Le théâtre de Pawel Miskiewicz et son héros sans qualités

Le théâtre de Pawel Miskiewicz et son héros sans qualités

Le 16 Jan 2004
PETIT DÉJEUNER CHEZ TIFFANY de Truman Capote, mise en scène de Pawel Miskiewicz, au Théâtre Slowacki de Cracovie.
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Est un homme celui qui a affron­té la vie. (…)
Celui qui fuit devant la réal­ité ne mérite pas de vivre.

E. Canet­ti, La langue sauvée

Une récom­pense pour sa per­spi­cac­ité dans la lec­ture de la lit­téra­ture théâ­trale du XX siè­cle, pour l’originalité de la langue artis­tique et la force de sa créa­tion, c’est ain­si que fut jus­ti­fié le ver­dict du prix « Pasz­port », attribué en 2000 par Poli­ty­ka à Pawel Miskiewicz. « Le prix que je reçois con­stitue une con­fir­ma­tion du chemin que j’ai choisi et la preuve que l’on peut être remar­qué en pra­ti­quant un théâtre intro­ver­ti », a déclaré le met­teur en scène lors de la céré­monie de remise des prix.

Pawel Miskiewicz a atten­du longtemps et patiem­ment une telle recon­nais­sance offi­cielle. Il ne s’est pas dirigé d’emblée vers les études de mise en scène théâ­trale. Il a d’abord ten­té à plusieurs repris­es d’entrer dans le départe­ment de for­ma­tion de l’acteur, par­al­lèle­ment à des études de théâtre suiv­ies à l’Université Jag­el­lonne (il a obtenu un diplôme d’historien du théâtre). Il n’a cepen­dant pas réus­si à con­cili­er théorie et pra­tique et, en 1989, il a obtenu sa maîtrise d’acteur de l’école théâ­trale de Cra­covie. Il a tra­vail­lé durant quelques années au Théâtre Stary à Cra­covie comme acteur, avant de débuter en 1994 par l’adaptation du Petit déje­uner chez Tiffany de Tru­man Capote au Théâtre Slowac­ki de Cra­covie.

Pen­dant longtemps encore, il s’est trou­vé soit d’un côté soit de l’autre de la rampe (surtout dans les spec­ta­cles de Krys­t­ian Lupa). Il n’a quit­té le méti­er d’acteur qu’en sep­tem­bre 2000, lorsqu’il a pris la direc­tion artis­tique de l’un des théâtres les plus impor­tants de Pologne : le Théâtre Pol­s­ki à Wro­claw, (mais le choix ne fut pas encore défini­tif car en jan­vi­er 2003, il a joué le rôle de Satine dans Asile de Krys­t­ian Lupa, d’après Les Bas-Fonds de Gor­ki).

Deux expéri­ences sem­blent avoir une sig­ni­fi­ca­tion fon­da­men­tale pour sa créa­tion en tant que met­teur en scène : sa ren­con­tre avec Krys­t­ian Lupa et son méti­er d’acteur.

Ce n’est ni le moment ni le lieu dans cet arti­cle d’établir des com­para­isons entre les réal­i­sa­tions du maître et celles de l’élève, même si elles dom­i­naient les cri­tiques des pre­mières mis­es en scène de Miskiewicz. On recher­chait alors à repér­er des emprunts dans la con­struc­tion de l’espace, dans la direc­tion des acteurs, car « comme Lupa il aimait épi­er les gens et cela lui procu­rait du plaisir ». Récem­ment encore, on a écrit qu’« il se présente comme le plus fidèle acolyte ». Miskiewicz lui-même ne se défendait pas de cet héritage bien qu’il recon­naisse qu’au début cela le gênait vrai­ment. Avec le temps, il a com­mis un « par­ri­cide » (selon les ter­mes util­isés par Piotr Gruszczyn­s­ki pour qual­i­fi­er l’attitude de toute sa généra­tion vis-à-vis de l’héritage du Maître) et a com­mencé, avec de plus en plus d’assurance, à con­stru­ire son pro­pre monde autour d’une autre thé­ma­tique, avec d’autres col­orations mais avec une tech­nique sem­blable.

La sec­onde expéri­ence, tout aus­si impor­tante, qui dis­tingue le style de son tra­vail au théâtre, est son pro­fond besoin d’être sur scène, de jouer, de trans­met­tre à tra­vers lui-même les sen­ti­ments et les pen­sées des divers per­son­nages. Ce qui fait qu’aucun de ses spec­ta­cles n’est ni froid ou soupesé, ni poli­tique­ment ou sociale­ment engagé. La scène n’a jamais été pour lui une tri­bune de par­lement ou une chaire d’église, mais plutôt un con­fes­sion­nal dis­cret. Son théâtre est le lieu d’une expres­sion indi­vidu­elle très intime qui dérange et qui touche. « Je tente avant tout de mon­ter ce qui m’intéresse moi-même à un moment don­né, ce qui me fait mal, ce qui se trans­pose directe­ment dans mes pro­pres émo­tions. (…) La vie a déjà eu le temps de me moudre, de m’obliger à des com­pro­mis, de me priv­er d’illusions. Et, sou­vent, je racon­te l’histoire de tels gens, privés d’espoir, soli­taires, qui ten­tent de se pro­téger devant la douleur et le décourage­ment. »1
« Il y a tou­jours eu au milieu de mes cen­tres d’intérêt un homme sem­blable à moi, recher­chant tou­jours son vis­age, con­fron­té à la réal­ité qui le déter­mine. Je tente de par­ler de moi-même, car c’est la seule expéri­ence qui m’est acces­si­ble. »2
Dans une de ses inter­views, inter­rogé sur l’essence de l’acteur, il a répon­du qu’elle con­sis­tait non dans le fait de mon­tr­er ce que l’on sait mais dans le fait de creuser en soi-même les douloureuses strates incon­scientes. En trans­posant cette con­cep­tion sur l’ensemble de sa créa­tion, on peut ris­quer d’affirmer que son théâtre souhaite pénétr­er pré­cisé­ment ce que dans l’homme il y a de plus pro­fondé­ment caché.

Le pre­mier spec­ta­cle com­plet de sa biogra­phie théâ­trale fut En atten­dant Godot de Beck­ett qu’il mit en scène en 1994, lors de la pré­pa­ra­tion de son diplôme de qua­trième année dans le départe­ment de l’acteur, à l’école de Cra­covie3. La mise en scène, presque sans scéno­gra­phie et sans cos­tume (les étu­di­ants jouaient dans leurs vête­ments per­son­nels) oblig­eait les acteurs à n’avoir con­fi­ance qu’en eux-mêmes et en leurs parte­naires. La même année, il a débuté offi­cielle­ment sur les planch­es du Théâtre Slowac­ki par une adap­ta­tion de la prose de Tru­man Capote.

Ce pre­mier choix d’un texte, d’un roman comme base de matéri­au théâ­tral, est car­ac­téris­tique pour sa voie créa­trice ultérieure. Les cri­tiques ent­hou­si­astes soulig­naient le tal­ent incon­testable du jeune adap­ta­teur et avant tout sa capac­ité à saisir l’aspect dra­ma­tique de ce qui n’était apparem­ment ni dra­ma­tique ni théâ­tral. C’était aus­si la preuve (qui fut con­fir­mée par la var­iété des réal­i­sa­tions suiv­antes) que Miskiewicz est tou­jours d’abord fasciné par un livre, par son aven­ture per­son­nelle de lecteur face à un texte. Même s’il décide de présen­ter une œuvre dra­ma­tique, le texte du met­teur en scène ne se con­fond jamais avec l’original de l’auteur. Ce sont le plus sou­vent des vari­a­tions autour d’un prob­lème ou d’un thème, des scé­narii dic­tés par une inter­pré­ta­tion très indi­vidu­elle, une incrus­ta­tion d’autres textes rac­cour­cis (comme Cos­mos, Le Mariage et His­toire), trans­posés ou au con­traire « réécrits à nou­veau » (comme La Ceri­saie), « frot­tés l’un con­tre l’autre » (comme La Souri­cière, La Trans­for­ma­tion). Il arrive que le spec­ta­cle mûrisse en lui très lente­ment, qu’il porte l’idée d’un spec­ta­cle pen­dant de nom­breuses années4. Par­fois, comme dans le cas de Cos­mos de Gom­brow­icz, il revient au même titre à plusieurs repris­es.

Ce besoin d’une créa­tion totale, d’une con­struc­tion scénique à tous les niveaux, en com­mençant par la forme du texte déclamé, entraîne der­rière lui un cer­tain nom­bre de con­séquences. Avant tout, le fait que Miskiewicz inter­vient con­sid­érable­ment sur les choix scéno­graphiques (il est sou­vent lui-même l’auteur des scéno­gra­phies) mais aus­si sur les choix sonores. Lorsque l’on regarde La Faim de Knut Ham­sun, mon­tée à Lódz, La Souri­cière de Rózewicz, ou Le Retour de J. Lukosz, on com­prend claire­ment pourquoi cela se passe ain­si ; l’espace est l’un des acteurs du spec­ta­cle, il faut jouer avec ou con­tre lui, ce n’est jamais un espace neu­tre. Par­fois, comme dans La Souri­cière, c’est un long mur gris fon­cé, cou­vert de meubles, plein de cour­bu­res et de nich­es, rap­pelant un labyrinthe, s’ouvrant ou se refer­mant dans un nom­bre infi­ni de com­bi­naisons, per­me­t­tant la super­po­si­tion de scènes de films, l’interpénétration de deux mon­des, qui cer­nent le héros tout comme les autres le cer­nent. Par­fois, comme dans La Faim, le pub­lic est instal­lé sur la scène avec le Héros sans nom, dans une suite de « man­sions », de petits lieux d’actions autonomes. C’est de cette manière frag­men­taire que le héros perçoit le monde et les gens qu’il ren­con­tre sur son chemin. Par­fois la scéno­gra­phie est chargée, pleine d’écrans et de téléviseurs, l’espace recréant la poubelle mul­ti­mé­dia quo­ti­di­enne dans laque­lle nous sommes amenés à vivre (Les Rela­tions de Claire).
Miskiewicz a un tal­ent inhab­ituel pour organ­is­er la scène. Il est capa­ble, à l’aide d’une table, d’une paroi à demi trans­par­ente, de gens assis des deux côtés, de quelques sons et d’une pro­jec­tion ryth­mée sur le mur du fond, de don­ner la sen­sa­tion d’un voy­age en train ; ou en instal­lant en enfilade trois cham­bres meublées de manière iden­tique, séparées par des parois de tulle, de nous trans­pos­er dans les apparte­ments-clapiers des cités du temps de « notre petite sta­bil­i­sa­tion » (Le Jardin du Par­adis).

HEDDA GABBLER, de Henrik Ibsen, mise en scène de Pawel Miskiewicz.
HEDDA GABBLER, de Hen­rik Ibsen, mise en scène de Pawel Miskiewicz.
HEDDA GABBLER, de Henrik Ibsen, mise en scène de Pawel Miskiewicz.
HEDDA GABBLER, de Hen­rik Ibsen, mise en scène de Pawel Miskiewicz.

Il en est de même de la musique dans ses spec­ta­cles. Ce n’est jamais un son indif­férent, déco­ratif, qui rem­plit le silence. Dans Petit déje­uner chez Tiffany, les émo­tions de Fred, le nar­ra­teur, qui racon­te l’histoire de Hol­l­i­day, étaient accom­pa­g­nées (frôlant par­fois la tau­tolo­gie) de frag­ments de la Travi­a­ta de Ver­di avec l’extraordinaire Maria Callas. Dans Le Jardin du Par­adis, il a util­isé de manière géniale les chan­sons de Wan­da Wars­ka qui n’introduisaient pas seule­ment le cli­mat de l’époque de la nais­sance des drames de Rózewicz mais, ce qui est essen­tiel, évo­quaient de manière très naïve ce que ne savaient pas ou n’osaient pas dire les héros sur scène. C’est sans doute dans Les Rela­tions de Claire qu’il est allé le plus loin, lorsqu’il a brisé la struc­ture du drame et intro­duit un ensem­ble hip-hop sur la scène, accom­pa­g­né de réc­i­tat­ifs-mélopées enreg­istrés. La présence des mem­bres du groupe Gram­mati­ka, entrant en inter­ac­tion impro­visée avec les per­son­nages-acteurs, rap­pelait, plus que les com­men­taires d’un chœur antique, les songs de Brecht, détru­isant ou sus­pen­dant pour un instant l’illusion du théâtre, intro­duisant la réal­ité sur la scène.

LES RELATIONS DE CLAIRE, de Dea Loher, mise en scène de Pawel Miskiewicz au Théâtre Polski de Wroclaw.
LES RELATIONS DE CLAIRE, de Dea Loher, mise en scène de Pawel Miskiewicz au Théâtre Pol­s­ki de Wro­claw.

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Écrit par Joanna Biernacka
Diplômée en études théâ­trales, actuelle­ment doc­tor­ante à l’u­ni­ver­sité Jag­el­lone de Cra­covie, Joan­na Bier­nac­ka écrit pour Didaskalia. Elle se...Plus d'info
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