Luchino Visconti et le corps de Maria Callas

Luchino Visconti et le corps de Maria Callas

Le 3 Jan 2006
Maria Callas et Luchino Visconti, répétitions pour LA TRAVIATA, Scala de Milan, 1955. Photo Erio Piccagliani.
Maria Callas et Luchino Visconti, répétitions pour LA TRAVIATA, Scala de Milan, 1955. Photo Erio Piccagliani.

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Maria Callas et Luchino Visconti, répétitions pour LA TRAVIATA, Scala de Milan, 1955. Photo Erio Piccagliani.
Maria Callas et Luchino Visconti, répétitions pour LA TRAVIATA, Scala de Milan, 1955. Photo Erio Piccagliani.
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Luchino Visconti conçoit cinq mises en scène pour Maria Callas au Teatro alla Scala de Milan: LA VESTALE de Gaspare Spontini (première représentation le 7 décembre 1954), LA SONNAMBULA de Vincenzo Bellini (3 mars 1955), LA TRAVIATA de Giuseppe Verdi (28 mai 1955), ANNA BOLENA de Gaetano Donizetti (14 avril 1957) et IFIGENIA IN TAURIDE (1er juin 1957).

J’étais son admi­ra­teur depuis plusieurs années, depuis qu’elle avait chan­té Kundry (dans Par­si­fal) et Nor­ma à Rome. À chaque représen­ta­tion, je réser­vais une loge et j’applaudissais comme un fou. Je lui fai­sais envoy­er des fleurs et enfin nous nous ren­con­trâmes. Elle était grosse mais en scène elle était très belle. J’aimais sa grosseur, qui la rendait si imposante. Déjà alors c’était un phénomène, sa présence scénique était élec­trisante. Où avait-elle appris ? Évidem­ment toute seule. Mais avec La Vestale je com­mençais sys­té­ma­tique­ment à per­fec­tion­ner sa mim­ique. Je pris exem­ple sur des grandes actri­ces trag­iques français­es et sur le mou­ve­ment gestuel de cer­tains bas-reliefs et vas­es grecs. {…} Aujourd’hui cer­taines chanteuses cherchent à imiter le geste callassien, mais c’est une folie : avec son long cou, son corps, ses bras, ses mains, Maria était inim­itable.1

Habité depuis sa plus ten­dre enfance par l’opéra — art pro­fondé­ment lié à l’histoire même de sa famille —, Luchi­no Vis­con­ti abor­de la mise en scène opéra­tique en 1954. Il a déjà mon­té vingt-trois pièces de théâtre et réal­isé cinq films. Pourquoi avoir atten­du si longtemps avant d’aborder ce genre si intime­ment lié à son univers artis­tique ? Luchi­no Vis­con­ti ne pou­vait faire son entrée dans ce monde sans en avoir l’élément essen­tiel, pre­mier, pri­mor­dial : son inter­prète. Lorsqu’il décou­vre Maria Callas2, elle appa­raît comme l’interprète hors du com­mun qui réac­tu­alise l’opéra par son chant et sa présence scénique.

« Moi, évidem­ment avec n’importe quelle œuvre, si je débu­tais enfin à la Scala, je voudrais que ce soit avec Maria. Que savez-vous des pro­grammes ? Nous a‑t-on par­lé du Bal masqué ? Maria doit-elle le chanter ? Et si c’est vrai­ment un Bal masqué, Nor­ma serait donc annulé ; dans ce cas Maria inter­préterait-elle La Som­nan­bule ? Et avec qui ? Avec Giuli­ni ? Et me voudrait-elle comme met­teur en scène de La Som­nan­bule ? Et quand ? Et La Travi­a­ta ? On pour­rait prévoir de la gliss­er entre mars et avril, ou car­ré­ment en avril, époque à laque­lle je me trou­verai avec ma troupe à Milan. Je m’occupe en ce moment d’organiser mes activ­ités au théâtre et au ciné­ma et je garde en tête le pro­jet de tra­vailler avec Maria. Aller à la Scala sans elle ne m’intéresse pas, vous com­prenez ? »3

Il trou­ve en une seule inter­prète une voix, un corps, une actrice qui vont lui per­me­t­tre de réalis­er ses pro­jets opéra­tiques, une diva, autour de laque­lle il va pou­voir tout agencer.

« Quelle dif­férence, dira-t-il, avec n’importe quelle autre chanteuse de la vieille école. Ebe Stig­nani par exem­ple, dans le rôle de la Grande Prêtresse de La Vestale, était vrai­ment dés­espérante avec ses deux ou trois mal­heureux gestes, pire qu’une femme de ménage sur la scène. Insup­port­able ! L’antithèse de Maria qui appre­nait et gran­dis­sait de jour en jour. Com­ment, je ne sais pas. Par un instinct théâ­tral vrai­ment trou­blant, une fois qu’elle était mise sur la bonne voie, elle finis­sait tou­jours par dépass­er vos espérances… Ce que je me rap­pelle d’elle pen­dant les répéti­tions ? De la beauté. Quelque chose de beau. L’intensité, l’expression, tout. C’était un phénomène mon­strueux. Presque une mal­adie. Un genre d’actrice qui a dis­paru à jamais. »4

Entre Kundry et Giu­lia dans La Vestale, Maria Callas a per­du plus de trente kilos et Luchi­no Vis­con­ti présente au pub­lic milanais une syl­phide qu’il peut alors sculpter selon sa volon­té. Il aimait sa grosseur, mais il ado­ra sa finesse…
Lorsqu’elle maigrit, Maria Callas se rap­proche physique­ment de ces idéaux féminins qui peu­plent l’imaginaire vis­con­tien — sa mère, en pre­mier lieu. Comme elle a forgé sa voix au bel can­to afin de la maîtris­er et de l’utiliser dans toutes ses ressources inter­pré­ta­tives et expres­sives, elle forge son corps à la scène, en fait un instru­ment capa­ble de se mod­uler, de se méta­mor­phoser selon l’œuvre et son développe­ment, à l’image de l’instrument vocal. Naît alors un être tout autre : appa­rais­sent de longs bras, pro­longés par des mains aux doigts inter­minables, un long cou qui dégage les épaules, et un vis­age d’où sur­gis­sent des yeux immenses, d’où ressor­tent bouche, nez, pom­mettes sail­lantes. Les traits du vis­age sont remod­elés et créent plus aisé­ment des con­trastes, des lignes aiguës, cassées, pré­cis­es. Tout, à l’image de l’opéra, sem­ble démesuré, dilaté.

« Ce qui me fascine c’est le per­son­nage de la “diva”, cet être inso­lite dont le rôle dans le spec­ta­cle aujourd’hui devrait avoir besoin d’être reval­orisé. Dans la mytholo­gie mod­erne, la diva incar­ne le rare, l’extravagant, l’exceptionnel. »5

Loin de vouloir décapiter la diva, lui enlever cette aura, ce pou­voir de sirène et de magi­ci­enne scénique, Vis­con­ti, au con­traire, la garde comme épi­cen­tre de la représen­ta­tion opéra­tique et se donne pour mis­sion de créer un écrin digne de ce joy­au, de ren­dre physique­ment le sub­lime de la voix.

N’est-ce pas d’ailleurs vers la roy­auté absolue de la diva que ten­dent toutes ses mis­es en scène, depuis La Vestale et ses pave­ments, ses colonnes de mar­bre, jusqu’à Anne Boleyn et Iphigénie en Tau­ride, où les décors, les robes, les traînes, les bijoux ne lui sem­blent jamais assez somptueux, assez énormes pour « être à la mesure des yeux, de la tête, des traits, de la stature » de Callas.6

Le corps de la diva est sacral­isé par les cos­tumes et joy­aux somptueux dont il le pare. Elle prend une dimen­sion autre, mi-déesse mi-femme, mi-voix mi-corps. Maria Callas-diva ne dis­paraît jamais com­plète­ment der­rière le rôle ; Vis­con­ti y veille. Le statut de la diva passe par l’exhibition de cette cor­po­ral­ité d’où jail­lis­sent, entremêlés, chant et jeu dra­ma­tique.

« Elle por­tait, dira-t-il, une majestueuse robe de soie claire aux plis nom­breux, en bro­cart de soie, et une énorme traîne sur laque­lle elle avait un large man­teau rouge som­bre. Ses cheveux étaient couron­nés de gross­es per­les et un flot de per­les ruis­se­lait à son cou, cou­vrait sa poitrine. À un cer­tain moment, elle gravis­sait un grand escalier et puis descendait en courant les march­es raides, son large man­teau gon­flé par le vent ; et, chaque nuit, elle pous­sait sa note la plus haute à la huitième marche, si extra­or­di­naire­ment coor­don­nés étaient la musique et ses gestes. C’était comme un cheval de cirque, dressé pour accom­plir n’importe quel exploit théâ­tral qu’on lui enseignait. Quoi qu’elle ait pu penser de notre Iphigénie, c’est ce que nous avons fait de plus beau. Après, j’ai mon­té de nom­breux opéras sans elle. À Spolète, Lon­dres, Rome, Vienne. Mais ce que j’ai fait avec Maria était quelque chose d’à part, créé pour elle seule. »7

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Écrit par Anne-Laetitia Garcia
Anne-Loe­ci­cia Gar­cia est étu­di­ante et chercheuse à l’In­sti­tut d’É­tudes Théâ­trales de l’U­ni­ver­sité de Paris III.Plus d'info
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