Édouard Lock ou l’accélération du temps

Édouard Lock ou l’accélération du temps

Le 29 Mai 1996

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Vitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives ThéâtralesVitesse, Danse et mémoire-Couverture du Numéro 51 d'Alternatives Théâtrales
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«.…Défaire notre réel sous l’effet d’autres découpages, d’autres syn­tax­es ; décou­vrir des posi­tions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplac­er sa topolo­gie ; en un mot descen­dre dans l’intraduisible, en éprou­ver la sec­ousse sans jamais l’amortir, jusqu’à ce qu’en nous tout l’Occident s’ébranle.…»  

Roland Barthes

LES CORPS exces­sive­ment opaques vont et vien­nent, tra­versent la scène en un clin d’œil. Sauts aériens, vrilles ful­gu­rantes et chutes vio­lentes. Les danseurs féminins comme mas­culins por­tent et sont portés. à Oiseaux libres, ils s’élancent dans l’espace de la scène pour n’être sou­vent rat­trapés qu’à la toute dernière minute, et par­fois pas du tout. Moments presque irréels, fur­tifs, vite passés. Des images aux con­tours flous demeurent imprégnées dans la mémoire, sen­sa­tions étranges et impal­pa­bles comme celles pro­duites par l’éclair d’une chaude journée d’été. Habil­lés de vitesse, les inter­prètes devi­en­nent l’insaisissable icône en mou­ve­ment du rêve. Actes éper­dus et pas­sion­nés sem­blant sans lim­ites, postés à la lisière du con­scient. Incar­na­tions physiques dif­fi­cile­ment descriptibles, à la fois humaines et angéliques, tou­jours sem­blables et pour­tant jamais pareilles. 

Trop rapi­de pour véri­ta­ble­ment y réfléchir. 

Puis accalmie et repos de l’œil. Bras et jambes tranchent avec lenteur l’espace visuel tout entier. Un aban­don du corps sur le sol, un dévelop­per lent et maîtrisé, un petit bat­te­ment, s’insèrent déli­cate­ment. Pour un instant, le temps sus­pendu donne à voir l’autre face de l’être plan­té là ; un vis­age quo­ti­di­en, une marche sim­ple, un arrêt tout au plus. Un instant encore, gestes inso­lites vêtus de trans­parence, le choré­graphe s’avance dans l’ombre pour soudaine­ment faire appa­raître, dans la lumière, une ondu­la­tion le long de son échine. À une caresse sen­suelle suc­cède une prose des mains et des doigts. Rede­venu pour l’occasion danseur, son corps félin sec­oué de spasmes, mû par une ryth­mique n’appartenant qu’à lui, glisse à la sur­face du sol. Un temps en dehors du temps, là encore, presque irréel. 

La vitesse comme man­i­fes­ta­tion de l’extrême et du risque.

Voir un spec­ta­cle d’Édouard Lock, c’est saisir l’acte à l’in­stant où il se pro­duit, sans com­pren­dre réelle­ment. Expéri­ence pure, directe, incon­tourn­able pour celui assis devant et qui regarde, les veux grands ouverts, rivés à la scène pour en saisir le plus pos­si­ble. Et pour­tant, dans leur fuite en avant, bien des gestes échap­pent à l’at­ten­tion. Une abstrac­tion du cor­porel logée dans l’in­tense de l’ex­trême, jouant du dépasse­ment physique, asso­ci­atif et struc­turel.

À par­tir de HUMAN SEX, explique l’artiste, l’i­den­tité gestuelle est née de la jux­ta­po­si­tion d’un intérêt de ma part et des per­son­nes avec qui je tra­vail­lais. À ce moment là, il y avait Marc Béland, Louise Lecav­a­lier, Claude Godin, etc. Des per­son­nes crues, idéal­istes, qui voulaient vivre une expéri­ence totale, absolue, au niveau de la scène et même dans la vie. C’é­taient des per­son­nal­ités extrêmes, et elles désir­aient en quelque sorte avoir une expéri­ence théâ­trale qui leur ressem­blait. HUMAN SEX était cer­taine­ment la représen­ta­tion la plus crue que la com­pag­nie avait faite jusque-là. L’esthé­tique était car­ré­ment déclarée. À cette époque, on ne se demandait pas si le dépasse­ment était pos­si­ble ou non, s’il y avait un prix à pay­er pour cela. Nous étions intéressés par l’acte de se dépass­er. On avait à prou­ver qu’on pou­vait le faire, et qu’on avait le courage de le faire. Le but même du dépasse­ment qu’on voulait explor­er, c’é­tait de ne plus sen­tir les struc­tures physiques et lim­i­ta­tives. C’é­tait une posi­tion un peu idéal­iste ».,

Un lan­gage choré­graphique comme matéri­al­i­sa­tion de l’extrême où les corps dis­séminés dans l’espace som­bre de la scène incar­nent la vitesse. Des enveloppes de chair, cri­antes d’hu­man­ité, à la fois élec­triques et éclec­tiques. Vari­a­tion d’e­space et de temps, tem­pos exces­sive­ment soutenus voire nerveux, insérés dans une struc­ture ouverte. Un va-et-vient entre accéléra­tion et ralen­ti, à tra­vers des rythmes pro­pres aux danseurs et non à la musique qui l’accompagne. Indépen­dance de l’un et de l’autre, « rela­tion arti­fi­cielle » affirme le choré­graphe, comme chez Cun­ning­ham. Mais encore. La vitesse en tant qu’expérience unique, provo­ca­trice, prenant nais­sance dans la dimen­sion anar­chique de l’être humain.

Louise Lecavalier, Michael Dolan, 2. Photo Édouard Lock.
Louise Lecav­a­lier, Michael Dolan, 2. Pho­to Édouard Lock.

L’être, et bien au-delà.

« Dans INFANTE, C’EST DESTROY, il y avait la dureté de HUMAN SEX, mais en même temps on y trou­vait une évo­lu­tion au niveau des images, un com­men­taire sur la nais­sance, ain­si que sur la vio­lence. Il était devenu impor­tant pour moi d’afficher le dépasse­ment d’une manière un peu plus claire, de don­ner une place à la fatigue, à la fin des choses. D’ailleurs, à un cer­tain point dans le spec­ta­cle, Louise s’arrête, comme si elle n’en pou­vait plus. Avec INFANTE, il y avait une cer­taine descente dans l’impossibilité, tan­dis que dans HUMAN SEX, il n’y avait pas ça. C’était comme un grand eri, un cri soutenu. Il y avait une féroc­ité, sans le moin­dre arrêt. Dans INFANTE par con­tre, on avait accep­té qu’il y ait des lim­ites et elles fai­saient par­tie du jeu. L’échec est un élé­ment peut-être un peu plus évi­dent dans 2, mais qui d’après moi avait déjà été touché dans INFANTE. A la toute fin de cette pièce, j’avais placé un film d’ombres blanch­es, parce qu’il n’y avait plus de corps, plus de résis­tance. Après tous ces efforts, qui étaient une sorte de résumé des dix dernières années, il ne restait plus qu’un tracé, une forme sans détail, qui était un sym­bole de fatigue ». 

Liza Kovacs, Michael Dolan, 2 Photo Edouard Lock

À tra­vers la présence de l’être et celle du film, le choré­graphe installe ses visions de la den­sité et de la trans­parence du corps. Aban­don des inter­prètes aux jeux de la scène et de l’image, altéra­tion de l’être dansant par le tra­vail sou­vent très fin de la tex­ture du geste et du corps, des nuances entre mou­ve­ments et rythmes. Une super­po­si­tion de couch­es ryth­miques et énergé­tiques réal­isée par le bais de l’association de dif­férentes com­posantes scéniques ; des musi­ciens, des images, des danseurs, une coupure du temps, un silence, enchâssé dans les couloirs de la vitesse, de la vio­lence et du risque. 

« Dans mes spec­ta­cles, il y a un véri­ta­ble effort pour faire val­oir l’esthétique qui vient de la scène. En quelque sorte, cet effort va chercher, chez le pub­lic, une réac­tion équiv­a­lente en terme d’intensité. Les gens ont ten­dance à penser que la danse n’est pas un art qui peut déclencher les pas­sions. Mais en fait, je crois qu’elle peut tout à fait le faire. J’ai tou­jours sen­ti ce poten­tiel. La danse devrait être capa­ble de rejoin­dre le pub­lic de manière directe. C’est un art qui n’est pas que sage. En fait, quand il y a une vraie pos­si­bil­ité d’échec, il y a une vraie pas­sion qui se génère. J’ai tou­jours eu l’impression que je devais impos­er cette rigueur, cette pas­sion, dans les struc­tures que je met­tais en place dans mes spec­ta­cles. C’est une dimen­sion impor­tante pour moi, et j’ai tou­jours tenu à l’explorer dans mon tra­vail ». 

Une idée ou un but, celui de déclencher une rela­tion plus pas­sion­nelle que rationnelle entre perce­vants et perçus. Une manière d’afficher le risque par l’entremise de la vitesse, de créer la peur de l’échec pour ain­si ancr­er le mou­ve­ment dans la réal­ité afin qu’il la dépasse. Hyper­réal­isme. Mon­tr­er l’accélération d’une pul­sa­tion, gestuelle ou musi­cale, et ain­si obtenir, par on ne sait trop quelle chimie, une réac­tion vive, extrême. Répons­es imprévis­i­bles, sans mots pour en ren­dre compte ; pur résul­tat d’une intu­ition créa­tive du choré­graphe. À l’implication totale et défini­tive du danseur, cor­re­spond celle du spec­ta­teur. 

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