Yannic Mancel : Pour évoquer une histoire de complicité avec un acteur, vous avez choisi Alain Rimoux. Sauriez-vous retrouver votre premier souvenir ou votre premier contact avec cet acteur ?
Stuart B. Seide : J’avais dû le voir jouer, sans vraiment le remarquer, dans le Timon d’Athènes mis en scène par Peter Brook, spectacle dans lequel Jean-Pierre Vincent, assistant à la mise en scène, avait impliqué plusieurs acteurs issus de la Compagnie Vincent-Jourdheuil et du Théâtre de l’Espérance. Mais c’est dans les spectacles du TNS dirigé par Jean-Pierre Vincent, entre 1974 et 1983, que je l’ai pour la première fois identifié, au milieu d’une « bande » où j’ai également découvert Alain Halle-Halle, Jean Dautremay et quelques autres. Je l’ai donc repéré, un parmi d’autres, dans un ensemble d’acteurs dont la cohérence de jeu et la cohésion de troupe surtout m’impressionnaient beaucoup. La première fois que nous nous sommes parlé dans un contexte de travail, ce fut à la Comédie-Française, à l’initiative de Jean-Pierre Vincent, alors administrateur, lorsque j’ai monté les pièces en un acte de Feydeau : il jouait Adrien, le valet-domestique du dentiste dans Hortense a dit j’m’en fous, et Toudoux, le mari, dans Léonie est en avance, face à Christine Murillo. J’ai le souvenir que nous nous posions les mêmes questions, lui en tant qu’acteur, moi en tant que metteur en scène, sur les enjeux et les difficultés du texte. La rencontre artistique et humaine a donc eu lieu là, en 1984 ou 1985.
Y. M. : Comment avez-vous décidé ensuite de prolonger cette collaboration hors Comédie-Française ?
S. B. S. : À partir de cette première rencontre, Alain est venu très régulièrement voir mes mises en scène : nous en parlions toujours après. Je sentais bien qu’il appréciait mon travail, et l’occasion pour moi de le retrouver fut en 1993 avec Henry VI de Shakespeare. J’avais engagé une équipe assez jeune, majoritairement constituée de certains de mes anciens élèves du Conservatoire, que j’avais souhaité encadrer de deux aînés, deux « piliers » : Thierry Bosc, et aussi Alain Rimoux, que j’avais principalement distribué dans le rôle du Cardinal. Dans cette aventure insensée regroupant une vingtaine de jeunes comédiens, Rimoux jouait un rôle fédérateur, de force de propositions autant que de doyen ou de tuteur. Henry VI correspondant avec ma nomination au Centre Dramatique de Poitiers, j’ai pu très vite réengager Alain dans mes mises en scène successives de L’Anniversaire de Pinter, de Le Grain et la Balle — six pièces courtes de Beckett —, et du Régisseur de la chrétienté de Sebastian Barry. J’ai été notamment ému que pour cette dernière pièce, en dépit des prétentions qu’il aurait pu légitimement exprimer dès cette époque à jouer un rôle principal, il ait consenti sans arrière-pensée à accepter un rôle secondaire relativement mineur. J’ai alors compris combien lui importerait pour toujours l’aventure collective et l’éthique de la troupe.
Y. M. : On a retrouvé par la suite, dans La Tragédie de Macbeth où il jouait Macduff, dans Roméo et Juliette où il jouait le père Capulet, dans Le Quatuor d’Alexandrie où il jouait Balthazar et dans Antoine et Cléopâtre où il jouait Aenobarbus, ce rôle de grand frère attentif et généreux, heureux de transmettre et de partager son savoir d’acteur et son expérience de vie. Est-ce que la formation que lui-même a reçue auprès de Hubert Gignoux à l’École de la Comédie de l’Est est quelque chose qui compte pour vous ?
S. B. S. : Consciemment, je ne le pense pas. Je dirais même qu’a priori, la formation très politique qu’Alain a reçue dans ce contexte historique très particulier de la décentralisation, relayée dans les années qui ont suivi par un engagement résolu dans les avant-gardes brechtiennes, était aux antipodes du théâtre que moi-même à cette époque je défendais. Pourtant, je ne peux nier qu’il y ait une certaine cohérence à ce que l’ancien élève de Strasbourg se retrouve aujourd’hui membre actif du conseil pédagogique de l’École supérieure d’art dramatique que je dirige à Lille. Là encore, s’opère à notre insu quelque chose qui est de l’ordre de la transmission historique.
Y. M. : Vous n’avez ni l’un ni l’autre d’exigence d’exclusivité. Alain semble très bien consentir à ce que, sur une distribution précise, vous passiez son tour, de même que vous, vous paraissez accepter sans dépit de le voir jouer sous la direction d’un autre metteur en scène.



