Pourquoi cette génération d’écrivains est-elle porno ? Les écritures contemporaines

Pourquoi cette génération d’écrivains est-elle porno ? Les écritures contemporaines

Le 15 Jan 2004

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La scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives ThéâtralesLa scène polonaise-Couverture du Numéro 81 d'Alternatives Théâtrales
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Au milieu de l’année 2003, j’ai pré­paré pour l’édition cra­covi­enne Zielona Sowa une antholo­gie des plus récents drames polon­ais que j’ai inti­t­ulée La généra­tion porno et ses créa­tions théâ­trales de mau­vais goût. J’y ai rassem­blé les pièces d’une dizaine d’auteurs qui me sem­blaient avoir de la valeur, non seule­ment du point de vue artis­tique — avec un dia­logue vivant, des per­son­nages con­stru­its de manière intéres­sante, un développe­ment dra­ma­tique orig­i­nal — mais avant tout en rai­son de la thé­ma­tique qu’elles abor­daient.
Rassem­blées en un vol­ume, elles dres­saient un por­trait de mon pays qui a subi des change­ments fon­da­men­taux durant cette fin de siè­cle. Il se débat avec le don de la lib­erté, con­naît et absorbe sans cri­tique le cap­i­tal­isme occi­den­tal ain­si que les mod­èles cul­turels améri­cains et tente de toutes ses forces d’oublier son hon­teux passé com­mu­niste. C’est la pre­mière antholo­gie du drame polon­ais con­tem­po­rain depuis trente ans ; elle s’oppose aux affir­ma­tions selon lesquelles le drame polon­ais s’est arrêté à Sła­womir Mrożek et Janusz Głowac­ki.

Les auteurs de l’anthologie con­stituent-ils une généra­tion ?

Si le dénom­i­na­teur com­mun d’une généra­tion est l’âge, de toute évi­dence non : le plus jeune des auteurs avait vingt-cinq ans au moment de la pub­li­ca­tion et le plus âgé, plus de quar­ante. Ce livre est le livre d’une généra­tion dans un autre sens : il s’y trou­ve en effet trois pièces qui représen­tent le point de vue de jeunes d’une trentaine d’années qui entrent dans la vie adulte (ce sont Podróż do wnętrza poko­ju de Wal­czak, Uśmiech Gre­jpfru­ta de Kla­ta et Zabij ich wszys­t­kich de Woj­cieszek).
Ce sont les voix de la pre­mière généra­tion qui a gran­di après 1989 dans les con­di­tions de la lib­erté et doit se con­fron­ter aujourd’hui à la réces­sion et au rétré­cisse­ment du marché du tra­vail. Le trait car­ac­téris­tique des per­son­nages est une vie sen­ti­men­tale com­plexe mais aus­si l’immaturité : beau­coup sont inca­pables de couper le cor­don ombil­i­cal qui les relie à la demeure famil­iale. C’est une dimen­sion spé­ci­fique­ment polon­aise, ces vieux garçons de trente ans entretenus par maman.
Mais trois pièces ne con­stituent certes pas une « généra­tion ». Par ailleurs, les auteurs de l’anthologie ont des orig­ines, des expéri­ences pro­fes­sion­nelles, des points de vue poli­tiques dif­férents. Les uns, comme Paweł Sala ou Jan Kla­ta, habitent à Varso­vie ; d’autres, comme Marek Pruch­niews­ki, à la cam­pagne. Peu d’entre eux sont des pro­fes­sion­nels du théâtre : la plu­part sont des gens extérieurs — un archi­tecte, un his­to­rien de l’art, un médecin radi­o­logue.
S’il faut leur rechercher une car­ac­téris­tique com­mune, ce serait leur sen­si­bil­ité morale. Tous représen­tent un monde dans lequel les valeurs ont été boulever­sées, où la hiérar­chie s’est effon­drée, où l’Église a per­du son autorité, et où l’homme doit rechercher seul, presque aveuglé­ment, sa voie vers le vrai, le bon et le beau.

Pourquoi alors cette antholo­gie porte-t-elle le titre de Généra­tion porno ? Est-ce un procédé de mar­ket­ing ou un man­i­feste ?

Et qu’est donc le titre du roman de Witold Gom­brow­icz, Pornogra­phie ? Un procédé de mar­ket­ing ou un man­i­feste ? Généra­tion porno est tout sim­ple­ment le titre d’une des pièces de Paweł Jurek, qui par­le de jeunes gens rich­es du milieu des médias s’adonnant au plaisir du sexe et de la drogue.
Avec l’éditeur, nous avons aus­si pen­sé à un autre titre, Tue-les tous, de Prze­mysław Woj­cieszek, qui fait état d’une révolte anar­chique aveu­gle con­tre le cap­i­tal­isme. Nous nous sommes décidés finale­ment pour Généra­tion porno, car c’était le titre qui rendait de la manière la plus juste le car­ac­tère du livre, qui, sous divers aspects, est une provo­ca­tion.
Il met l’accent sur un cer­tain type de héros qui appa­raît dans beau­coup d’œuvres : un homme prêt à la con­som­ma­tion pas­sive du monde. C’est aus­si un sym­bole de l’attitude artis­tique per­verse qui con­siste à dénud­er la réal­ité et à met­tre le spec­ta­teur dans la posi­tion d’un voyeur de peep-show.

D’où est venu le terme de « créa­tions théâ­trales de mau­vais goût » ?

C’est évidem­ment une plaisan­terie der­rière laque­lle se cache ma polémique avec la frac­tion con­ser­va­trice de la cri­tique polon­aise. Dans les années 1990, sont revenus en usage les ter­mes de bon et de mau­vais goût, par lesquels on a com­mencé à éval­uer beau­coup de nou­veaux événe­ments, non seule­ment dans le théâtre polon­ais mais aus­si dans les arts visuels, le ciné­ma ou la lit­téra­ture.
De mau­vais goût était l’installation vidéo de Katarzy­na Kozyra représen­tant des femmes nues se baig­nant dans les bains de Budapest ; de mau­vais goût était le roman de Doro­ta Masłows­ka mon­trant le monde à tra­vers le regard d’un drogué xéno­phobe ; déno­taient un manque de goût man­i­feste les pièces de Ing­mar Vil­lqist mon­trant le monde des gays, des les­bi­ennes et des malades du sida, ain­si que les mis­es en scène shake­speari­ennes de Krzysztof War­likows­ki présen­tant la nudité et la vio­lence.
Les cri­tiques se sont arrogé le droit de déter­min­er les lim­ites du bon goût, qui cor­re­spond à peu près au goût typ­ique­ment bour­geois. Je me sou­viens surtout de la dis­cus­sion sur le bon goût après la pre­mière des Bac­cha­ntes d’Euripide au Théâtre Roz­maitoś­ci, représen­ta­tion dans laque­lle deux des héros se dévê­taient jusqu’aux sous-vête­ments. Le cri­tique du jour­nal de droite Zycie a écrit, scan­dal­isé, qu’il ne con­ve­nait pas que des héros d’une tragédie antique se promè­nent sur scène en slips.

J’ai décidé de mod­i­fi­er la cri­tique en com­pli­ment, en m’in­spi­rant de la genèse du terme « impres­sion­nisme » qui n’é­tait au début qu’une déf­i­ni­tion méprisante du nou­veau courant dans la pein­ture. Le drame de mau­vais goût est celui qui ne traite pas la réal­ité comme s’il s’agis­sait d’un restau­rant de luxe, dans lequel le client dif­fi­cile choisit au menu ses mets préférés et pinaille sur cha­cun. Le drame de mau­vais goût dévore toute la réal­ité, des sanc­tu­aires de la con­som­ma­tion jusqu’aux can­tines des SDF. Son but n’est pas la pro­duc­tion d’im­ages de goût que le spec­ta­teur pour­rait sus­pendre au salon en sou­venir de sa vis­ite au théâtre ; au con­traire, il doit cho­quer, sec­ouer, effray­er, car aujour­d’hui il n’y a pas d’autres voies vers les gens dont la con­science a été endormie par la télévi­sion.

Dans quel courant de la tra­di­tion polon­aise s’in­scrivent les nou­veaux textes dra­ma­tiques ? Sont-ils proches de Mrozek, de Gom­brow­icz ou de Witkiewicz ?

C’est une ques­tion que nous avons très sou­vent enten­due lors de ren­con­tres avec les étu­di­ants, ce qui mon­tre à quel point les stéréo­types de pen­sées sont ancrés dans les uni­ver­sités. Selon ce stéréo­type, chaque nou­velle généra­tion devrait se référ­er aux acquis de la précé­dente, par un rejet ou une adhé­sion : si l’écrivain ne se réfère pas à ses prédécesseurs, cela augure mal de sa con­science lit­téraire.

Ce type de réflex­ion sur la lit­téra­ture se véri­fie peut-être dans les études uni­ver­si­taires com­par­a­tives, mais pas au théâtre, où l’on mène un dia­logue con­stant avec le pub­lic et non avec les autres œuvres dra­ma­tiques. Aus­si les acteurs de l’an­tholo­gie répondaient-ils à cette ques­tion avec un cer­tain embar­ras. Jan Kla­ta a expliqué que ses maîtres n’é­taient pas Mrozek ni Gom­brow­icz mais Pat­ti Smith et Mick Jag­ger et qu’il se sen­tait plus proche des clas­siques du rock que des clas­siques du théâtre polon­ais. Michal Wal­czak a don­né comme exem­ple le ciné­ma polon­ais qui, durant ces dernières années, mène un dia­logue intense avec la lit­téra­ture polon­aise clas­sique, avec un résul­tat artis­tique médiocre.

Le nou­veau drame n’a, en effet, pas grand-chose à voir avec la tra­di­tion théâ­trale polon­aise. Il n’y a pas ici de référence au drame roman­tique du XIXᵉ siè­cle dont la mis­sion était la lutte pour la lib­erté, ni au théâtre absurde du XXᵉ siè­cle dont le but était de ridi­culis­er le grotesque du com­mu­nisme. Le réal­isme, util­isé par les auteurs con­tem­po­rains comme méth­ode de con­nais­sance et de descrip­tion de la réal­ité, était tou­jours en marge du drame polon­ais et n’a pas don­né d’œu­vres intéres­santes, à part celles de Gabriela Zapol­s­ka.
Le seul écrivain dont le patron­age est par­fois recon­nu par cer­tains auteurs de l’an­tholo­gie est Tadeusz Rózewicz. La pas­sion qu’il met pour démas­quer les men­songes quo­ti­di­ens et son besoin d’être très près de la réal­ité la plus quo­ti­di­enne et la plus pau­vre leur est proche. Tout comme sa capac­ité poé­tique à voir le monde à tra­vers une métaphore. Il est vain cepen­dant de chercher des imi­ta­tions de Rózewicz ; c’est plus une référence spir­ituelle qu’un mod­èle d’écri­t­ure.

Le nou­veau drame polon­ais n’est rien d’autre que l’im­i­ta­tion des auteurs occi­den­taux de la nou­velle bru­tal­ité. Êtes-vous d’ac­cord avec cette opin­ion ?

Que sur la scène il y ait un canapé et un téléviseur, que les héros man­gent des soupes chi­nois­es et se vio­len­tent récipro­que­ment, ne sig­ni­fie pas que le nou­veau drame polon­ais copie les œuvres de Mark Raven­hill et Mar­ius von Mayen­burg. Ces œuvres sont car­ac­térisées par le fait qu’elles nais­sent dans une civil­i­sa­tion du manque et non pas dans une civil­i­sa­tion de satiété. Un manque à tout point de vue, non seule­ment matériel mais aus­si spir­ituel et éthique. Il n’y a pas ici de scènes de la vie de con­som­ma­teurs dégoûtés (sauf peut-être dans la par­o­die des drames de la nou­velle bru­tal­ité comme la pièce Généra­tion porno). Les héros sont des gens qui ten­tent de toutes leurs forces de trou­ver une route vers ce qui sauve dans ces nou­veaux temps sauvages. Et bien que beau­coup d’œu­vres se ter­mi­nent de façon trag­ique par le sui­cide, cette sim­ple aspi­ra­tion vers la vérité et la lumière est déjà une valeur qui manque dans beau­coup de drames alle­mands ou bri­tan­niques.

Peut-on voir sur scène les pièces de l’an­tholo­gie ? Quelqu’un a‑t-il tout sim­ple­ment envie de les regarder ?

La majorité des œuvres de l’an­tholo­gie ont été jouées et c’est l’une des raisons pour lesquelles je les ai choisies. Je voulais de cette manière détru­ire les stéréo­types selon lesquels on ne mon­tait pas les nou­veaux auteurs polon­ais. Il y en a chaque année de plus en plus et le pub­lic intéressé par ce type d’œu­vres ne cesse de croître.
Une par­tie des drames est don­née dans les théâtres per­ma­nents (Toksyny de Krzysztof Bizio, Usmiech Gre­jpru­ta de Jan Kla­ta, Od dzis bedziemy dobrzy de Pawel Sali), d’autres ont été trans­mis dans le cadre des émis­sions de théâtre à la télévi­sion devant un pub­lic atteignant un demi-mil­lion de spec­ta­teurs (Bez tytu­lu de Vil­lqist, Toksyny de Bizia, Luc­ja i jej dzieci de Pruch­niews­ki). L’œu­vre qui lui a don­né son titre, Généra­tion porno a été mise en scène au théâtre indépen­dant de Cra­covie, Laz­nia ; Koronac­ja de Marek Modzelews­ki a été mon­té en jan­vi­er 2004 par le Lab­o­ra­toire Dra­ma­tique auprès du Teatr Nar­o­dowy. Podróz do wnetrza poko­ju de Michal Wal­czak a eu une pre­mière au Garaz Poff­szech­ny, la nou­velle scène du Théâtre Powszech­ny de Varso­vie.

En ce qui con­cerne leur suc­cès, le drame Testos­teron de Andrzej Sara­monow­icz est sans doute un bon exem­ple. Cette comédie intel­li­gente sur les stéréo­types du mâle con­tem­po­rain a été mon­tée durant le deux­ième semes­tre de 2001 par la com­pag­nie théâ­trale indépen­dante Mon­tow­n­ia de Varso­vie. En jan­vi­er 2004, on comp­tait plus de 150 représen­ta­tions dans une salle con­tenant près de 1000 per­son­nes. C’est beau­coup. Pour obtenir un tel résul­tat, les œuvres bri­tan­niques ou irlandais­es doivent être présen­tées dans les théâtres polon­ais durant plusieurs saisons.

Quelle Pologne mon­trent les nou­veaux auteurs ?

Tout à fait dif­férente de celle que présen­tent les séries télévisées ou les revues col­orées qui van­tent le nou­veau style de vie heureuse, con­sis­tant à acheter et accu­muler les crédits. C’est un pays de familles éclatées, de valeurs morales anni­hilées, d’au­torités détru­ites. Voici un bref aperçu des pièces et de leur thème :

Toksyny de Krzysztof Bizio : cinq minia­tures sur les rela­tions « tox­iques » entre les gens, basées sur la vio­lence et la dépen­dance. Les héros sont un meur­tri­er et le père d’un garçon assas­s­iné, un deal­er et son client, un chef et son sub­or­don­né, deux élèves d’un orphe­li­nat ain­si qu’un père et son fils. L’au­teur, archi­tecte, habite à Szczecin.

Pokole­nie porno de Pawel Jurek : une comédie sur les gens des médias qui par­o­die la dra­maturgie de la nou­velle bru­tal­ité. Le héros prin­ci­pal est un pro­duc­teur de télévi­sion qui décide de devenir auteur dra­ma­tique. L’au­teur, scé­nar­iste de la télévi­sion, habite à Varso­vie.

Usmiech Gre­jpru­ta de Jan Kla­ta : deux jour­nal­istes atten­dent à Rome la mort du Pape, une caméra fixée sur le Vat­i­can ; un por­trait des hyènes des médias con­tem­po­rains et de la généra­tion des jeunes loups cap­i­tal­istes, malades d’une absence totale de valeurs. L’au­teur, met­teur en scène de théâtre, habite à Varso­vie.

Koronac­ja de Marek Modzelews­ki : une pièce généra­tionnelle sur un jeune provin­cial d’une trentaine d’an­nées qui décide de quit­ter sa grise vie, de par­tir à la cap­i­tale et de ten­ter de décider lui-même de son des­tin. L’au­teur, médecin, habite Varso­vie.

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Écrit par Roman Pawlowski
Roman Pawlows­ki est cri­tique théâ­tral et jour­nal­iste de Gaze­ta Wybor­cza, col­lab­o­ra­teur per­ma­nent de Notat­nik Teatral­ny et du Pro­gramme...Plus d'info
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