Mes acteurs, ma part d’humanité

Mes acteurs, ma part d’humanité

Le 30 Jan 2006

A

rticle réservé aux abonné·es
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Sophie Lucet : L’une de tes car­ac­téris­tiques, en tant que met­teur en scène, est sûre­ment de tra­vailler sur des péri­odes très longues avec tes acteurs : vingt ans avec Alain d’Haeyer ou Norah Krief, qua­torze ans avec Daria Lip­pi. C’est Daria qui a fait le plus grand nom­bre de spec­ta­cles avec toi aujourd’hui. Com­ment l’as-tu ren­con­trée ?

Eric Lacas­cade : À cette époque, je dirigeais un stage à Pont­ed­era sur l’invitation de Rober­to Bac­ci, qui pro­po­sait qua­tre mois avec des maîtres, tels que Thomas Richards, Euge­nio Bar­ba, Yoshi Oida à un groupe d’apprentis. J’intervenais le dernier, pour trois semaines. Sur Les Trois Sœurs. Je venais de mon­ter ce texte et j’avais présen­té un spec­ta­cle qui avait eu du suc­cès en France et occa­sion­né une belle tournée à l’étranger. Mal­gré cette bonne récep­tion publique, je restais insat­is­fait : j’avais l’impression d’être empêtré dans l’histoire sin­gulière de ces femmes et de ne pas utilis­er les éner­gies pro­posées par Tchékhov sur tous les per­son­nages. Mon­ter Tchékhov relève pour moi de la com­pé­tence du chef d’orchestre — il faut faire avancer la musi­cal­ité de cha­cun des pro­tag­o­nistes en même temps — et je n’avais pas assou­vi ce désir. J’ai donc souhaité réin­ter­roger ce texte tout de suite. Martel­er cette matière. Traiter le mal par le mal… Dans cette per­spec­tive, j’ai pro­posé au groupe de bris­er la nar­ra­tiv­ité du texte pour en son­der la struc­ture. Je suis repar­ti d’une série d’improvisations, en ne gar­dant du tra­vail précé­dent que les séquences nour­ries d’impulsions, de ten­sions, d’énergie. J’ai ten­té de racon­ter une autre his­toire, proche des Trois Sœurs, mais qui évo­querait égale­ment la com­mu­nauté des comé­di­ens en présence. Cela sup­po­sait un mon­tage textuel dif­férent et un rap­port dif­férent au pub­lic : j’ai alors rompu l’espace frontal du spec­ta­cle français et pro­posé un cer­cle pour que les spec­ta­teurs soient au plus près d’un jeu qui devrait donc être épuré et très vivant. Comme si j’avais été frus­tré, avec les Français, d’obérer la puis­sance des comé­di­ens au béné­fice de la nar­ra­tiv­ité et d’une mise en scène fondée sur le spec­tac­u­laire. Là, je ne voulais que l’essence des Trois Sœurs : un plateau nu, des acteurs en lutte pour le rôle dans une langue étrangère. Quelque chose de brut et de bru­tal. J’ai donc val­orisé l’improvisation et l’engagement physique qui sup­pose une liai­son du corps, de la con­science et de l’émotion. Daria Lip­pi cor­re­spondait à ce que j’attendais : elle inven­tait les rôles en par­tant de sa pro­pre expéri­ence et de son imag­i­na­tion. Me racon­tant des choses intimes, me par­lant des per­son­nages de Tchékhov. Elle com­pre­nait les indi­ca­tions comme si elle les avait tou­jours con­nues, pra­ti­quait un vocab­u­laire qu’elle n’avait pour­tant pas appris, et moi je trou­vais en elle un out­il de tra­vail effi­cace. Cette nou­velle ver­sion des Trois Sœurs — qui fut à l’origine du Cer­cle de famille pour Trois Sœurs — était enfin emplie d’images dan­gereuses, de sus­pen­sions périlleuses, de rad­i­cal­ité. J’y ai vrai­ment con­nu le plaisir de la mise en dan­ger grâce à un engage­ment physique total et partagé.

S. L. : Quelle fut, après ce stage, votre pre­mière col­lab­o­ra­tion ?

E. L. : Avec cer­tains de mes acteurs, on peut évo­quer une rela­tion de maître à élève qui évolue dans le temps. Et je ne donne pas de con­di­tion facile pour le démar­rage. J’ai dure­ment traité cette jeune actrice : pas vio­lem­ment, mais dure­ment, ce n’est pas la même chose… Elle a dû pass­er par un cer­tain nom­bre de tâch­es qui me sem­blent fig­ur­er les paliers néces­saires à la rela­tion : pour Daria, la dif­fi­culté c’était d’abord la langue, puis les inces­sants voy­ages entre la ville de Brux­elles (où elle avait décidé d’habiter) et Lille pour rejoin­dre un groupe d’acteurs très soudé, elle étant « l’étrange étrangère ». Elle a d’abord joué dans Rêve d’Électre, puis Élec­tre, puis repris le per­son­nage de Macha pour une tournée des Trois Sœurs au Brésil, puis encore une reprise de rôle dans Ivanov à l’Odéon (c’est dif­fi­cile et peu grat­i­fi­ant, les repris­es), con­tin­ué dans De la vie où elle avait une par­ti­tion plus impor­tante, puis repris un rôle dans Phè­dre. Je sen­tais que je devais à la fois pren­dre le temps avec elle pour la ren­dre mature et la for­mer à mon tra­vail, et à la fois lui don­ner des clés pour me bous­culer et me faire pro­gress­er. C’est après tout ce temps que j’ai com­mencé à lui con­fi­er des rôles plus impor­tants, et notam­ment Nina pour La Mou­ette. On en a par­lé. Cette dis­cus­sion pour­rait se résumer ain­si : elle me dis­ait qu’elle avait tra­vail­lé à mes côtés depuis huit ans et qu’elle par­ti­rait si je ne lui con­fi­ais pas le rôle de Nina, tout en me dis­ant qu’elle com­prendrait très bien un autre choix mais qu’elle avait besoin de cette con­fi­ance pour grandir, ce que j’ai trou­vé tout à fait légitime à ce stade de la rela­tion. Moi, j’évoquais les dif­fi­cultés qu’elle aurait à endoss­er ce per­son­nage en fonc­tion de ce que je con­nais­sais déjà d’elle.

Y. L. : Lorsque j’ai assisté aux répéti­tions de Platonov pour écrire le livre inti­t­ulé Tchékhov / Lacas­cade : la com­mu­nauté du doute, j’ai eu un entre­tien avec Daria qui m’a racon­té son approche du per­son­nage de Nina de la sorte : elle n’a jusqu’à présent joué que des rôles de moin­dre enver­gure et souhaite se con­fron­ter à un per­son­nage fort. Elle te demande donc d’interpréter le rôle de Nina. Cette atti­tude est con­traire à la pra­tique habituelle, les acteurs étant rarement dis­tribués dans un rôle au com­mence­ment du tra­vail. Pour­tant, dans un stage pré­para­toire au spec­ta­cle qui se tient au Chili, Daria se sou­vient n’avoir jamais joué Nina mais Arkad­i­na. Après une péri­ode de doute, Daria com­prend que tu veux emplir l’actrice d’une frus­tra­tion sem­blable à celle de Nina qui a telle­ment soif de théâtre. Au bout du compte, l’expérience véri­ta­ble du manque col­ore le par­cours de l’actrice, Nina et Daria étant dès lors indis­so­cia­bles.

E. L. : Oui, c’est ain­si que j’ai su qu’elle était prête à jouer Nina. La dis­cus­sion dont je par­lais tout à l’heure était par­ti­c­ulière. À l’époque, plus que main­tenant, je bâtis­sais un mur entre les comé­di­ens et moi. Je restais très à dis­tance des acteurs pour ne livr­er de choses intimes et per­son­nelles que sur le plateau. Je ne dis­cu­tais pas en dehors du théâtre, je gar­dais tout pour le tra­vail.

S. L. : Votre rela­tion a‑t-elle été con­tin­ue tout ce temps ?

E. L. : À un seul moment, alors que je tra­vail­lais avec Norah Krief sur Phè­dre, elle est par­tie en Ital­ie pour jouer Kleist. Elle a tout eu, du suc­cès et un grand prix d’interprétation dans sa langue et son pays d’origine, puis elle est rev­enue. Refu­sant ain­si deux ans de tournée. Je crois que c’est un tour­nant dans sa vie. Sachant qu’elle reve­nait tra­vailler des rôles qui a pri­ori la met­taient moins en valeur, mais ser­vaient ma recherche. J’avais la sen­sa­tion d’un choix qua­si­ment poli­tique de sa part. Elle a alors choisi la recherche plutôt que la célébrité facile. Mais d’une autre manière, je pour­rais aus­si bien par­ler de Norah Krief, d’Alain d’Haeyer, de Stéphane Jaïs, de Jean Bois­sery pour dire la force de ces ren­con­tres et le lien qui nous relie dans le temps. Par­ler d’elle, c’est par­ler de tous. Par­ler d’eux, c’est par­ler de moi.

S. L. : As-tu alors le sen­ti­ment que tes acteurs sont façon­nés par toi, ou bien que tu hérites égale­ment de leurs pra­tiques ?

E. L. : Au début, Daria a unique­ment servi mon tra­vail : elle allait là où je lui dis­ais d’aller. Elle a exé­cuté mieux que quiconque mes indi­ca­tions, mais sans avoir encore le poten­tiel de déranger l’acquis. La Mou­ette, après huit ans de tra­vail qua­si quo­ti­di­en, a été comme un nou­veau com­mence­ment entre elle et moi. Elle s’est engagée dif­férem­ment et a com­mencé à vis­er « par-delà la cible ». Il y a eu comme un lâch­er-prise, une faib­lesse jail­lis­sant d’un socle struc­turé par huit années de tra­vail. C’est là que la sec­onde phase a com­mencé.

S. L. : Qu’as-tu décou­vert auprès d’elle qui a pu trans­former ta méth­ode de tra­vail ? Com­ment avez-vous redéfi­ni vos places ?

E. L. : Récem­ment, après Platonov, Daria m’a pro­posé une expéri­ence rad­i­cale : elle voulait que six met­teurs en scène et choré­graphes la diri­gent dans une adap­ta­tion de Penthésilée. J’étais l’un de ceux-là. Elle m’a demandé de redéfinir ma place en appor­tant des élé­ments qui n’appartiennent pas à mon champ habituel, tels que la vidéo ou la per­for­mance. J’ai accep­té de me faire sur­pren­dre. C’est très intéres­sant de for­mer quelqu’un, de lui appren­dre un vocab­u­laire, de le met­tre à l’épreuve, d’en faire un bon sol­dat pour tes spec­ta­cles et de la voir petit à petit trou­ver la lat­i­tude d’une expres­sion per­son­nelle. La base, le ter­reau, c’est le tien. Et ce qui pousse ensuite puise ses racines dans ton tra­vail sans que tu aies imag­iné la courbe de la flo­rai­son.

S. L. : L’acteur rede­vient alors un étranger, un étranger que tu con­nais bien, c’est ça ?

E. L. : Oui, exacte­ment ça. Le plus proche devient alors le plus loin­tain. Je m’interroge tou­jours sur mes acteurs avec cette sim­ple ques­tion : qu’est-ce qui est bon pour cet acteur-là à ce moment-là ? À l’intérieur des cadres de tra­vail que je pro­pose, mais aus­si au-delà du rôle, voire en dehors des répéti­tions d’un spec­ta­cle. Au moment où nous répé­tions Élec­tre, par exem­ple, Jérôme Bidaux est revenu d’un long séjour à Pont­ed­era auprès de Gro­tows­ki. Comme il n’était plus temps de l’intégrer au groupe de pro­duc­tion, il a tra­vail­lé seul pen­dant deux mois en par­al­lèle du spec­ta­cle et venait présen­ter le résul­tat de son tra­vail au groupe toutes les semaines, devenant ain­si un aigu­il­lon créatif. Puis je l’ai inté­gré au groupe lors du spec­ta­cle suiv­ant. Le proces­sus avec Jérôme est très dif­férent de celui que j’ai mené avec Daria. J’ai la chance d’avoir des acteurs très exigeants avec eux-mêmes. Norah Krief chante aujourd’hui avec une présence, une force et une sen­su­al­ité inouïe. Elle aus­si, à un moment, comme Daria, est venue après dix ans de tra­vail provo­quer et planter une graine étrangère dans le ter­reau com­mun. Dès le début de mon tra­vail, j’ai pris l’habitude de not­er sur des cahiers le nom des acteurs et la façon dont je pour­rais con­stru­ire avec cha­cun d’entre eux pour les trois ans à venir. La ques­tion cen­trale étant tou­jours la même : com­ment les amen­er à un endroit qui serait juste pour moi et juste pour eux ? Com­ment dévelop­per leurs capac­ités per­son­nelles ?

S. L. : Tu n’envisages donc pas le rôle, mais l’accomplissement de la per­son­ne pour avancer dans ton tra­vail ?

E. L. : C’est le seul pro­jet val­able.

S. L. : Que notes-tu sur ce cahi­er ? Là où l’acteur en est, là où tu veux l’amener, les tâch­es que tu lui con­fies pour ce faire, et ce vers quoi il pour­rait ten­dre ?

A

rticle réservé aux abonné·es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte 1€ - Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
3
Partager
auteur
Écrit par Sophie Lucet
Sophie Lucet est maître de conférences en Études Théâtrales à l’université de Caen. En avril 2003, elle pub­liera...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
#88
mai 2025

Les liaisons singulières

31 Jan 2006 — Malgré son opposition radicale à la légitimation historique du metteur en scène1, Carmelo Bene a été incontestablement l’inventeur d’événements spectaculaires…

Mal­gré son oppo­si­tion rad­i­cale à la légiti­ma­tion his­torique du met­teur en scène1, Carme­lo Bene a été incon­testable­ment l’inventeur…

Par Angelo Pavia
Précédent
29 Jan 2006 — Sophie Lucet : Tu travailles avec Éric depuis quatorze ans maintenant. Peux-tu raconter votre première rencontre ? Daria Lippi :…

Sophie Lucet : Tu tra­vailles avec Éric depuis qua­torze ans main­tenant. Peux-tu racon­ter votre pre­mière ren­con­tre ? Daria Lip­pi : J’ai con­nu Éric Lacas­cade en Ital­ie à l’occasion d’un cours de for­ma­tion de l’acteur au…

Par Sophie Lucet
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total