Malgré son opposition radicale à la légitimation historique du metteur en scène1, Carmelo Bene a été incontestablement l’inventeur d’événements spectaculaires qui ont marqué par leur nouveauté révolutionnaire les parcours de la scène italienne du XXᵉ siècle. Ces formes théâtrales prodigieuses, comblées de machineries scéniques guerroyantes, font de Carmelo Bene, d’une certaine manière, aussi (et malgré lui) un metteur en scène. Cependant, le théâtre de Carmelo Bene reste profondément un théâtre d’acteur, où Carmelo Bene même pourvoit personnellement, à la fois en tant qu’acteur et créateur unique de ses spectacles, à l’accouchement et à la composition de tous les éléments de la production spectaculaire : décors, costumes, son, éclairage.
Dans cette orientation, on peut reconnaître une première typologie d’acteur, du moins en ce qui concerne les modes de production de la chose théâtrale, celle du grand acteur chef de troupe — si important dans la tradition italienne — qui, se mettant au sommet du processus créatif d’un spectacle, refuse toute intervention ordinatrice extérieure. Carmelo Bene a emprunté à ce modèle, en outre, une dynamique de reprise constante et de renouvellement incessant d’un même répertoire qui finit par devenir le sceau unique de toute une entreprise théâtrale, celle qui construit la réputation de l’acteur chef de troupe, ou mieux, sa grandeur (voir à ce propos les grands axes du parcours de Carmelo Bene : Hamlet, Maïakovski, Pinocchio).
Il existe en outre une problématique de la mise en scène distincte chez Carmelo Bene, car l’absence de toute délimitation entre la vie et l’œuvre étend l’entreprise théâtrale au corps de l’acteur, pour lequel la scène sera le support nécessaire, un artifice qui est aussi le seul univers possible, une prothèse et un masque à la fois2. C’est comme si Carmelo Bene récupérait et concrétisait une sorte d’auto-engendrement de l’homme de théâtre qui est l’une des révoltes et des révolutions du dessein artaudien, qui efface la tentation de reproduire et d’affirmer tout schéma de pouvoir, parce que, dans ce rapport absent entre l’acteur et le metteur en scène, ce qui advient est aussi une action politique. Il s’agit de l’un des fondements du théâtre de Carmelo Bene, puisque c’est aussi par la fusion de ces deux fonctions qu’il parvient à nier la complaisance de la représentation avec ses lois tacites et indulgentes de communication. Il en résulte l’absence de tout entendement dialectique ou didactique dans le théâtre de Carmelo Bene.
La mise en scène se trouve ainsi réduite à une partition dont la scansion inépuisablement perfectionnée produit une sublimité qui n’est pas la preuve d’une habileté de composition, mais plutôt la trace d’un défi qui investit entièrement l’histoire d’un art, car le metteur en scène Carmelo Bene a affaire avec un acteur débordant, anarchique, un cabotin. Le cabotin est celui qui possède une « technique miraculeuse »3, le modèle d’acteur histrion dont Carmelo Bene a fait à plusieurs reprises l’éloge, plaçant en opposition son imprévisibilité avec les contraintes sémantiques du texte et de la mise en scène, et donc avec l’idée du théâtre et du jeu comme interprétation et imitation. Le cabotin n’est pas invoqué ici dans la tentative de récupération d’une tradition historique, mais plutôt comme patrimoine professionnel4, fait de résidus, une étape en direction de cet acteur artifex qui représente à la fois l’aboutissement scénique et théorique de l’acteur chez Carmelo Bene.
Carmelo Bene a exposé de manière très percutante ce procédé revisitant le mythe de Narcisse, qui « a décidé de pouvoir le Beau et se laisse noyer dans le lac qui le reflète : l’eau descend jusqu’à la fange et Narcisse s’observe lui-même s’évanouissant dans la boue : un ange passe et la boue est devenue sable et le petit lac est un désert. Soi-même tout uni. »5
Cet acteur (qui, se refusant aux rôles et aux personnages, refuse pareillement tout pacte communicatif avec le public) nécessite alors un metteur en scène capable de créer des mécanismes de plateau très précis, capables d’empêcher toute tentation d’affirmation de son propre ego et de provoquer comme réaction ce processus de cannibalisme qui advient, chez Carmelo Bene, dans tout acte s’accomplissant sur la scène. Il s’agit d’un modèle d’acteur qui n’est donc pas le résultat d’une relation, ni le produit d’un travail défini entre les deux fonctions assumées par la même personne, mais il est surtout un principe dévorateur, un procédé sous-jacent à toute proposition théâtrale qui se soustrait aux modes de la représentation et aux structures productives qui les reproduisent.
- Il le définissait, non sans dérision, comme : « […] noûs pathétique, doué dans l’art du cheveu, coordinateur social, philologue et vaguement artiste, il est le deus ex machina du simulacre définitivement disqualifié pour la confection théâtrale ; jamais effleuré par le rire, […] arrogant justement grâce à la tutelle que le public contribuable ne lui a certainement pas lésinée, parce que gratifié de son incapacité, plus que rodée, de mentir trois fois. » (TdA) Carmelo Bene, La voce di Narciso, Il Saggiatore, Milano, 1982, p. 30. ↩︎
- « C’est dire si le véritable sujet de Bene n’est pas tant la position de l’homme dans le monde, son ontologie, son affectation dans les champs disponibles de la pensée, que les conditions mêmes de sa possibilité matérielle et de la posture qui lui incombe, donc de sa mise en scène : le mode ou les modes de vie et leur expression ne sont alors qu’une “illusion” dont le corps est la situation et le lieu — le temps et l’espace, si l’on préfère — : le corps, saisi sous sa forme de lieu affectif et mental, dans une démonstration dont le support ne peut être que la scène. » Jean-Paul Manganaro, Homo llludens, in Carmelo Bene, Notre-Dame-des-Turcs, P.O.L., Paris, 2003. ↩︎
- « Il n’y a pas de théâtre sans le cabotin et vice-versa, dès que le théâtre renonce aux lois fondamentales de la théâtralité. » Carmelo Bene, La voce di Narciso, op. cit., p. 50. ↩︎
- Piergiorgio Giacchè, Carmelo Bene, Antropologia di una macchina attoriale, Bompiani, Milano, 1997. ↩︎
- Carmelo Bene, L’orecchio mancante, Feltrinelli, Milano, 1970, p. 31 (TdA). ↩︎

