Au milieu de l’année 2003, j’ai préparé pour l’édition cracovienne Zielona Sowa une anthologie des plus récents drames polonais que j’ai intitulée La génération porno et ses créations théâtrales de mauvais goût. J’y ai rassemblé les pièces d’une dizaine d’auteurs qui me semblaient avoir de la valeur, non seulement du point de vue artistique — avec un dialogue vivant, des personnages construits de manière intéressante, un développement dramatique original — mais avant tout en raison de la thématique qu’elles abordaient.
Rassemblées en un volume, elles dressaient un portrait de mon pays qui a subi des changements fondamentaux durant cette fin de siècle. Il se débat avec le don de la liberté, connaît et absorbe sans critique le capitalisme occidental ainsi que les modèles culturels américains et tente de toutes ses forces d’oublier son honteux passé communiste. C’est la première anthologie du drame polonais contemporain depuis trente ans ; elle s’oppose aux affirmations selon lesquelles le drame polonais s’est arrêté à Sławomir Mrożek et Janusz Głowacki.
Les auteurs de l’anthologie constituent-ils une génération ?
Si le dénominateur commun d’une génération est l’âge, de toute évidence non : le plus jeune des auteurs avait vingt-cinq ans au moment de la publication et le plus âgé, plus de quarante. Ce livre est le livre d’une génération dans un autre sens : il s’y trouve en effet trois pièces qui représentent le point de vue de jeunes d’une trentaine d’années qui entrent dans la vie adulte (ce sont Podróż do wnętrza pokoju de Walczak, Uśmiech Grejpfruta de Klata et Zabij ich wszystkich de Wojcieszek).
Ce sont les voix de la première génération qui a grandi après 1989 dans les conditions de la liberté et doit se confronter aujourd’hui à la récession et au rétrécissement du marché du travail. Le trait caractéristique des personnages est une vie sentimentale complexe mais aussi l’immaturité : beaucoup sont incapables de couper le cordon ombilical qui les relie à la demeure familiale. C’est une dimension spécifiquement polonaise, ces vieux garçons de trente ans entretenus par maman.
Mais trois pièces ne constituent certes pas une « génération ». Par ailleurs, les auteurs de l’anthologie ont des origines, des expériences professionnelles, des points de vue politiques différents. Les uns, comme Paweł Sala ou Jan Klata, habitent à Varsovie ; d’autres, comme Marek Pruchniewski, à la campagne. Peu d’entre eux sont des professionnels du théâtre : la plupart sont des gens extérieurs — un architecte, un historien de l’art, un médecin radiologue.
S’il faut leur rechercher une caractéristique commune, ce serait leur sensibilité morale. Tous représentent un monde dans lequel les valeurs ont été bouleversées, où la hiérarchie s’est effondrée, où l’Église a perdu son autorité, et où l’homme doit rechercher seul, presque aveuglément, sa voie vers le vrai, le bon et le beau.
Pourquoi alors cette anthologie porte-t-elle le titre de Génération porno ? Est-ce un procédé de marketing ou un manifeste ?
Et qu’est donc le titre du roman de Witold Gombrowicz, Pornographie ? Un procédé de marketing ou un manifeste ? Génération porno est tout simplement le titre d’une des pièces de Paweł Jurek, qui parle de jeunes gens riches du milieu des médias s’adonnant au plaisir du sexe et de la drogue.
Avec l’éditeur, nous avons aussi pensé à un autre titre, Tue-les tous, de Przemysław Wojcieszek, qui fait état d’une révolte anarchique aveugle contre le capitalisme. Nous nous sommes décidés finalement pour Génération porno, car c’était le titre qui rendait de la manière la plus juste le caractère du livre, qui, sous divers aspects, est une provocation.
Il met l’accent sur un certain type de héros qui apparaît dans beaucoup d’œuvres : un homme prêt à la consommation passive du monde. C’est aussi un symbole de l’attitude artistique perverse qui consiste à dénuder la réalité et à mettre le spectateur dans la position d’un voyeur de peep-show.
D’où est venu le terme de « créations théâtrales de mauvais goût » ?
C’est évidemment une plaisanterie derrière laquelle se cache ma polémique avec la fraction conservatrice de la critique polonaise. Dans les années 1990, sont revenus en usage les termes de bon et de mauvais goût, par lesquels on a commencé à évaluer beaucoup de nouveaux événements, non seulement dans le théâtre polonais mais aussi dans les arts visuels, le cinéma ou la littérature.
De mauvais goût était l’installation vidéo de Katarzyna Kozyra représentant des femmes nues se baignant dans les bains de Budapest ; de mauvais goût était le roman de Dorota Masłowska montrant le monde à travers le regard d’un drogué xénophobe ; dénotaient un manque de goût manifeste les pièces de Ingmar Villqist montrant le monde des gays, des lesbiennes et des malades du sida, ainsi que les mises en scène shakespeariennes de Krzysztof Warlikowski présentant la nudité et la violence.
Les critiques se sont arrogé le droit de déterminer les limites du bon goût, qui correspond à peu près au goût typiquement bourgeois. Je me souviens surtout de la discussion sur le bon goût après la première des Bacchantes d’Euripide au Théâtre Rozmaitości, représentation dans laquelle deux des héros se dévêtaient jusqu’aux sous-vêtements. Le critique du journal de droite Zycie a écrit, scandalisé, qu’il ne convenait pas que des héros d’une tragédie antique se promènent sur scène en slips.
J’ai décidé de modifier la critique en compliment, en m’inspirant de la genèse du terme « impressionnisme » qui n’était au début qu’une définition méprisante du nouveau courant dans la peinture. Le drame de mauvais goût est celui qui ne traite pas la réalité comme s’il s’agissait d’un restaurant de luxe, dans lequel le client difficile choisit au menu ses mets préférés et pinaille sur chacun. Le drame de mauvais goût dévore toute la réalité, des sanctuaires de la consommation jusqu’aux cantines des SDF. Son but n’est pas la production d’images de goût que le spectateur pourrait suspendre au salon en souvenir de sa visite au théâtre ; au contraire, il doit choquer, secouer, effrayer, car aujourd’hui il n’y a pas d’autres voies vers les gens dont la conscience a été endormie par la télévision.
Dans quel courant de la tradition polonaise s’inscrivent les nouveaux textes dramatiques ? Sont-ils proches de Mrozek, de Gombrowicz ou de Witkiewicz ?
C’est une question que nous avons très souvent entendue lors de rencontres avec les étudiants, ce qui montre à quel point les stéréotypes de pensées sont ancrés dans les universités. Selon ce stéréotype, chaque nouvelle génération devrait se référer aux acquis de la précédente, par un rejet ou une adhésion : si l’écrivain ne se réfère pas à ses prédécesseurs, cela augure mal de sa conscience littéraire.
Ce type de réflexion sur la littérature se vérifie peut-être dans les études universitaires comparatives, mais pas au théâtre, où l’on mène un dialogue constant avec le public et non avec les autres œuvres dramatiques. Aussi les acteurs de l’anthologie répondaient-ils à cette question avec un certain embarras. Jan Klata a expliqué que ses maîtres n’étaient pas Mrozek ni Gombrowicz mais Patti Smith et Mick Jagger et qu’il se sentait plus proche des classiques du rock que des classiques du théâtre polonais. Michal Walczak a donné comme exemple le cinéma polonais qui, durant ces dernières années, mène un dialogue intense avec la littérature polonaise classique, avec un résultat artistique médiocre.
Le nouveau drame n’a, en effet, pas grand-chose à voir avec la tradition théâtrale polonaise. Il n’y a pas ici de référence au drame romantique du XIXᵉ siècle dont la mission était la lutte pour la liberté, ni au théâtre absurde du XXᵉ siècle dont le but était de ridiculiser le grotesque du communisme. Le réalisme, utilisé par les auteurs contemporains comme méthode de connaissance et de description de la réalité, était toujours en marge du drame polonais et n’a pas donné d’œuvres intéressantes, à part celles de Gabriela Zapolska.
Le seul écrivain dont le patronage est parfois reconnu par certains auteurs de l’anthologie est Tadeusz Rózewicz. La passion qu’il met pour démasquer les mensonges quotidiens et son besoin d’être très près de la réalité la plus quotidienne et la plus pauvre leur est proche. Tout comme sa capacité poétique à voir le monde à travers une métaphore. Il est vain cependant de chercher des imitations de Rózewicz ; c’est plus une référence spirituelle qu’un modèle d’écriture.
Le nouveau drame polonais n’est rien d’autre que l’imitation des auteurs occidentaux de la nouvelle brutalité. Êtes-vous d’accord avec cette opinion ?
Que sur la scène il y ait un canapé et un téléviseur, que les héros mangent des soupes chinoises et se violentent réciproquement, ne signifie pas que le nouveau drame polonais copie les œuvres de Mark Ravenhill et Marius von Mayenburg. Ces œuvres sont caractérisées par le fait qu’elles naissent dans une civilisation du manque et non pas dans une civilisation de satiété. Un manque à tout point de vue, non seulement matériel mais aussi spirituel et éthique. Il n’y a pas ici de scènes de la vie de consommateurs dégoûtés (sauf peut-être dans la parodie des drames de la nouvelle brutalité comme la pièce Génération porno). Les héros sont des gens qui tentent de toutes leurs forces de trouver une route vers ce qui sauve dans ces nouveaux temps sauvages. Et bien que beaucoup d’œuvres se terminent de façon tragique par le suicide, cette simple aspiration vers la vérité et la lumière est déjà une valeur qui manque dans beaucoup de drames allemands ou britanniques.
Peut-on voir sur scène les pièces de l’anthologie ? Quelqu’un a‑t-il tout simplement envie de les regarder ?
La majorité des œuvres de l’anthologie ont été jouées et c’est l’une des raisons pour lesquelles je les ai choisies. Je voulais de cette manière détruire les stéréotypes selon lesquels on ne montait pas les nouveaux auteurs polonais. Il y en a chaque année de plus en plus et le public intéressé par ce type d’œuvres ne cesse de croître.
Une partie des drames est donnée dans les théâtres permanents (Toksyny de Krzysztof Bizio, Usmiech Grejpruta de Jan Klata, Od dzis bedziemy dobrzy de Pawel Sali), d’autres ont été transmis dans le cadre des émissions de théâtre à la télévision devant un public atteignant un demi-million de spectateurs (Bez tytulu de Villqist, Toksyny de Bizia, Lucja i jej dzieci de Pruchniewski). L’œuvre qui lui a donné son titre, Génération porno a été mise en scène au théâtre indépendant de Cracovie, Laznia ; Koronacja de Marek Modzelewski a été monté en janvier 2004 par le Laboratoire Dramatique auprès du Teatr Narodowy. Podróz do wnetrza pokoju de Michal Walczak a eu une première au Garaz Poffszechny, la nouvelle scène du Théâtre Powszechny de Varsovie.
En ce qui concerne leur succès, le drame Testosteron de Andrzej Saramonowicz est sans doute un bon exemple. Cette comédie intelligente sur les stéréotypes du mâle contemporain a été montée durant le deuxième semestre de 2001 par la compagnie théâtrale indépendante Montownia de Varsovie. En janvier 2004, on comptait plus de 150 représentations dans une salle contenant près de 1000 personnes. C’est beaucoup. Pour obtenir un tel résultat, les œuvres britanniques ou irlandaises doivent être présentées dans les théâtres polonais durant plusieurs saisons.
Quelle Pologne montrent les nouveaux auteurs ?
Tout à fait différente de celle que présentent les séries télévisées ou les revues colorées qui vantent le nouveau style de vie heureuse, consistant à acheter et accumuler les crédits. C’est un pays de familles éclatées, de valeurs morales annihilées, d’autorités détruites. Voici un bref aperçu des pièces et de leur thème :
Toksyny de Krzysztof Bizio : cinq miniatures sur les relations « toxiques » entre les gens, basées sur la violence et la dépendance. Les héros sont un meurtrier et le père d’un garçon assassiné, un dealer et son client, un chef et son subordonné, deux élèves d’un orphelinat ainsi qu’un père et son fils. L’auteur, architecte, habite à Szczecin.
Pokolenie porno de Pawel Jurek : une comédie sur les gens des médias qui parodie la dramaturgie de la nouvelle brutalité. Le héros principal est un producteur de télévision qui décide de devenir auteur dramatique. L’auteur, scénariste de la télévision, habite à Varsovie.
Usmiech Grejpruta de Jan Klata : deux journalistes attendent à Rome la mort du Pape, une caméra fixée sur le Vatican ; un portrait des hyènes des médias contemporains et de la génération des jeunes loups capitalistes, malades d’une absence totale de valeurs. L’auteur, metteur en scène de théâtre, habite à Varsovie.
Koronacja de Marek Modzelewski : une pièce générationnelle sur un jeune provincial d’une trentaine d’années qui décide de quitter sa grise vie, de partir à la capitale et de tenter de décider lui-même de son destin. L’auteur, médecin, habite Varsovie.

