Georges Banu : Comment as-tu découvert Priscilla Smith ? Première rencontre : sur scène, au travail, lors d’une audition… ?
Andrei Serban : Fraîchement arrivé à New York, comme je voulais monter Médée en grec et latin, j’ai demandé à la directrice de la Mamma, Ellen Stewart, de m’aider à trouver ma Médée dans Greenwich Village. Le lendemain, Priscilla Smith est apparue sous l’apparence d’une jeune fille frêle avec un visage de lionne chargée d’une forte présence, mais elle avait le nez retroussé et murmurait seulement. Quand je lui ai demandé pourquoi elle murmurait, elle m’a répondu qu’elle n’avait pas l’habitude de crier. Comme je n’étais pas tout à fait convaincu, Ellen insista : « Travaille avec elle, essaie-la au moins une semaine ! »
Priscilla s’est engagée corps et âme dans le travail, bien qu’elle souffrît après chaque répétition : « Je ne peux pas croire que la personne qui parle c’est moi ; Médée est nettement au-dessus de moi, je ne parviens pas à la comprendre. » Et parce qu’elle n’arrivait pas à la comprendre, elle était de plus en plus bloquée. En même temps, lorsqu’on répétait ensemble et qu’elle n’avait pas le temps d’analyser, je découvrais à quel point chaque nerf de cet être qui se trouvait là, devant moi, devenait « le personnage ». Je l’encourageais : « Explore chaque son, tente de rendre vie à chaque consonne et à chaque voyelle, saisis de quelle partie du corps surgit la voix, ne pense pas à la psychologie, mais seulement à l’action du son et du mouvement. » Au fur et à mesure, après des semaines d’exercices physiques et d’entraînement vocal, de frustrations, de joies, de dangers, avons découvert ensemble quelque chose de mystérieux et inexplicable. Une fois que la voix commençait à émerger, Priscilla osait adapter ses réactions naturelles aux réactions du personnage. En l’observant, je l’encourageais à entrer en liaison avec chaque vibration du son qui avait fini par l’habiter au point d’émaner de tout son corps. Inconsciemment, Priscilla approchait Médée, en oubliant d’avoir peur.
G. B. : Ce fut votre première collaboration ?
A. S. : Oui, ce fut la première collaboration mais plusieurs fois, confronté à l’impossible, je ne pensais pas qu’il allait y en avoir une seconde.
G. B. : Pourquoi es-tu revenu à elle ?
A. S. : Parce que j’ai trouvé en Priscilla une force d’engagement rarement rencontrée chez quelqu’un d’autre. Par rapport à des comédiens habituels, même de talent, elle ne peut pas supposer qu’elle est quelqu’un d’autre que celle qu’elle est en réalité. Son don d’éprouver pleinement l’instant fait qu’elle finit par se fondre dans le personnage, par vivre sa vie même. Alors on ne peut plus dissocier Priscilla de Médée.
G. B. : Pourquoi avoir continué à travailler avec elle ?
A. S. : Parce que nous étions animés par une puissance de volonté unique. C’est ce qui a rendu possible le surgissement chaque fois, dans « l’espace vide » dont parle Brook, d’une nouvelle énergie qui nous permettait d’éprouver la force de l’équilibre. Et cela grâce à l’effort commun pour briser la résistance permanente de l’inertie.
G. B. : Quelles furent les raisons de la séparation ?

A. S. : La vie. Chemin faisant, Priscilla a réalisé que ce qui l’intéressait le plus, c’était de découvrir comment jouer au mieux son rôle dans la vie, tandis que le théâtre ne fut pour elle, un certain temps seulement, qu’un moyen d’investigation. Quant à moi, je m’identifie davantage au théâtre.
G. B. : Quels sont les avantages et les risques d’une telle collaboration privilégiée ? Produit-elle de la sérénité, de la tension…
A. S. : Dans le travail, toujours de la tension. La sérénité n’est bonne que dans le sommeil, pour faire de beaux rêves.

