, je ne vous aurais noté que cinq points et le tra­vail aurait été fini. J’au­rais d’abord lais­sé tomber une grosse tache théâ­trale sur l’emplacement de Cra­covie.

Au Théâtre Stary tra­vail­laient alors les meilleurs met­teurs en scène polon­ais de l’époque – Jerzy Jaroc­ki, Andrzej Waj­da, Krys­t­ian Lupa, Jerzy Grze­gorzews­ki (vous devez, cher Mon­sieur Hulot, con­naître leur style théâ­tral, vous vous sou­venez, tous ont été invités en tournée et ont même créé des spec­ta­cles en France). À Cra­covie, par­mi les jeunes créa­teurs aux débuts promet­teurs, fascinés par le post­mod­ernisme, comp­taient aus­si Tadeusz Bradec­ki et Rudolf Zio­lo (ils n’ont jamais été dans votre patrie, mais main­tenant après le recul des années, je pense que c’est peut-être mieux ain­si). Au Théâtre Stu, sévis­sait le railleur nation­al et le réno­va­teur du lan­gage scénique, ter­ri­ble­ment « Polon­ais », Miko­laj Grabows­ki.

Comme vous l’avez com­pris, il y a une décade, il suff­i­sait de ne pas quit­ter Cra­covie et l’on pou­vait la con­science tran­quille dire que l’on avait vu tout ce qu’il y avait de meilleur dans le théâtre polon­ais. C’est là que bat­tait le pouls du théâtre ; ce qui, en tant que patri­ote local, me ravis­sait pleine­ment. C’est vrai qu’il y avait encore à Varso­vie le Théâtre Stu­dio, une scène refuge pour l’a­vant-garde où Jerzy Grze­gorzews­ki gérait digne­ment l’héritage de Józef Sza­j­na. Mais lui aus­si venait très sou­vent à Cra­covie car, c’est juste­ment au Stary qu’il avait ses acteurs préférés. Un cer­tain fer­ment se man­i­fes­tait à Poz­nan, on y élab­o­rait juste­ment le pro­jet du fes­ti­val Mal­ta sur le mod­èle de ceux d’Édim­bourg et d’Av­i­gnon ; l’in­tran­sigeant Théâtre Ósmego Dnia (Théâtre du Huitième Jour) était revenu d’émi­gra­tion et l’on plaçait de grands espoirs dans le jeune Théâtre Biuro Podrózy, (Bureau de Voy­age) dirigé par Pawel Szko­ta, un groupe alter­natif qui devait sous peu se faire con­naître à tra­vers le monde par ses mon­u­men­taux spec­ta­cles de plein air.

Le Lubel­skie Zaglebie Teatralne était un autre puis­sant cen­tre off polon­ais. C’est à Lublin que tra­vail­laient le Théâtre Pro­vi­so­ri­um et la Sce­na Plas­ty­cz­na Kul (la scène plas­tique de l’U­ni­ver­sité catholique de Lublin) de Leszek Madzik. Non loin de là, dans le minus­cule vil­lage de Gardzienice, la troupe de Wlodz­imierz Staniews­ki réal­i­sait ses ora­to­rios ethno­graphiques s’in­spi­rant des recherch­es de Gro­tows­ki. La force de ces deux cen­tres de théâtre alter­natif, Poz­nan et Lublin, prove­nait du fait qu’à côté de ces groupes très offen­sifs, végé­taient dans ces villes de médiocres scènes nationales. Le pub­lic, surtout jeune, se trou­vait loin de tout bon théâtre per­ma­nent, il se regroupait donc naturelle­ment autour des créa­teurs indépen­dants. Au début des années 90, le théâtre le plus à la mode en Pologne était le Théâtre Witkiewicz, fondé par un groupe d’é­tu­di­ants de l’é­cole théâ­trale de Cra­covie et instal­lé dans la sta­tion mon­tag­narde de Zakopane. Le théâtre de Andrzej Dziuk était l’asile des âmes poé­tiques insoumis­es et de la bohème cra­covi­enne ; dans le foy­er, on offrait aux spec­ta­teurs du thé chaud tan­dis que sur la scène, on tes­tait la vital­ité des con­ven­tions expres­sion­nistes et sur­réal­istes.

C’était tout ce qui pou­vait, Mon­sieur Hulot, vous intéress­er en Pologne aux envi­rons de l’année 1990. Ce n’était pas si mal, dites-vous ? Cela fait six et non cinq points ? Mais vous pinaillez ! Ne savez-vous vrai­ment pas que depuis la querelle au sujet du traité de Nice, nous, les Polon­ais, nous comp­tons autrement ?

Et main­tenant, com­ment vous dessin­er la nou­velle réal­ité théâ­trale polon­aise ? Pour la peine, Mès­siè, je com­mence par les mau­vais­es nou­velles. En Pologne, la tra­di­tion des troupes théâ­trales, la vital­ité de ce mod­èle d’une scène con­ser­vant pen­dant dix ans le même niveau artis­tique et la con­ti­nu­ité d’un réper­toire sous des direc­tions suc­ces­sives est en train de mourir. La vérité est telle, Mès­siè, que le niveau du théâtre dépend non pas tant de la pres­sion du lieu et de la force de la tra­di­tion que de la per­son­nal­ité, des capac­ités et des idées de son directeur, de la bien­veil­lance des autorités locales, et moins du bud­get et de la troupe d’acteurs.

Les familles d’acteurs se sont éparpil­lées. On n’a pas réus­si à for­mer une troupe d’acteurs dévoués unique­ment à la cause du Théâtre Nar­o­dowy de Varso­vie ; les meilleurs choi­sis­sent, au lieu de la scène, les feuil­letons télévisés. Du Théâtre Stary de Cra­covie, les plus remar­quables ont fui vers Varso­vie. Per­son­ne n’a le temps d’un tra­vail au long cours, du type lab­o­ra­toire. Des tach­es blanch­es appa­rais­sent et dis­parais­sent sur notre carte théâ­trale ; ce sont des cen­tres éphémères, car les directeurs changent tous les trois ou qua­tre ans et leurs suc­cesseurs éprou­vent le besoin de net­toy­er après eux, les finances et le réper­toire. Le résul­tat est que nous pou­vons observ­er chez nous, Mès­siè Hulot, le principe du pen­d­ule : trois saisons nova­tri­ces et ensuite de nou­veau trois saisons d’un retour vers une sta­bil­i­sa­tion petite-bour­geoise. Comme dis­aient les Russ­es, « opi­at » ! On ne peut par­ler d’une con­tin­u­a­tion avisée pour l’instant que dans deux cas : au Théâtre Roz­maitosci de Varso­vie et au Théâtre Pol­s­ki de Poz­nan.

L’idée de Grze­gorz Jarzy­na « Teren Warsza­wa » (Ter­rain Varso­vie), réal­isée à l’heure actuelle au Théâtre Roz­maitosci, rime avec la thèse de son prédécesseur, Piotr Cieplak : Roz­maitosci comme « le théâtre le plus rapi­de de la ville », « un théâtre pour les gens en doc martens ». À Poz­nan, après le tan­dem Pawel Lysi­ak – Pawel Wodzin­s­ki, qui prô­nait la dra­maturgie de la nou­velle bru­tal­ité au théâtre et expéri­men­tait franche­ment des copro­duc­tions inter-théâ­trales, la direc­tion est passée dans les mains d’un autre jeune de trente ans, Pawel Szko­tak, jusqu’à tout récem­ment le gourou du théâtre alter­natif Biuro Podrózy. Et il annonce déjà que le Théâtre Pol­s­ki con­tin­uera à pro­mou­voir les met­teurs en scène de la jeune généra­tion. Le change­ment logique de la garde qui s’est opéré dans ces deux théâtres fait que longtemps, on ne pour­ra pas gom­mer de leur image les épithètes de « nou­veau » et « expéri­men­tal » qui res­teront durable­ment accolées à « Pol­s­ki » et à « Roz­maitosci ».

Comme vous pou­vez le remar­quer, cher Mon­sieur Hulot, je n’ai rien dit d’excitant sur Cra­covie. Et là, nous tou­chons le fond même du change­ment : on a réal­isé une décen­tral­i­sa­tion rad­i­cale de la vie théâ­trale. Il n’y a plus de cen­tre comme le fut jadis Cra­covie, ce qui, en tant que patri­ote sincère, me navre. Il faut aujourd’hui par­courir la Pologne à la recherche des bons spec­ta­cles. Le niveau des théâtres de province s’est élevé ; presque cha­cun d’eux organ­ise son pro­pre fes­ti­val, nation­al ou inter­na­tion­al ; beau­coup ont mis l’accent sur le local et cherchent des textes liés avec les patries proches, touchant tel et non tel pub­lic. Ce n’est pas un hasard si ce sont les théâtres de Zabrze, de Wal­brzych et de Leg­ni­ca juste­ment, et non les scènes varso­vi­ennes ou cra­covi­ennes, qui ont réglé les comptes avec l’époque com­mu­niste en Pologne. C’est là qu’on a réal­isé Bal­la­da o Zakacza­w­iu2, Le Revi­zor et Vam­pir ; ces spec­ta­cles restituent en détail les réal­ités de la Pologne pop­u­laire mais ne se con­tentent pas de décrire la province polon­aise, ils posent aus­si d’épineuses ques­tions sur ces nom­breux reli­quats qui per­sis­tent dans nos men­tal­ités.

De grands spec­ta­cles sur de petites scènes, Mès­siè Hulot ! Sou­venez-vous-en, Mon Dieu, dans vos péré­gri­na­tions théâ­trales et ne vous irritez pas des dis­tances à par­courir.

Con­tin­uons. Le Théâtre Wybrzeza de Gdan­sk est depuis trois saisons un poly­gone expéri­men­tal pour les jeunes met­teurs en scène, un com­bi­nat pour les pre­mières théâ­trales où l’on pré­pare plus d’une ving­taine de nou­veaux spec­ta­cles par sai­son. Le directeur Maciej Nowak n’a pas peur du risque, il investit dans des artistes totale­ment incon­nus, des jeunes diplômés et des étu­di­ants des écoles de mise en scène. Il assure la pro­mo­tion des œuvres dra­ma­tiques russ­es, encour­age l’adaptation de la nou­velle prose polon­aise. Mais que devien­dra cette scène après le départ de Nowak ? Je n’en sais fichtre rien, et vous devez sincère­ment me par­don­ner cette mécon­nais­sance.

Wro­claw, Opole, Wal­brzych, Leg­ni­ca for­ment aujourd’hui, cher Mon­sieur Hulot, « le tri­an­gle théâ­tral des Bermudes de Basse-Silésie », dans lequel le spec­ta­teur peut dis­paraître pour de bon durant deux semaines et n’en avoir jamais assez. À Opole, Marek Fiedor a pré­paré ses meilleurs spec­ta­cles. À Leg­ni­ca, Jacek Glomb a mon­tré com­ment, d’une ville célèbre jusqu’à présent pour ses bases sovié­tiques, on pou­vait faire une ville rem­plie de théâtre : ses spec­ta­cles étaient mon­tés dans des ciné­mas dévastés, de vieux forts, des hangars postin­dus­triels dégradés3. À Wal­brzych, le nou­veau directeur, Piotr Kruszczyn­s­ki, a réal­isé un mir­a­cle : ses trois pre­mières de la sai­son 2002 – 2003 ont pris d’assaut et rem­porté les meilleurs fes­ti­vals théâ­traux de Pologne. La vie théâ­trale de Wro­claw enreg­istre une rival­ité entre les théâtres Wspól­czes­ny et Pol­s­ki. Dans le pre­mier, Krysty­na Meiss­ner organ­ise le fes­ti­val Dia­log, dans le sec­ond Pawel Miskiewicz a inven­té Euro­drame. Au Wspól­czes­ny tra­vaille le met­teur en scène que vous con­nais­sez sûre­ment, Krzysztof War­likows­ki, et au Pol­s­ki, un autre dont le nom ne vous est pas incon­nu en France, Krys­t­ian Lupa.

Comme vous l’avez sûre­ment remar­qué, cher Mon­sieur Hulot, le cas de Wro­claw prou­ve que le phénomène polon­ais est cer­taine­ment dû aux théâtres qui tra­vail­lent autour de célèbres fes­ti­vals inter­na­tionaux (le fes­ti­val Kon­takt de Torun et le Théâtre Wil­am Horzy­ca jouent aus­si à ce titre un rôle impor­tant). Les théâtres qui s’épanouissent juste­ment durant les fes­ti­vals présen­tent leur pro­duc­tion dans un con­texte européen et enseignent au reste de la scène polon­aise à quoi devrait ressem­bler le bras­sage des idées et des esthé­tiques sur la scène européenne.

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Écrit par Lukasz Drewniak
Lukasz Drew­ni­ak est cri­tique de théâtre et tra­vaille pour les revues polon­ais­es Dzi­en­nik, Przekroj, Dia­log. Il est aus­si...Plus d'info
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