Préambule1
L’un dit qu’ils se sont rencontrés là, l’autre ici. Les années et les lieux ne coïncident pas forcément. Pour notre encyclopédie contemporaine du théâtre, certes, rien de tout cela ne nous arrange. Il faut même le dire, cela nous dérange puisque cela va à l’encontre de notre précision, à caractère scientifique, quand les artistes eux-mêmes, bien vivants, se préoccupent de leur vie et non de sa narration. Comme il me l’indique, Langhoff n’est pas un papillon pour être sujet aux multiples analyses de la recherche théâtrale qui prétendrait à une scientificité qui n’a pas lieu d’être à ses yeux si elle ne se concentre pas uniquement sur l’artistique. La dissection d’une collaboration artistique avec Jean-Marc Stehlé, qui lie aussi bien l’amitié que le travail, n’a rien pour plaire au premier et ne captive pas nécessairement le second. On ne peut même pas garantir que leur mémoire flanche ; c’est juste que le doux souvenir conservé par l’un et l’autre sera, fût-il erroné, toujours plus beau que le fait historique et réel. La mémoire d’homme leur importe plus que la réalité datée, archivée, chiffrée d’un quotidien plus ou moins passé. Le souvenir est plus important que la réalité. La nature de Langhoff n’est pas d’épouser un système ; en tout cas, refuse-t-il celui d’une recherche théâtrale qui s’intéresse à son parcours de vie, artistique ou/et amicale, avec un acteur. Ce qui intéresse Langhoff dans la recherche théâtrale est le travail théâtral, et non spécifiquement les relations humaines qui gravitent autour, fussent-elles parfois à l’origine de la création artistique. Ce qui intéresse profondément Langhoff est la pensée. Brecht, Benjamin, Dort. Trois phrases de ces êtres permettraient de réfléchir. Réfléchir sur le rapport humain dans le travail n’a pas de sens pour lui. Comment en effet parler d’un ami ? Là est peut-être le véritable nœud quand il s’agit d’un véritable ami. Ces écrits ne peuvent produire à ses yeux que des ersatz de recherche théâtrale. En conséquence, la réticence de Matthias Langhoff est réelle par rapport à l’objet dont il est ici question : évoquer le rapport de collaboration artistique entre un metteur en scène et un acteur. Ce qui engendre l’art et la pensée de l’art est différent. Importe l’art à Langhoff. Il pose alors vraiment la question des alternatives théâtrales : celle du regard que nous choisissons pour parler du théâtre. Langhoff ne veut pas être la mouette de Trigorine, « un sujet pour un petit conte ». Peut-être la maxime de Wittgenstein, du moins sur cette question, reflète-t-elle la position du metteur en scène : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Le dernier que cet article intéressera est donc Matthias Langhoff ; mais en bonne connaissance des textes sacrés, n’oublions pas que les derniers seront les premiers.
Envol

Matthias Langhoff et Jean-Marc Stehlé ont travaillé ensemble sur neuf spectacles. Leur collaboration commence avec le premier opéra mis en scène par Langhoff, Don Giovanni de Mozart, au Grand Théâtre de Genève en 1991, où Stehlé était décorateur. Auparavant, Langhoff avait invité Stehlé à repeindre la salle du Théâtre de Vidy, dont il a assumé la direction de 1989 à 1991. Leur collaboration varie ensuite en des alternances flexibles. Alors même que Langhoff est souvent scénographe de ses spectacles, Stehlé en assure parfois la scénographie, comme pour Simone Boccanegra de Verdi en 1993 à l’Opéra de Francfort ou Combat de nègres et de chiens de Koltès, créé en italien au Théâtre de Gênes en 2003, ou assure celles de costumier et interprète pour Désirs sous les ormes de O’Neill au Théâtre national de Bretagne (TNB) en 1992. Suivent des créations comme Les Trois Sœurs de Tchékhov au Théâtre de la Ville et Philoctète de Müller au TNB en 1994, où Jean-Marc Stehlé sera comédien, avant d’être scénographe, costumier et interprète en 1996 dans le même lieu pour Île du salut. Rapport 55 sur la Colonie pénitentiaire de Kafka. Toujours dans le même lieu, il jouera dans L’Inspecteur général de Gogol en 1999 et coréalisera en 2005 avec Langhoff au Théâtre Nanterre-Amandiers la scénographie de Doña Rosita, la célibataire ou le Langage des fleurs de García Lorca, dans lequel il jouera également. Les deux hommes ont le même âge et, à soixante-cinq ans, dont presque la moitié en pratique théâtrale et amitié partagées, leur complicité et leur amitié ne font qu’accroître dans le travail leur relation privilégiée sans, semble-t-il, l’ombre de rivalités.
La double qualité d’acteur et de scénographe de Jean-Marc Stehlé
Dans sa conception des hommes et femmes de théâtre qui l’entourent, Matthias Langhoff ne prêterait pas un statut spécifique à la double qualité d’acteur et de scénographe de Jean-Marc Stehlé. Rien n’empêche qu’au fil des répétitions, les deux hommes remettent en cause un élément de décor qu’ils ont réalisé ; pour le reste, ils ont la même conception. Langhoff, comme il le mentionne régulièrement, affirme toujours cette distinction entre ses activités de scénographe et de metteur en scène, et Jean-Marc Stehlé en fait de même entre ses fonctions de décorateur et d’acteur. Cette position de Langhoff pourrait être prise pour de la mauvaise foi, en soupçonnant chez lui les prémisses d’une mise en scène préconçue du fait de la réalisation de l’espace en amont. Étrangement, la position de Stehlé s’avère du même acabit ; il n’intervient pas comme acteur dans ses créations scénographiques. Et ensuite, le comédien Stehlé oubliera le scénographe : « Quand je suis acteur, je ne suis pas du tout scénographe. Je me fiche du décor et me débrouille avec. » A priori, la complicité artistique des deux hommes dans la conception scénographique cherche donc à forger une compatibilité entre le décor et le jeu qui ne préjuge pas d’une mise en place préconçue. De surcroît, pour aucun des deux, une activité ne prend le pas sur l’autre dans leur collaboration. L’amitié amenuise les frontières entre des travaux de nature différente, car le seul plaisir d’œuvrer ensemble paraît compter, quelles que soient finalement les fonctions de l’un ou de l’autre au fil des projets.
Matthias Langhoff donne-t-il des indications différentes à Jean-Marc Stehlé car celui-ci est également scénographe ? Il ne semble pas et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que Stehlé acteur ne se soucie pas de son statut de décorateur. De surcroît, Langhoff abhorre ces distinctions. Il reconnaît à chacun des compétences spécifiques qui justifient une fonction précise sur la production, mais ne limite pas les personnes à la seule identité de leur fonction. C’est pourquoi le fait que Stehlé n’ait pas de formation d’acteur importe peu pour Langhoff, d’autant plus que celui-ci est critique vis-à-vis de la formation dispensée en France. Cela explique aussi que dans sa relation de fidélité avec certains comédiens comme Évelyne Didi, Agnès Dewitte, Marcial Di Fonzo Bo, Gilles Privât ou encore Jean-Marc Stehlé, les relations ne sont pas basées sur l’exclusivité. Pour ne citer que ce dernier, avant même sa collaboration avec Langhoff, Stehlé travaillait avec Benno Besson2 comme acteur et décorateur, fonction pour laquelle il a reçu deux Molières, le troisième ayant été le fruit d’un décor pour Jean-Michel Ribes. Si la question de la transmission est souvent abordée dans un sens unique et générationnel, du metteur en scène plus âgé envers ses acteurs, la relation développée ici n’est pas de ce ressort, notamment parce que pour Langhoff, la transmission peut se réaliser dans les deux sens et indépendamment de l’âge.



