Pippo et le « cri » de Bobo

Pippo et le « cri » de Bobo

Le 1 Jan 2006

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Au générique de ses pièces, Pip­po a un patronyme : Del­bono, mais Bobo n’en a pas. Nel­son, l’ex-clochard, a un nom : Lar­ic­cia ; Arman­do, le poliomyél­i­tique, a un nom : Coz­zu­to ; Gian­lu­ca, le tri­somique, a un nom : Bal­larè ; Mr Puma a un surnom d’homme, il est un alàfer, un sûr de dur, à l’américaine. Bobo n’a que l’amorce d’un prénom. Et bien que l’italien accentue la dernière syl­labe, les Français l’entendent comme le bobo des petites douleurs enfan­tines. Déjà, il appelle la con­so­la­tion. Dans toute la troupe de Pip­po, Bobo le microcéphale est le seul ain­si can­ton­né à un diminu­tif qui anticipe les ânon­nements de la méth­ode syl­labique, et lui ferme l’accès à l’âge adulte. D’un bégaiement, son nom signe son pas­sage du berceau à la scène, sans autre procès. Bobo est si étroite­ment con­tenu dans son nom que Pip­po a sou­vent affec­té d’effacer son pro­pre patronyme, pour accol­er son prénom à celui de son inter­prète, et ren­dre plus lis­i­ble le cou­ple priv­ilégié qu’ils for­ment. Comme dans cette scène de Urlo où Bobo trot­tine droit sur l’avant-scène en robe de mar­iée, pile au ras du pub­lic et pose longue­ment de face, rejoint par Pip­po, qui le domine de la tête et des épaules. Pip­po et Bobo s’opposeraient par la cor­pu­lence et par l’âge — celui qui sem­ble l’enfant pour­rait être le père de l’autre — ; par l’exubérance affichée du meneur de jeu et le silence for­cé de son inter­prète ; par la rigid­ité du plus fort et la plas­tic­ité du plus faible, si Pip­po ne se dres­sait der­rière Bobo avec un respect pré­cau­tion­neux, comme s’il pro­tégeait une frêle icône ani­mée. À ce point pré­cis, les deux hommes ten­dent à ne for­mer qu’une seule entité, comme s’ils dessi­naient le point d’appui du théâtre de Pip­po depuis près de dix ans.

Com­bi­en de fois Pip­po a‑t-il racon­té l’histoire de sa ren­con­tre avec Bobo¹ et ce qui s’ensuivit ? 1996, asile d’Aversa, près de Naples. À l’époque, Pip­po a « per­du la tête ». Il est dés­espéré, plus bas que terre, « au fond d’un trou noir ». Com­bi­en de fois a‑t-il mimé son corps qui se dérobe sous lui, vic­time d’intolérables douleurs aux jambes ? Com­bi­en de fois a‑t-il passé sa main sur ses yeux atteints d’un mal incon­nu ? C’est là, titubant, dans une souf­france sans rémis­sion, qu’il remar­que Bobo — sourd-muet, pen­sion­naire de l’asile depuis quar­ante-cinq ans —, celui qui le fait revenir à lui, remon­ter sur terre par le ciel de la scène. Dans le pre­mier livre qui lui a été con­sacré1, Pip­po cite une des petites notes qu’il grif­fon­nait alors, datée — c’est lui qui souligne — de Pâques 1995 : « Cette grande souf­france doit se trans­former en un grand bien­fait pour moi et pour les autres »… et d’enchaîner sur sa ren­con­tre avec Bobo par cette autre note : « Je décide, je guéri­rai. Je vivrai ma vie pour com­mu­ni­quer à tra­vers l’art la force qui existe à l’intérieur de cha­cun de nous. » Bobo est à l’origine d’une autre Pâques, le début de la résur­rec­tion de Pip­po. Bobo est sa résur­rec­tion. Un déclencheur, un garant. Tant qu’il tien­dra son icône en main, Pip­po vivra, son théâtre — leur théâtre — vivra.

Bobo a com­mencé d’habiter Pip­po avant même d’habiter avec lui. « Le monde est habité de fig­ures qui t’aident à com­pren­dre l’inconnaissable. Des fig­ures qui appa­rais­sent dans les moments cru­ci­aux. Comme Bobo. » Bobo est la bonne âme de Pip­po, son rédemp­teur théâ­tral, un inter­mé­di­aire vers une tran­scen­dance dont la man­i­fes­ta­tion ne peut être que scénique. Bobo est une autre incar­na­tion. Non une incar­na­tion divine, prob­a­ble­ment pas, quoique… « Tu peux regarder Bobo dans les yeux, quand il fait de la boxe, quand il fait le clown, ou Chap­lin, ou le macho napoli­tain ou le mafioso : tu retrou­ves tou­jours l’être humain », dit Pip­po. C’est à peine si Bobo incar­ne un per­son­nage, s’il le « fait ». Mais observée les yeux dans les yeux, sa per­son­ne représente l’humanité. L’universel de Pip­po est là, appuyé sur les degrés d’un bagage syn­cré­tique chris­to-boud­dhique, dou­ble­ment béni par l’Italie des com­mu­nistes refon­da­teurs et des catholiques romains. La forme œcuménique, sous-jacente, émane de l’histoire per­son­nelle du met­teur en scène, bien au-delà du ser­vice de la messe, de ses inter­ro­ga­tions sociales ou mys­tiques, de ses voy­ages ori­en­taux. Elle est struc­turelle. Sa souf­france lui a don­né à con­naître un uni­versel souf­frant, dont le théâtre doit devenir la cham­bre d’écho, le lieu de l’appel à l’aide et à la délivrance. Le cri (urlo) par lequel Pip­po renaît à Aver­sa en 1996 est traduit par le son rauque, le déchire­ment de la « voix » de Bobo. Il perce la douleur, tout en propageant ses signes. Ils évo­quent les répliques sonores d’un loin­tain trem­ble­ment de terre — celui de Gibel­li­na dans Il Silen­zio. Trit­uré, ampli­fié, poussé jusqu’à sat­u­ra­tion, le cri suinte autant l’effort de son émis­sion que ses dif­fi­cultés pour par­venir à la scène, et s’y impos­er comme le rap­pel de la souf­france du monde, de l’urgence de sa tra­duc­tion et de son partage au théâtre — dans la chair des corps et le sang des mots.

Avant d’en arriv­er à cette com­mu­nion — « La dimen­sion de com­mu­nion est la chose qui m’importe », nous dira Pip­po —, encore aura-t-il fal­lu à Pip­po éprou­ver l’intuition — la vis­i­ta­tion et con­ver­sion — d’Aversa sur la nature réelle de Bobo. Non pas celle qu’il était son frère — son aîné — en souf­france. Mais celle qu’il était un acteur. « D’emblée, il m’a paru un grand acteur, poé­tique, doux, mys­térieux, avec un mou­ve­ment gra­cieux, déli­cat, superbe. » Le cer­ti­fi­cat de pas­sage du statut d’infirme à celui d’acteur sera éprou­vé avec Godot, sur les tapis jetés au sol pour les Bar­boni (Clochards), pièce fon­da­trice de l’œuvre à venir, elle aus­si née « d’un cri de dés­espoir ». Pip­po l’a sou­vent répété : « J’ai com­pris En atten­dant Godot quand j’ai ren­con­tré Bobo ». Bobo peut prou­ver qu’il est acteur, parce que Godot existe. Il le devient parce que Pip­po a besoin de Godot. Besoin de celui qui le con­duirait vers Godot. En atten­dant Godot avec lui. Bobo qui, d’une cer­taine manière, a com­mencé ou réal­isé l’attente dans les décen­nies de son enfer­me­ment psy­chi­a­trique, est à la fois délivré de cette attente en entrant sur scène (Pip­po le délivre) et con­fir­mé dans la pos­ture de celui qui attend. En atten­dant autre chose. En devenant l’acteur de l’attente d’une tran­scen­dance à peine ironique, ouverte et fer­mée par la scène, l’acteur d’un change­ment de scène. De son con­tenu.

Pippo Delbono er Bobà dans URLO, Théâtre du Rond-Point, Paris. Photo Philippe Delacroix.
Pip­po Del­bono er Bobà dans URLO, Théâtre du Rond-Point, Paris. Pho­to Philippe Delacroix.

Alors, dans une séquence des Bar­boni, Bobo « fait le Godot » avec Pip­po. Des pos­tures trans­férées du clas­sique du XXᵉ siè­cle et du bur­lesque ciné­matographique sont adap­tées au cabaret forain. Plutôt que de don­ner la pièce de Beck­ett, Pip­po l’évoque, assez puis­sam­ment toute­fois pour qu’elle vienne col­or­er de sa respectabil­ité, de son autorité, le sim­ple spec­ta­cle des lais­sés-pour-compte et de leurs poèmes, ces « fleurs sur­gies de la boue ». Entre deux attrac­tions, Pip­po et Bobo pren­nent la pose, comme s’ils étaient Vladimir et Estragon. Mais il ne s’agit pas de leur dis­tribuer les rôles. Le texte est off. Ils ne sont pas Vladimir et Estragon, mais bien Pip­po et Bobo. Ils atten­dent moins Godot qu’ils ne font signe aux spec­ta­teurs, qu’ils font signe à Beck­ett. Ils font appel à sa recon­nais­sance, tout en restant hors-texte, comme des images qui illus­tr­eraient le livre. Pip­po s’est placé au niveau de mutisme de Bobo, lais­sant les frag­ments d’En atten­dant Godot leur être souf­flés, de loin. Bobo a per­mis à Pip­po de vivre pleine­ment l’interrogation de Godot, de l’expérimenter. Pour inter­roger le silence, ils ont mis en com­mun et entre par­en­thès­es la souf­france qui les avait réu­nis, ils l’ont sus­pendue, en la dis­posant dans le cadre de scène, ou ce qui en tient lieu, de chapiteau ou de ciel.
La preuve en est faite pour et par Pip­po : Bobo est acteur. Pas n’importe quel acteur, mais « le plus grand acteur ». Bobo — ses com­pagnons de mis­ère sont à peine en reste — a ren­ver­sé le jeu théâ­tral. Il en a indiqué le bon sens, celui que n’était pas par­venu à capter pleine­ment Pip­po mal­gré des années d’exercices : « Je cher­chais ce que Bobo avait déjà trou­vé ». Bobo, le plus dému­ni des hommes, est aus­si le mieux doté. Il n’est pas dépourvu de lan­gage, bien au con­traire. À con­di­tion de ne pas le con­sid­ér­er comme un hand­i­capé redev­able de char­ité, mais comme un acteur qui appelle la recon­nais­sance par le jeu. Le spec­ta­teur qui ne l’accepterait pas comme tel serait immé­di­ate­ment récusé par Pip­po. Car, et bien qu’il ait revendiqué pour ses Bar­boni « des acteurs qui ne jouent pas, mais sont, sim­ple­ment », il ne pour­rait se con­tenter de regarder Bobo être, sans ren­voy­er tout son tra­vail à ce théâtre du hand­i­cap qu’il exècre. Le met­teur en scène, l’artiste, serait ravalé au rang du tra­vailleur social, de l’animateur. Il don­nerait spec­ta­cle de la mis­ère et de l’infirmité, mal­gré elle, au lieu d’en révéler les pou­voirs souter­rains : ceux qui dessi­nent des rac­cour­cis dans la matière des corps, en font des vecteurs priv­ilégiés pour inter­roger, par le sen­si­ble, ce « mag­nétisme » de l’acteur devant lequel butent le méti­er et la rai­son.

Bobo dans URLO, Théâtre du Rond-Point, Paris. Photo Philippe Delacroix.
Bobo dans URLO, Théâtre du Rond-Point, Paris. Pho­to Philippe Delacroix.
  1. Les cita­tions sont extraites de BARBONI. ÎL TEATRO DI PIPPO DELBONO, a cura di Alessan­dra Rossi Ghiglione, Ubu lib­ri, 1999 : de PIPPO DELBONO. MON THÉÂTRE, livre conçu et réal­isé par Myr­i­am Bloedé et Clau­dia Palaz­zo­lo. Le Temps du théâtre / Actes Sud, 2004 : de PiP­PO DELBONO. LE CORPS DE L ACTEUR, OÙ LA NÉCESSITÉ DE TROUVER UN AUTRE LANGAGE, six entre­tiens romains avec Hervé Pons, Les Soli­taires intem­pes­tifs, 2004 ; des Car­nets du Rond-Pornt, n° 5, sep­tem­bre 2005 et d’en­tre­tiens de Pip­po Del­bono avec l’auteur réal­isés le 3 avril 2002 à Pra­to et le 22 décem­bre 2005 à Paris. ↩︎

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