Jacques Delcuvellerie : Ma rencontre avec Francine Landrain date de la fin des années 1970, et elle est encore présente dans la dernière création du Groupov, Anathème, au Festival d’Avignon en juillet 2005. Elle sera de la reprise au Kunsten Festival des Arts en 2006. Cela fait donc près de trente ans que nous nous pratiquons l’un l’autre, avec des phases fusionnelles, des déchirements, des malentendus, des fulgurances, des absences. Ce qui me semble, en partie, expliquer une si longue et si rare expérience, c’est qu’elle n’a jamais reposé d’abord sur le talent ni sur la compétence. Cela, on peut l’échanger avec pas mal d’artistes. Non, les hauts et les bas de mon travail avec Francine sont liés aux fluctuations d’une même insatiable frustration, envers le monde et envers la scène. Le monde comme un endroit où l’on a envie de poser des bombes et en même temps, comme disait Brecht, au sens profond, d’« être amical ». La scène comme le lieu d’une révélation, d’un trouble, d’un dévoilement qui ébranlerait jusqu’aux fondements tous ceux qui y participent, acteurs et spectateurs. Et chaque fois que nous nous sommes, l’un ou l’autre, éloignés de cette ambition, de cette avidité, que nous nous sommes apaisés ou lassés, nous n’avons plus trouvé de raison à conjuguer nos talents ou nos compétences. Notre longue collaboration, d’après moi, ne procède donc pas d’une « fidélité », mais du fait de nous reconnaître des blessures de même nature qui refusent de cicatriser.
Bernard Debroux : Concrètement, comment et où a eu lieu votre première rencontre ?
B. D. : Et pourquoi l’avoir choisie quand tu fondes le Groupov, en janvier 1980 je crois ?
J. D. : Nous nous connaissions très peu, et peut-être très mal. Après, cela est apparu tellement évident, mais à l’époque elle était une possibilité parmi d’autres. Pourquoi ? Il faut se rappeler que l’intention dont procède la fondation du Groupov était de s’aventurer hors du théâtre, et peut-être même hors de la représentation. C’était un atelier de recherche pure dont nous espérions qu’il y adviendrait littéralement de l’in-ouï. C’était cela ma proposition. Mon sentiment était à ce moment que tout, absolument tout et son contraire, du Berliner Ensemble au Happening, avait déjà été tenté au théâtre et, parfois, merveilleusement accompli. Qu’il ne faisait que ressasser et décliner de plus en plus vainement les découvertes inaugurales de Meyerhold, Brecht ou Grotowski. Par conséquent, le choix des gens pour explorer un espace-temps différent prenait moins en compte leurs capacités expressives — au demeurant remarquables — qu’une certaine qualité d’être. Et Francine avait un éclat, une lumière particulière. En outre, elle manifestait une propension affirmée à la radicalité, aux extrêmes. Elle aimait Ulrike Meinhof et Edith Piaf, Patti Smith et Louise Brooks, le Squat Theater (Andy Warhol’s Last Love) et Gertrud Stein… Il y avait chez elle une même attraction pour certaines formes sophistiquées d’art contemporain et pour les bars à putes, le cran d’arrêt et — en général — tout ce en quoi on risque de se perdre. Il y avait donc tout un faisceau de présomptions qui nous permettaient de croire qu’on avait affaire à des êtres (elle et quelques autres) en recherche avec une haute exigence et prêts à payer de leur personne, dégageant quelque chose qui impliquerait que ce serait dans le « faire », dans le fait d’agir, de « performer » que cela se traduirait le mieux. Cette attirance réciproque, dans la population de l’école, ces affinités électives, s’accompagnaient, comme souvent dans l’amour, d’une tendance à se comporter comme une entité qui ne se laisse pas facilement traverser par d’autres. Alors que nous étions tout à fait contre tout ce qui pouvait avoir un aspect baba cool, communautaire (nous sommes à la fin des années 70), nous nous inventons des mots de passe, un sabir, des codes de comportement, toutes sortes de signes de reconnaissances à la fois puérils et intenses.
B. D. : Cette complicité se crée dans le début du Groupov ou déjà dans les travaux d’école précédents ?
J. D. : À l’intérieur et autour du Conservatoire de Liège, où elle rôdait avant même d’y entrer comme étudiante, et où j’étais le chargé de cours du professeur principal, René Hainaux. Elle avait, à cette époque, une réputation assez sulfureuse qui exerçait évidemment autant de fascination que de rejet. Elle formait, avec deux autres filles, toujours en noir, un trio que les autres surnommaient « les sorcières », on les disait lesbiennes, elles paraissaient mystérieuses, provocantes, hautaines. Puis elle est entrée au Conservatoire, où elle a d’emblée manifesté des qualités exceptionnelles. Je trouve très significatif que notre rencontre, et par la suite le Groupov, se soient enracinés dans un lieu de formation qui était en même temps un lieu de recherche, d’expérimentation d’une pédagogie en invention. Après leurs études, François Sikivie et Francine sont à leur tour devenus chargés de cours. Près de trente ans plus tard, l’échange entre l’aventure artistique du Groupov et la pédagogie est très vivante. Le Groupov, dès ses débuts, en a retiré la conviction que pour chaque création nouvelle, une méthodologie nouvelle s’impose également. Et Francine a activement contribué à l’invention de ce processus.
J. D. : Cela a coexisté. Le Groupov a commencé en même temps qu’ils finissaient leurs études. Dans des travaux que j’ai conduits sur Hamlet, Œdipe-Roi, sur les psychoses en préparation à Marat-Sade, s’expérimentent déjà des processus de travail qui font appel à l’imaginaire, à l’inconscient, à l’invention propre J. D. : de l’acteur et qui sont des prolégomènes aux recherches plus radicales du Groupov.
Et puis ces travaux s’insèrent dans une vie « collective » presque ininterrompue, la fréquentation du Cirque d’Hiver à Liège — un haut lieu de la culture « alternative » où nous pouvions voir aussi bien Laurie Anderson que des performances d’Orlan —, des nuits interminables de discussions, toute une espèce de vie parallèle, où à la fois s’échangent des énergies et se communiquent des informations. Ils étaient plus branchés sur certains groupes de rock récents que je ne connaissais pas, et moi je pouvais les mettre en contact, par exemple, avec Georges Bataille ou des pans de culture ou de poésie dont ils étaient moins familiers. Se passe aussi ce processus où l’on se renifle, où l’on se flaire, où l’on cherche à se confirmer qu’on a bien eu raison de se choisir.
Je retiens des travaux à l’école avec Francine notre premier essai sur Lulu de Wedekind, avec Anne-Marie Loop qui jouait Geschwitz, un montage de scènes, très fortes, jusqu’au meurtre par Jack l’Éventreur. C’était elle qui l’avait proposé, fascinée par le personnage de Lulu tout autant que par le destin de Louise Brooks après la gloire. Moi, j’avais conduit la relation aux acteurs déjà dans cette attitude qui consiste à fixer ensemble des directions, des sources d’inspiration, des manières de travailler sensibles et d’élaborer sur Lulu une forme à partir d’improvisations. Cela a eu des prolongements. Francine, bien plus tard, en résidence à la Chartreuse, écrira une pièce qui s’appellera Lulu, Love, Life…
B. D. : …Et toi une lettre adressée « À celle qui écrit Lulu Love Life (5 conditions pour travailler dans la vérité) »1
J. D. : Oui. Autour de ce mythe — féminin, mais qui est une invention d’homme —, Francine dans sa pièce inventera une Lolita avide de savoir, mais dans l’époque la plus contemporaine, celle d’Hollywood mais surtout de l’émergence d’une hégémonie de la télévision et du business du spectacle. C’est dans la conduite de ce type de réalisations dans l’école, Lulu, que se crée une sorte de communication subliminale entre acteur et metteur en scène. Cela donne aussi des « preuves », des « garants » réciproques, car dans ces rôles-limite on ne peut jouer sans payer dangereusement de sa personne ; l’actrice vérifie que le metteur en scène « sait » comment ne pas la laisser se perdre, mais aussi qu’il respecte réellement ce qu’elle tente. Il est significatif que bien des années plus tard, c’est aussi à l’école sur Lulu, et à sa demande, que Jeanne Dandoy réalisera une performance d’actrice si troublante qu’elle allait nous engager progressivement ensuite dans une collaboration professionnelle, puis à sa participation désormais au Groupov. Et, comme Francine avant elle, Jeanne écrit et met aussi en scène.
B. D. : Les débuts du Groupov avec Francine et les autres, comment cela se passe concrètement ?
J. D. : J’ai une trentaine d’années, eux une vingtaine et je leur propose cet accouchement impossible de l’in-ouï, la phrase de Joyce que je cite toujours : « Je veux serrer dans mes bras la beauté qui n’a pas encore paru au monde. » Comment peut-on se donner cette ambition quand on a l’impression qu’on vit dans une époque où tout vous a précédé et qui ressasse voire qui rumine avec complaisance (postmodernisme…) ? C’était une période très noire : punk, no future, enfermement. On avait l’impression d’un monde bloqué (d’où la fascination de Francine pour la bande à Baader). Nous étions convaincus d’être à la veille de la troisième guerre mondiale et, en même temps, de vivre un présent désarticulé, d’errer idéologiquement et matériellement dans un enchevêtrement de restes.
C’est dans ce sentiment que ces gens se sont enfermés dans un petit local, un arrière-cinéma de banlieue de la région liégeoise (Ans Palace) qui, à l’époque, était une annexe du conservatoire. C’est comme cela sur le plan de l’anecdote qu’est né le nom Groupov. Quand j’ai signalé au professeur responsable René Hainaux que j’avais l’intention de travailler avec un certain nombre d’étudiants dans un groupe expérimental pur et qui ne se donnait même pas pour terrain le théâtre spécialement, il m’a dit : pourquoi le faire en dehors de l’école ? Est-ce que vous avez un local ? Du chauffage ? J’ai dit que dans le cadre de l’école, il y aura un contrôle, des horaires etc. Il m’a répondu : « Je m’engage à ce que vous puissiez travailler sans que je n’y mette jamais le nez. Et nous allons inscrire à l’horaire chaque semaine le “groupe off”, le groupe off-conservatoire. » Comme cette appellation nous semblait déjà dévaluée : il y avait off Avignon, off Broadway, et qu’il y avait une fascination pour tout ce qui était né à l’Est dans l’histoire du théâtre, c’est devenu le Groupov. Cela avait aussi l’avantage de ne rien signifier. Et comme tous les groupes qui se donnent un code, on parlait beaucoup en slavisant nos accents…
B. D. : Quelle a été la première collaboration dans le cadre d’un spectacle ?
J. D. : Nous nous enfermons régulièrement dans cet endroit, Ans Palace, et je propose de commencer par une technique que j’appelle « Écriture Automatique d’Acteurs » (EAA), avec toutes les différences qu’on peut imaginer puisqu’il s’agit de quelqu’un qui agit, mais analogique à l’écriture automatique des surréalistes. Puisque tout a été fait, comment peut-on accoucher de l’inouï ? Au plus profond de l’intime de quelqu’un, dans ce qu’il ne sait pas qu’il sait et qu’il faudrait faire advenir par surprise et par effraction en soi-même, qu’est-ce qui se manifeste alors ?

Donc, pendant des mois nous nous rencontrons, à des rythmes variables et déjà avec une méthodologie impossible dans une institution : les rencontres duraient 48 heures ou 15 minutes ; il y avait des séances de travail annulées parce que quelqu’un était trop ivre ou tout simplement ingérable. C’était une période magique et très dure. Nous étions à la fois éblouis par ce qui arrivait sur le plateau, et en même temps on critiquait presque tout. Puisqu’il était question d’in-ouï, tout ce qui rappelait de près ou de loin quelque chose était rejeté même si on trouvait une forme poétique ou risquée. Il y avait cette impression d’aller toujours plus loin tout en éprouvant le fait que ce n’était pas encore ça, que le but était infiniment plus loin.
Comme nous n’avions pas l’expérience de ce genre de pratiques, il y avait du danger réel. Par exemple, ce que j’appelle « l’énergie restante ». Quand beaucoup de choses très fortes ont été engagées et que, brusquement, on est viré de la salle de travail par le gérant du café, que fait-on avec tout ce qu’on porte encore en soi complètement « à vif », à part se taper sur la gueule ou se saouler ou faire de noires bêtises ? On ne mesurait pas très bien la fragilité des uns et des autres. On ne mesurait pas très bien non plus les rapports entre nous. Il avait été décidé qu’il n’y avait pas de chef, que tout était collectif, mais il y avait quand même un père fondateur et son regard un peu plus évaluateur. Donc, entre la sacralisation de celui qui a fondé l’expérience et en même temps la haine du père, il y avait des choses très difficiles à gérer, excessives. Il y avait aussi quelque chose d’obsédant et de déstabilisant dans nos propres vies à travailler continuellement sur des êtres
J. D. : « désappris », des êtres qui ont perdu leurs références, un peu comme des gens qui ont vécu très longtemps dans un abri atomique et qui gardent des bribes de civilisation dans les comportements mais dans un état total de déréliction. Paradoxalement, de générer un tel monde sur ce plateau nous enivrait aussi de pas mal de mégalomanie. Nous avions, après six mois de recherches, l’impression un peu démiurgique de pouvoir « muter » des objets usuels (un néon) ou des situations banales (manger) en un univers certes en perdition, mais magique.
Le premier spectacle a eu lieu un an et demi après au Ans Palace et à la Raffinerie du Plan K à Bruxelles. Dans ce temps-là, se sont dégagées du groupe des personnalités qui ont fait davantage avancer les choses, qui ont eu davantage tendance à nourrir le feu. Et au premier plan de ceux-là, il y avait Francine. On est dans un rapport qui n’est toujours pas celui du metteur en scène et de l’interprète mais d’une autre pratique, avec d’autres règles. On est déjà dans un processus qu’on va retrouver au Groupov encore aujourd’hui, dans Rwanda 94 et Anathème. Je veux dire : où certains de ceux qui sont en scène manifestent des facettes d’eux-mêmes qu’on exacerbe, certains « états ». Dans ce type de pratique, la limite entre « je » et « représenter un autre » est perturbée. Il n’y a pas de « personnage » mais un des rôles possibles de soi. Cependant, ce rôle peut s’imposer à vous avec la même étrangeté que si vous étiez « un autre ».
Il était aussi question de perturber la relation au spectateur qu’on préférait à l’époque appeler un « invité ». Il n’était pas invité à participer de manière conviviale ou festive, mais il n’était pas question de le laisser simplement comme spectateur de l’événement, il devait pouvoir lui aussi remettre en question la manière dont il voyait, dont il réagissait, il avait des options concrètes à prendre pendant le « spectacle ». Durant cette première période, Francine non seulement a confirmé qu’elle était une interprète particulièrement éclatante, mais qu’en plus elle faisait avancer la démarche.




