Les œuvres singulières dans l’œuvre commune
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Les œuvres singulières dans l’œuvre commune

Le 27 Jan 2006
Article publié pour le numéro
Les liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives ThéâtralesLes liaison singulières-Couverture du Numéro 88 d'Alternatives Théâtrales
88
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Cher Bernard,

 

Depuis notre ren­con­tre, tes ques­tions bouil­lon­nent dans ma tête ; mes pre­mières répons­es me sem­blaient effleur­er mal­adroite­ment les choses mais au fil des jours ça se pré­cise peu à peu, mes pen­sées s’éclaircissent et il est impor­tant pour moi de te con­fi­er l’état de cette réflex­ion.
Pourquoi le Groupov ? Pourquoi cette ren­con­tre ? Pourquoi ça con­tin­ue ? Qu’est ce que c’est, le Groupov ?
Le Groupov est un rêve.
Le Groupov est une utopie…
La « chose com­mune » dont par­le Bertolt Brecht dans
La Mère, celle qui con­duit à se dépass­er, à sur­mon­ter les blessures par­ti­c­ulières, à vivre les con­tra­dic­tions comme forces fécon­dantes.
En ces temps-là, des enfants de la fin du XXᵉ siè­cle se ren­con­trent. Ils sont blessés par l’état du monde et de leur Art. Partout, ils pressen­tent l’acculturation, la perte de l’humanité dans l’homme, le cynisme, l’abdication devant la bêtise…
Mais ils parta­gent un grand amour pour l’Art du Théâtre, ses moments ful­gu­rants, une grande curiosité envers son his­toire dans les dif­férents âges de l’homme, des sociétés.
Ils parta­gent aus­si un énorme appétit pour toutes les décou­vertes, les savoirs et expéri­men­ta­tions qui enrichissent notre con­nais­sance de l’humain. Sans par­ler des autres arts… Il y a aus­si un cer­tain goût du risque, de l’aventure qui engage « tout soi » et de l’intérêt pour les lim­ites : l’intuition qu’elles per­me­t­tent d’aller vers l’essentiel, vers le nœud, et qu’elles sont con­sti­tu­antes de l’acte théâ­tral qui se veut inau­gur­al, qui veut créer une forme juste pour ce moment-ci de l’Histoire.
Les pre­mières propo­si­tions de Jacques per­me­t­tent à l’aventure de com­mencer : nous par­tons de la réal­ité his­torique du Théâtre devenu un art minori­taire, mais nous tenons à nous adress­er au monde entier et à tutoy­er l’Histoire (oui, car­ré­ment ! Et je voudrais ajouter que le Groupov a tou­jours aimé pra­ti­quer la mise à dis­tance par le rire : le nom même de Groupov… à dire avec l’accent russe). Nous ren­con­trerons beau­coup d’autres sit­u­a­tions para­doxales, et il me sem­ble qu’elles seront une force de créa­tion (ça a été longtemps une préoc­cu­pa­tion du Groupov par les propo­si­tions d’Éric Duy­ck­aerts, pein­tre / per­former / philosophe, qui a par­ticipé sig­ni­fica­tive­ment à toute la pre­mière époque).
Un grand rêve sur le Théâtre et ses pou­voirs, donc…
Une pra­tique du théâtre comme l’art humain par excel­lence, qui rassem­ble des tal­ents par­ti­c­uliers, qui refuse d’abandonner le col­lec­tif comme voie de créa­tion.
Plus urgente que jamais parce qu’il y a ce pressen­ti­ment que la part d’humanité dans l’homme, si dure­ment gag­née, est men­acée, voire en train de dis­paraître sous nos yeux, par le renon­ce­ment à l’exercice de la rai­son ou encore dans notre part la plus intime, par la géné­tique et ses dérives cauchemardesques, par exem­ple…
Plus urgent que jamais de pro­pos­er des ren­con­tres fortes à l’Autre, celui qu’on appelle générale­ment spec­ta­teur, une ren­con­tre qui soit une invi­ta­tion à un « exer­ci­ce d’humanité » au tra­vers des voies de la Rai­son mais aus­si par l’exacerbation du Sen­si­ble.
Le rêve d’un acteur qui aurait incor­poré chaque leçon de son his­toire, qui aurait iden­ti­fié le pourquoi de ses dif­férentes fonc­tions à tra­vers chaque époque, un acteur pour « l’ère post-indus­trielle », qui serait témoin par l’exploration de grandes « cathé­drales » de son his­toire et par l’observation de notre temps, mais aus­si par­fois « sor­ci­er / eth­no­logue », qui hon­ore l’héritage de Gro­tows­ki, ses propo­si­tions pour une pra­tique au-delà de la représen­ta­tion qui engage tout l’individu…
Une tra­ver­sée vers un voy­age dans le Sens, mais qui sait qu’existe « la part mau­dite » dont par­lait Georges Bataille, cette espèce de « trop-plein » qui con­duit vers ce que les hommes ont appelé Sacré, qu’il se man­i­feste dans la reli­gion ou la guerre. Mais pou­vant égale­ment con­duire à une pra­tique ressem­blant à ce qu’ils cherchent : représen­ta­tion mais aus­si expéri­ence réelle, parce qu’ils se sou­vi­en­nent qu’à l’origine, le théâtre naît, se con­stitue en se détachant du champ du sacré, qu’il se pro­pose presque comme une alter­na­tive à la reli­gion.
Parce qu’ils croient que le théâtre n’existe vrai­ment dans ses formes les plus inou­bli­ables que lorsqu’a lieu ce que les Grecs nom­mèrent Cathar­sis.
Un échange utile qui bous­cule et aide à devenir « voy­ant » de son human­ité, de ses démons, de ses mytholo­gies, de ses tabous, de ses mon­stru­osités, en rap­pelant à l’homme qu’il est celui qui forge son des­tin et celui de ses sem­blables en ces jours où on nous donne l’impression que nous n’avons aucune prise sur la marche du monde et qu’il n’y a plus qu’à l’accepter…
Ce rêve, cette utopie, elle fait par­tie de moi, elle donne une per­spec­tive plus riche à mes actes sin­guliers, qu’il s’agisse de travaux que j’entreprends ou de par­tic­i­pa­tions à des travaux ini­tiés par Jacques, de col­lab­o­ra­tions intens­es avec d’autres ou de rôles plus tra­di­tion­nels d’interprétation, c’est le chemin dans son ensem­ble qui me sem­ble faire œuvre sig­ni­fica­tive pour le Théâtre : les œuvres sin­gulières dans l’œuvre com­mune.
Et pour moi, cette utopie est tou­jours agis­sante, mal­gré la longue péri­ode de mutisme que je tra­verse, imposée par la vie mais aus­si inévitable et salu­taire avant de pos­er des actes exigeants et vrai­ment néces­saires, il n’y a pas un jour sans que je ne pense ce rêve, les ques­tions qu’il me pose, les choses à accom­plir, je pense l’avenir encore riche si le des­tin nous en laisse le temps. J’ai encore cette envie très forte en moi.
L’Utopie opère encore…

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