Des auteurs dans Îles ruines. Parcours arbitraire.

Des auteurs dans Îles ruines. Parcours arbitraire.

Le 23 Jan 1997
Thieu, Hainaut, Belgique, 1995. Photo Anne Bourguignon.
Thieu, Hainaut, Belgique, 1995. Photo Anne Bourguignon.

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Thieu, Hainaut, Belgique, 1995. Photo Anne Bourguignon.
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Article publié pour le numéro
Henry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives ThéâtralesHenry Bauchau-Couverture du Numéro 56 d'Alternatives Théâtrales
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AVIGNON, JUILLET 1997.
La salle du Gym­nase Aubanel se rem­plit de pub­lic qui se serre sur les gradins dans la chaleur étouf­fante. Nom­breux, massé, con­fi­ant. Serait-ce le mir­a­cle d’Av­i­gnon : tant de spec­ta­teurs pour un texte con­tem­po­rain ? La rup­ture entre le théâtre d’au­jour­d’hui et son pub­lic serait-elle fal­lac­i­euse ? Le rêve de réc­on­cil­i­a­tion se frac­ture quand les acteurs abor­dent le texte con­tem­po­rain. CONTENTION de Didi­er-Georges Gabi­ly est présen­té en « baiss­er de rideau » à la pièce de Mari­vaux LA DISPUTE. Le pas­sage se fait sans tran­si­tion, seuls quelques rap­pels de Mari­vaux restent lis­i­bles. Bien­tôt, les spec­ta­teurs s’en vont. Par grappes.

Il n’y a pas de ressort dra­ma­tique,
Il y a la con­somp­tion
1

Les spec­ta­teurs s’en vont bruyam­ment. Ils sont excédés et veu­lent mon­tr­er leur exas­péra­tion devant ce qu’on leur donne à voir, à enten­dre et qui peut-être, n’a pas de sens, ne se laisse pas com­pren­dre. Un texte étrange et sans logique où s’en­tremê­lent les cris de rage, les temps, les per­son­nages. Un texte éclaté qui se déverse, rature les cer­ti­tudes et les attentes.

Gabi­ly, en effet, per­turbe les codes, déplace les références. Il enchaîne son texte aux derniers mots d’Her­mi­ane écrits par Mari­vaux : « il n’y a pas lieu de plaisan­ter. Par­tons » et les propulse dans un univers con­tem­po­rain. Dès le mono­logue intro­duc­tif, le sens s’emballe. Chaque mot bal­ance sa charge élec­trique en un flux dense qui ne se fixe sur rien et ne fixe rien. Le dia­logue entre Prince et Her­mi­ane oscille entre dis­pute et mou­ve­ment de réc­on­cil­i­a­tion quand les con­flits sont épuisés, dépassés. Aux mots de l’in­tim­ité, Gabi­ly jux­ta­pose une ten­ta­tive de dire le monde qui s’ef­filoche au gré des répliques de Prince. Rien de ce qui est atten­du n’ad­vient. Ain­si, par exem­ple, les per­son­nages his­toriques n’ex­is­tent que pour leur charge sym­bol­ique : ni Napoléon, ni Hitler mais Napoléon Hitler, arché­type du pou­voir san­guinaire. Gabi­ly ne se focalise sur aucune des ques­tions qui tra­versent sa pièce : mécan­ismes du pou­voir, sida, rap­ports marchands. Pour­tant, au cœur de cet appar­ent désor­dre, il esquisse un ques­tion­nement du pou­voir, du temps et de la mémoire.

Dire ce qui laisse sans voix

Face à un texte en apparence si her­mé­tique, on peut croire le théâtre d’au­jour­d’hui en panne de sens. On peut relay­er l’idée dif­fuse qu’il tourne à vide, qu’il n’a rien à dire et prend la pose désen­chan­tée au milieu de son vide. Ou qu’il relit infin­i­ment ce qui, déjà, a été écrit. Sa forme éclatée, son égo­cen­trisme seraient le signe de sa pau­vreté, de son apor­ie.

On peut y voir aus­si les mar­ques de la post­moder­nité. De ces temps où le cre­do du pro­grès et de l’é­man­ci­pa­tion de l’hu­man­ité s’est effon­dré. Où la mise en cause de la notion même de valeur a généré une sorte de rel­a­tivisme absolu. Une atti­tude par­fois tyran­nique qui voi­sine dan­gereuse­ment avec le fan­tasme de n’être plus situé, de n’être plus engagé.

Peut-être, les grands réc­its uni­fi­ca­teurs ne peu­vent-ils plus avoir cours. On n y croirait plus. Les mas­sacres, les géno­cides, les trahisons poli­tiques, l’in­va­sion marchande dénuée de tout scrupule dépassent le mou­ve­ment cen­tral­isa­teur de la pen­sée rationnelle. Ce que les médias nous don­nent à voir de notre human­ité est désor­mais beau­coup trop com­plexe. La néga­tion brute et grossière des valeurs morales qu’on croy­ait uni­verselles relève pra­tique­ment de l’indicible.

En réponse, s’est dévelop­pée au théâtre une vision du monde comme col­lec­tion de faits, de réal­ités imma­nentes. Et comme si l’hor­reur du monde avait paralysé l’écri­t­ure, ici, une vidéo crache des images de vio­lence dans une ville améri­caine, là, un écran géant pro­jette le dépeçage des ani­maux d’abattoir, là encore, une jeune africaine racon­te com­ment craquaient les os de sa mère vio­lée, sail­laient les entrailles de sa mère éven­trée …

Comme si le théâtre cher­chait à se rap­procher des scènes télévisées quand la caméra se fixe et que l’im­age s’ar­rête là, les mots décrivent un parox­ysme qui estompe le con­texte, qui évac­ue l’a­vant et l’après. Chro­mos tirés de l’His­toire où la réal­ité finit par se dis­soudre. Il n’est plus pos­si­ble de rien en dire, juste la dire et la mon­tr­er. Comme si, pour frap­per plus fort, pour touch­er davan­tage, il fal­lait presque vider la notion même de représen­ta­tion. Or, irrémé­di­a­ble­ment, la représen­ta­tion per­siste : la repro­duc­tion du réel est un leurre, seuls exis­tent les réels, les visions du réel. Et une réal­ité comblée de bar­barie don­née à voir dans une telle charge d’évidence ne peut plus être ques­tion­née et encore moins répon­dre d’un sens. Les mécan­ismes, les proces­sus sont abo­lis, dépassés : les faits bruts demeurent dans un halo de soufre et de scan­dale. Dans l’ur­gence d’attester qu’il n’ignore pas, le théâtre tend un miroir à notre époque, miroir où recon­naître son abjec­tion, sa dérélic­tion. Sa faib­lesse et sa laideur. La parole qui s’at­tache à épouser le plus pleine­ment pos­si­ble l’inacceptable, le livre comme une fatal­ité, une révéla­tion. Si le Mal habite l’homme, com­ment celui-ci peut-il échap­per à son des­tin ?

Dans le fan­tasme d’une immé­di­ateté aux effets d’électrochoc, c’est l’emprise de la pen­sée qui est refusée. Para­doxale­ment, cela fonde aus­si l’il­lu­sion d’une société où tout serait lis­i­ble et trans­par­ent. Où ce qui peut être mon­tré peut être assim­ilé.

Com­ment créer une « mémoire neuve » ?

Mais thésauris­er des faits peut-il con­stru­ire une mémoire ? Car pour l’écri­t­ure dra­ma­tique con­tem­po­raine, la mémoire est dev­enue un enjeu. Face à ce qui est ressen­ti comme une amnésie, cette trag­ique perte de la mémoire, com­ment con­serv­er la trace des faits dans leur inten­sité tout en dépas­sant la cita­tion ? Com­ment dénon­cer ? C’est bien la con­sti­tu­tion d’une mémoire qui se joue :un tra­vail où se glisse l’acte créa­teur, l’indé­ni­able trahi­son de qui trans­forme pour trans­met­tre … Où peut-être se joue l’en­gage­ment quand ne pas oubli­er, ne suf­fit pas.

Dans plusieurs de ses pièces, Jean Lou­vet s’est attaché à recon­stru­ire une mémoire pour sa com­mu­nauté, la Wal­lonie. Il a inter­rogé divers­es fig­ures his­toriques, divers événe­ments poli­tiques et sans cesse, est revenu sur le rôle et la place de l’intellectuel. Au cœur de sa réflex­ion, une société blo­quée qui ne parvient pas à retrou­ver de pro­jet. Lou­vet incrim­i­nant surtout un déficit de mémoire, une igno­rance ou un mépris du passé, s’est attaché à recréer les con­tours d’une iden­tité. Sou­vent, celle-ci s’est con­fon­due avec une his­toire de la lutte des class­es : Plus tu étu­di­ais, plus je me sen­tais ouvri­er dit Gré­goire à son fils devenu pro­fesseur2.

Avec L’ANNONCE FAITE À BENOÎT3 ‚Lou­vet sem­ble chercher à entrou­vrir une autre voie. La rela­tion entre les deux per­son­nages, Arthur et Benoît, s’y noue comme un deal dont l’objet serait incon­nu et incon­naiss­able. Leur pre­mière ren­con­tre, seule­ment évo­quée dans le dia­logue, a eu lieu dans un mag­a­sin où Arthur a « emprun­té » une somme d’ar­gent à Benoît. Si l’en­jeu de leur sec­onde con­ver­sa­tion est la nature du deal — son poids de réal­ité, de vérité — les ten­sions, les soupçons, la vio­lence larvée échouent à l’objectiver. Restent alors deux sub­jec­tiv­ités privées d’ob­jet de con­sen­sus, deux théâi­tral­i­sa­tions et la fra­ter­nité en guise de rédemp­tion.

Dans TROU DE MÉMOIRE4, une pièce de Jean Philippe Werte­laers, c’est, sym­bol­ique­ment, dans une faille du planch­er que les huit per­son­nages, ado­les­cents un peu paumés, retrou­vent le jour­nal d’un jeune Juif caché pen­dant la guerre. Ils con­fron­tent leurs vies à la peur et la douleur enfer­mées dans ce cahi­er. Timide­ment, une mise en per­spec­tive s’an­nonce : à la lumière du passé, leur présent qu’ils jugeaient insignifi­ant, gagne soudain en épais­seur. La pièce ne donne pas de répons­es, elle esquisse l’idée que la con­science des racines, de la mul­ti­plic­ité des ancrages, influ­ence le regard sur les autres et peut réin­suf­fler un peu de sig­ni­fi­ca­tion au fait d’être en ce monde.

Nous ne savons plus com­ment repar­tir à l’as­saut d’un rêve de trans­for­ma­tion du monde…5

Le théâtre d’au­jour­d’hui racon­te peu d’his­toires. Ou alors, de toutes petites, met­tant en scène de toutes petites gens. Ou bien il évoque, par bribes, la grande His­toire et notre présent, cette actu­al­ité où s’en­chaî­nent les atroc­ités guer­rières, meur­trières, écologiques, économiques … Dans ce présent-là, beau­coup d’au­teurs imag­i­nent — décrivent — la vie des vic­times. Tous ceux qui ont glis­sé hors du sys­tème. Tous ceux qui ne ver­ront sans doute pas ces pièces. Ou ceux qui vivent dans les rêves qu’on leur a fab­riqués : rêve de con­som­ma­tion, de pos­ses­sion et de pou­voir. Voire dans la ten­ta­tion de l’or­dre. Il n’y a plus guère de héros, plus vrai­ment d’actes, plus de ressort dra­ma­tique.

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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#56
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Henry Bauchau

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