Trois entretiens avec Grzegorz Jarzyna
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Trois entretiens avec Grzegorz Jarzyna

Le 23 Jan 2004
Article publié pour le numéro
La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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AGNIESZKA WÓJTOWICZ : Dans l’une de tes inter­views, tu as dit : « Mon texte préféré, celui qui me suit depuis le lycée, est Dok­tor Faust de Thomas Mann. Je voudrais le mon­ter au théâtre. » Qu’as-tu trou­vé de si impor­tant dans cette lit­téra­ture ?

Ewa Dalkowska dans CÉRÉMONIES (d’après FESTEN) de Thomas Vinterberg, mise en scène de Grzegorz Jarzyna au Théâtre Rozmaitosci de Varsovie, 2001. Photo Stefan Okolowicz.
Ewa Dalkows­ka dans CÉRÉMONIES (d’après FESTEN) de Thomas Vin­ter­berg, mise en scène de Grze­gorz Jarzy­na au Théâtre Roz­maitosci de Varso­vie, 2001. Pho­to Ste­fan Okolow­icz.

Grze­gorz Jarzy­na : Ma fas­ci­na­tion pour l’idéalisme alle­mand a com­mencé avec ce livre. J’ai pris dans Dok­tor Faust des noms, des titres, et j’ai suivi leurs traces. Ce roman m’a guidé pour suiv­re le développe­ment du chant alle­mand. C’est ain­si qu’est né mon amour pour Mahler, pour les lieder de Schu­bert, pour Schu­mann. Bien qu’il n’ait pas éveil­lé en moi d’émotions durant sa lec­ture, Dok­tor Faust est devenu mon guide dans la cul­ture alle­mande. Je reve­nais à lui à plusieurs repris­es, j’avais souligné mes frag­ments préférés et je cher­chais : je dois encore écouter cela, lire cela. Grâce à ce roman, j’ai suivi des cours de musique con­tem­po­raine à l’Académie musi­cale de Cra­covie. Ma fas­ci­na­tion pour Schön­berg a débuté avec Mann. Je recher­chais ses œuvres, je lisais des textes sur lui. Avec le temps, il s’est avéré que mon préféré est son élève, Anton Webern.

A. W. : Tu es né en Silésie, dans une famille ger­mano-polon­aise. Quelles sig­ni­fi­ca­tions ont eu tes orig­ines pour ton tra­vail sur Dok­tor Faust ?

G. J. : Au moment de notre con­ver­sa­tion, toute cette famille alle­mande (du côté de mon père) est déjà une racine morte. Ma grand-mère ne vit plus. Mon père est mort il y a six mois.

A. W. : Tes orig­ines ont-elles une sig­ni­fi­ca­tion pour toi ? Je ne pense pas seule­ment à Faust.

G. J. : Con­sid­érable. J’ai été élevé en Silésie, terre dans laque­lle la présence alle­mande est tou­jours actuelle. Mon père, jusqu’à l’âge de dix ans, par­lait seule­ment alle­mand. Ce n’est qu’en 1948, avec l’arrivée du nou­veau régime et des men­aces réelles, qu’il a com­mencé, par oblig­a­tion, à appren­dre le polon­ais. Mais c’était sa sec­onde langue. Toute sa vie, mon père brûlait de haine pour l’Allemagne, étant don­né que toute sa famille — et avant tout sa mère, ma grand-mère — était par­tie en Alle­magne. Il n’a jamais accep­té le fait qu’elle l’ait aban­don­né aux soins de sa grand-mère, une Silési­enne. Il y a dans ma famille beau­coup de secrets liés aux orig­ines alle­man­des, dont per­son­ne ne veut par­ler ; mon père en a emporté une par­tie dans la tombe. J’ai beau­coup appris de ma grand-mère durant mes séjours chez elle, en Alle­magne. C’est l’histoire des boule­verse­ments de la guerre et de l’après-guerre. Après le plébiscite de 1922, mon grand-père a démé­nagé dans la ville alle­mande de Bytom. Ma grand-mère est restée du côté polon­ais et allait ren­dre vis­ite à mon grand-père en tra­ver­sant la fron­tière. Ce sont des réc­its frontal­iers.
Je suis né dans le vieux Chorzów et je me sou­viens de réc­its de gens de là-bas, surtout des anciens qui, mal­gré le temps écoulé depuis la guerre, n’ont jamais accep­té d’être Polon­ais. Ils dis­aient qu’ils n’étaient pas Polon­ais, mais Silésiens, soulig­nant cette dif­férence. Je ne voulais pas être Silésien. Je par­tais très sou­vent dans la famille du côté de ma mère, dans un vil­lage de Pod­hale, dans lequel mes par­ents ont démé­nagé il y a quelques années. Je pas­sais aus­si tous mes moments libres à Zakopane et en mon­tagne. Je reve­nais en Silésie, et il s’avérait que je par­lais dif­férem­ment de mes cama­rades. En Silésie, on me surnom­mait le « mon­tag­neux » et en mon­tagne, le « val­lésien ». Dès ma pre­mière année de lycée, j’ai com­mencé à par­tir à Brême et à Göt­tin­gen. Je tra­vail­lais chez un jar­dinier, je fai­sais dif­férents travaux. Juste avant la réu­ni­fi­ca­tion de l’Allemagne, je mon­tais des sortes de chapiteaux sous lesquels on organ­i­sait des repas gra­tu­its pour les réfugiés de l’Allemagne de l’Est. Je gag­nais de l’argent en Alle­magne que je rap­por­tais en Pologne et je m’achetais des instru­ments de musique.
J’ai remar­qué une grande dif­férence entre ce que je voy­ais en Alle­magne dans la rue (des gens cher­chant du tra­vail, le milieu silésien alle­mand) et la haute cul­ture — deux mon­des dif­férents. Ce que pro­po­sait Mahler, ce que décrivait Mann. Mes expéri­ences alle­man­des. Ma famille m’incitait à rester en Occi­dent, à y ter­min­er mes études et à m’y installer. Beau­coup de mes cama­rades de lycée sont finale­ment par­tis en Alle­magne. Après 1989, les fron­tières se sont ouvertes et des pos­si­bil­ités sont apparues. J’ai aus­si une dou­ble nation­al­ité en rai­son de mes orig­ines. Je pou­vais aller facile­ment en Alle­magne, j’avais un insert dans mon passe­port. On paye tou­jours un cer­tain prix pour men­er une vie à la ren­con­tre de deux cul­tures très fortes. C’est à ces expéri­ences qu’est liée ma fuite vers Cra­covie, qui est dev­enue pour moi non seule­ment une Mecque cul­turelle, mais aus­si une oasis de tolérance. Cette expéri­ence bicul­turelle a une influ­ence aus­si sur mon vif intérêt pour le passé.

A. W. : Le prob­lème alle­mand, qui est ancré en toi, t’a‑t-il poussé à présen­ter Faust sur la scène ?

G. J. : Mon règle­ment de comptes avec cette cul­ture, avec le passé, était un moment très impor­tant. Mon grand-père était offici­er de la Wehrma­cht, son frère était un pilote qui a bom­bardé Varso­vie. Ma grand-mère a aus­si tra­vail­lé du côté alle­mand comme télé­phon­iste. Écol­i­er, j’écoutais les réc­its de ma grand-mère. À la mai­son, on n’en par­lait pas, et je me sen­tais un peu comme un traître ; j’avais peur d’appartenir à une famille de traîtres. J’habite en Pologne et ma famille, à part mon père qui s’en est détaché, a com­bat­tu du côté alle­mand.

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