L’appropriation de la tragédie classique par Howard Barker
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L’appropriation de la tragédie classique par Howard Barker

Le 21 Mai 1998
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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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Au début des années qua­tre-vingt, Howard Bark­er a aban­don­né le théâtre réal­iste et rejeté les deux gen­res dra­ma­tiques qui dom­i­naient alors la scène anglaise et la domi­nent encore main­tenant : la satire poli­tique et sociale et la comédie, en par­ti­c­uli­er la comédie musi­cale. Il a cri­tiqué l’at­ti­tude autori­taire du théâtre de l’é­man­ci­pa­tion qui enseigne à ses spec­ta­teurs ce qu’ils savent déjà et qui se donne l’il­lu­sion de pou­voir chang­er le monde. Il a rejeté la célébra­tion de l’idéolo­gie rég­nante par le théâtre du diver­tisse­ment et son sou­tien aveu­gle remar­qués. à l’il­lu­sion récon­for­t­ante d’u­nité et d’har­monie sociales.

Par con­séquent, il a conçu un théâtre rad­i­cale­ment dif­férent qui allait au-delà de la con­tra­dic­tion de la satire en amenant son pub­lic « aux lim­ites de la tolérance afin de met­tre à l’épreuve la base même de la morale ». Ce théâtre était des­tiné à restau­r­er la tragédie et l’ex­péri­ence de la souf­france et de la douleur sur la scène, expéri­ence que la moder­nité avait exclue. En intro­duisant ce dou­ble négatif des formes con­ven­tion­nelles du drame, il a per­du à la fois la faveur des autorités établies du théâtre et une par­tie de son pub­lic. Devant cette incom­préhen­sion, il a défendu sa con­cep­tion de cet autre théâtre dans nom­bre d’ar­ti­cles et de con­férences où il a exposé la théorie qui le soute­nait comme une cri­tique rad­i­cale du théâtre con­ven­tion­nel.

Con­traire­ment au didac­tisme du théâtre poli­tique, sa nou­velle forme de la tragédie est un drame sans con­science, ce qui veut dire qu’il rejette toute respon­s­abil­ité morale et refuse la val­ori­sa­tion par l’u­til­ité sociale. Au lieu de soutenir les valeurs sociales tra­di­tion­nelles, il révèle le côté négatif du ratio­nal­isme et de l’éthique qui en découle. Con­traire­ment à la comédie qui célèbre l’har­monie, l’u­nité et le bon­heur, son théâtre redé­cou­vre la dig­nité et la sig­ni­fi­ca­tion de la divi­sion, de la douleur et de la souf­france. Bark­er méprise les tragédies mis­es en scène par le théâtre poli­tique des années soix­ante en tant que sim­ples « défail­lances des ser­vices soci­aux ». Le fait qu’il ait tou­jours pré­ten­du savoir que « le social­isme était une tragédie » illus­tre à quel point il asso­ci­ait à ce terme une per­tur­ba­tion rad­i­cale de l’or­dre social et moral.

En évo­quant la tragédie grecque en tant que mod­èle, Bark­er s’en est appro­prié l’au­torité pour son « théâtre de la Cat­a­stro­phe ». Il définit son théâtre par sa par­en­té avec la tragédie clas­sique, et en adopte quelques-uns des principes cen­traux. Il en inver­tit aus­si d’autres ou leur prête une sig­ni­fi­ca­tion nou­velle selon ses besoins. Pour lui, la cat­a­stro­phe et la souf­france qu’elle sus­cite était l’essence même de la tragédie, qu’elle soit anci­enne ou mod­erne. Tan­dis que dans la tragédie clas­sique la cat­a­stro­phe sig­nifi­ait l’in­ver­sion du développe­ment de l’ac­tion vers une fin fatale, c’est-à-dire la réponse démesurée du des­tin à la faute com­mise par le héros (hamartía), dans le théâtre de la spécu­la­tion morale de Bark­er, ce terme désigne le proces­sus d’ex­plo­ration et de réal­i­sa­tion du moi au-delà des lim­ites du ratio­nal­isme et de la moral­ité. C’est un développe­ment voulu par ses pro­tag­o­nistes. Dans l’é­tat amoral de la cat­a­stro­phe, la trans­gres­sion des lois de la moral­ité tra­di­tion­nelle reste impunie puisque l’idée de la jus­tice demeure en sus­pens. Cepen­dant, un événe­ment his­torique qui a ébran­lé l’or­dre poli­tique, cul­turel et moral con­di­tionne en général « la trans­for­ma­tion totale » des pro­tag­o­nistes qui les amène à choisir une vie en dehors des principes de la rai­son et des normes éthiques. Par con­séquent, Bark­er con­sid­ère la vio­la­tion des lois de la société comme l’essence même de trans­gres­sion clas­sique. Il y trou­ve l’é­tat précé­dant la morale qui car­ac­térise son« théâtre sans con­science » puisqu’elle révèle que les dieux sont fon­da­men­tale­ment amoraux et capa­bles de malveil­lance de même qu’elle mon­tre la nature bar­bare de l’homme. Il se réfère égale­ment à la tragédie clas­sique pour jus­ti­fi­er sa représen­ta­tion de la douleur pour elle-même et sa foi dans sa beauté : « les Grecs ont com­pris les plaisirs cachés dans le spec­ta­cle de la douleur autant que son impor­tance dans la vie, son irra­tional­ité suprême ».

Le héros trag­ique et les pro­tag­o­nistes chez Bark­er : souf­france, jus­tice et moral­ité

Le théâtre de la Cat­a­stro­phe de Bark­er, tout comme la tragédie clas­sique, exhibe « le refus de l’in­di­vidu à se soumet­tre à l’in­ter­dic­tion de creuser sa per­son­nal­ité aus­si bien que l’ir­rup­tion de la volon­té dans le domaine des valeurs sacrées de la société ». Le pro­tag­o­niste chez Bark­er, tout comme le héros trag­ique, pour­suit son but en toute con­nais­sance des con­séquences fatales qui en découlent. Mais, con­traire­ment au pro­tag­o­niste de Bark­er, le héros trag­ique souf­fre parce qu’il ne peut pas con­trôler les con­séquences de ses actions.

Il suc­combe à des puis­sances qu’il ne peut, par sa pru­dence, ni com­pren­dre ni éviter. L’ex­cès de souf­france que le des­tin lui inflige révèle que « les sphères de la rai­son, de l’or­dre et de la jus­tice sont ter­ri­ble­ment lim­itées. » Sa destruc­tion finale indique pour­tant la restau­ra­tion de l’or­dre et de la jus­tice au-dessus de sa dépouille mortelle. Bark­er feint d’ig­nor­er cela en pré­ten­dant que la tragédie grecque n’im­pli­quait pas de didac­tique morale, car son théâtre de la Cat­a­stro­phe imag­ine le moment « où la réc­on­cil­i­a­tion est un désas­tre plus grand que la dis­pari­tion ». Il refuse caté­gorique­ment toute réc­on­cil­i­a­tion avec la moral­ité et l’or­dre tra­di­tion­nels. Les pro­tag­o­nistes de Bark­er souf­frent parce qu’ils trans­gressent implaca­ble­ment les normes éthiques con­ven­tion­nelles pour acquérir un savoir au-delà des lim­ites de leur moi con­nu, de la nature de leurs désirs. Ils y sont poussés par une « volon­té d’être entier », par une « intu­ition que les con­ven­tions sociales et poli­tiques ou sim­ple­ment la peur entra­vent et répri­ment d’autres var­iétés de leur moi ». Le théâtre d’ex­péri­men­ta­tion morale de Bark­er pousse l’ef­fon­drement mod­erne du con­sen­sus moral à son comble afin de réé­val­uer les critères éthiques tra­di­tion­nels que la société a dépassés et, en le trans­for­mant en acte, de tester les con­séquences de la pen­sée défendue. Le théâtre de la Cat­a­stro­phe est une recherche de « la nature de l’e­sprit du mal, de la sig­ni­fi­ca­tion de la méchanceté » aus­si bien que de la rela­tion dialec­tique du bien et du mal qui démon­tre com­ment l’un crée l’autre en révélant le côté négatif de la ver­tu et le côté posi­tif du vice. Il rompt l’op­po­si­tion manichéenne du bien et du mal, en effaçant les lim­ites qui les sépar­ent et en démon­trant la « coex­is­tence de l’amour et de la cru­auté, du désir et de la douleur ». La pitié est rejetée parce qu’elle est répres­sive et la souf­france est glo­ri­fiée en tant que clef de la con­nais­sance. C’est pourquoi Lvov dans LA CÈNE croit que : « Seule la cat­a­stro­phe peut nous garder pur ». La cat­a­stro­phe est con­sid­érée comme la con­di­tion préal­able néces­saire à la recon­struc­tion. Le spec­ta­cle de la souf­france qu’elle provoque engen­dre une beauté sub­ver­sive.

La réac­tion du pub­lic

Le théâtre de la cat­a­stro­phe rejette l’hy­pothèse que, face au théâtre clas­sique, le pub­lic forme une com­mu­nauté rit­uelle qui estompe l’in­di­vid­u­al­ité. Il s’adresse aux spec­ta­teurs en tant qu’in­di­vidus avec l’in­ten­tion de sus­citer en eux des réac­tions et émo­tions dif­férentes voire con­tra­dic­toires. Les actions improb­a­bles et irra­tionnelles des pro­tag­o­nistes, leurs ter­ri­bles trans­gres­sions empêchent la libéra­tion du moi des spec­ta­teurs par iden­ti­fi­ca­tion, par empathie ou par pitié (éleos) en dépit de la souf­france et du dés­espoir qu’en­durent les per­son­nages de Bark­er. En voy­ant « faire l’in­fais­able » les spec­ta­teurs sont en proie à des sen­ti­ments, des pen­sées et des désirs qu’ils refoulent et qu’ils refusent d’ad­met­tre. Cela provoque en eux honte, gêne et colère. Leur con­fronta­tion avec des sit­u­a­tions où la dis­tinc­tion con­ven­tion­nelle entre le bien et le mal est annulée, désta­bilise leurs con­vic­tions morales. Trou­vant que leurs pro­pres réac­tions con­tre­dis­ent les valeurs éthiques admis­es, ils sont déroutés et per­dus. Le but de cette provo­ca­tion de sen­ti­ments trou­blants et douloureux est une désta­bil­i­sa­tion du moi et, de ce fait, elle est le con­traire de la cathar­sis clas­sique, la pur­ga­tion de la fas­ci­na­tion par l’ef­froy­able et la crainte (pho­bos) aus­si bien que de l’in­cli­na­tion à la lamen­ta­tion (éleos). Pour Bark­er la véri­ta­ble source de la tragédie clas­sique est le mélange de fas­ci­na­tion et de répul­sion provo­qué par sa représen­ta­tion à la fois de la ter­reur et de l’af­fir­ma­tion du moi vis-à-vis de la col­lec­tiv­ité. Il con­tred­it Aris­tote en pré­ten­dant que la tragédie « ne fait rien val­oir pour sa pro­pre défense — ni pour son pou­voir thérapeu­tique, ni pour son effet cathar­tique sur le com­porte­ment social, donc rien de ce que pré­tend Aris­tote. » Bark­er espère plutôt que le désar­roi des  spec­ta­teurs les incit­era à remet­tre en ques­tion les critères de l’éthique tra­di­tion­nelle et à se faire leur pro­pre

juge­ment au lieu de se laiss­er impos­er le mes­sage d’un auteur. Son théâtre de la cat­a­stro­phe sem­ble appar­en­té à l’emphase de Niet­zsche con­cer­nant la con­di­tion « pré­morale » de la tragédie grecque, sa mise en scène de la néces­sité de la destruc­tion comme con­di­tion préal­able à la créa­tion et l’im­por­tance de devenir plutôt que d’être, c’est-à-dire, pour l’in­di­vidu, de faire l’ef­fort de décou­vrir son moi véri­ta­ble.

La mor­sure de la nuit

La pièce LA MORSURE DE LA NUIT a été écrite à la demande de la Roy­al Shake­speare Com­pa­ny et représen­tée en Mars 1988 au Bar­bi­can Cen­tre à Lon­dres. Elle a mar­qué le tour­nant déter­mi­nant dans l’écri­t­ure dra­ma­tique de Bark­er. Con­traire­ment aux satires poli­tiques qui l’ont précédé au théâtre didac­tique de Brecht, le théâtre de Bark­er devient, à par­tir de ce moment-là, une cham­bre noire où l’ob­scu­rité libère l’imag­i­na­tion, le désir illicite et la pen­sée qui « mord, et on peut être par­fois mor­du par l’amour et par­fois par la peur. » Les pro­logues, intro­duisant les’ trois actes de la pièce, définis­sent sa nou­velle dra­maturgie et famil­iarisent le pub­lic avec son nou­veau rôle. Le mythe de Troie comme cat­a­stro­phe Avec la mise à sac de Troie, Bark­er s’ap­pro­prie pour son théâtre de la Cat­a­stro­phe ce que George Stein­er a appelé « la pre­mière grande métaphore trag­ique ». Il utilise des frag­ments de l’IL­I­ADE et de l’ODYSSÉE de Homère, de l’ENÉÏDE de Vir­gile, mais aus­si de l’his­toire de la décou­verte de Troie par Schlie­mann, comme images métaphoriques pour sa mise en scène d’une archéolo­gie de la con­nais­sance illicite comme his­toire fic­tive. La nar­ra­tion du drame est frac­turée et sa chronolo­gie per­tur­bée. Elle fait l’a­mal­game du temps qui suit la chute d’Il­ion avec l’époque d’Homère, avec celle de Schlie­mann et avec le présent en mélangeant per­son­nages his­toriques et fic­tifs. La causal­ité est rejetée en tant que principe de l’his­toire. Les expli­ca­tions de l’his­toire se révé­lent être des mythes. On ne peut pas y trou­ver de vérité his­torique puisqu’elle est d’emblée mise hors de ques­tion. La pièce imag­ine ce que Horkheimer et Adorno ont appelé « l’his­toire souter­raine » des instincts, des pas­sions et des désirs humains qui sont réprimés par la civil­i­sa­tion autant que celle de la muti­la­tion du corps humain par son assu­jet­tisse­ment aux dis­ci­plines et aux normes de la société.

La scène se situe dans les ruines d’une uni­ver­sité mod­erne qui, par la suite, devi­en­nent les ruines d’Il­ion. La décou­verte énig­ma­tique des ves­tiges d’une série de cités super­posées par l’archéo­logue Schlie­mann four­nit l’im­age cen­trale de la pièce qui trans­pose la notion de temps en notion d’e­space.

Le pro­tag­o­niste de la pièce est le chercheur en let­tres clas­siques Sav­age. L’ex­plo­ration de son ego sauvage, son archéolo­gie du moi et de la con­nais­sance lui font par­courir, avec son étu­di­ant Hog­bin, une série de Troie dif­férentes, leurs idéolo­gies et sys­tèmes d’or­dre social respec­tifs ain­si que leur destruc­tion. Seules qua­tre de ces cités sont représen­tées en détail. La Troie de ​​papi­er est une cité paci­fiste sans murs ni armes où l’in­di­vidu est la mesure et où les seuls crimes sont ceux que l’on com­met con­tre soi-même. La Troie du rire au con­traire idéalise le con­formisme et l’im­pératif caté­gorique. Elle abhorre l’in­di­vid­u­al­isme et abolit la vie privée. Elle est la cité du « nous » et du devoir. Son homme nou­veau observe la loi et vit en pub­lic « où rien de non-com­mun ne peut être fait ». Là se révèle le car­ac­tère oppres­sif de l’u­nité et de la sol­i­dar­ité. La Troie de maman est une société matri­ar­cale qui conçoit l’é­tat comme une poupon­nière. Elle s’op­pose aux principes des Lumières et à l’é­man­ci­pa­tion et ramène ses citoyens à la naïveté enfan­tine. Enfin, la Troie par­fumée suit les principes de la morale puri­taine, l’idéal de la pro­preté. Elle méprise le corps et purge la société de toute souil­lure comme par exem­ple le désir qui est la seule offense cap­i­tale. Elle mag­ni­fie le mariage. Des sol­dats mod­ernes main­ti­en­nent l’or­dre et le pou­voir de cha­cun de ces sytèmes. La Troie des poètes, la Troie mécanique et la Troie dansante ne sont, par ailleurs, que men­tion­nées dans la pièce.

L’é­d­u­ca­tion comme proces­sus « décivil­isa­teur »

L’ef­fon­drement de la bib­lio­thèque uni­ver­si­taire sug­gère celui du savoir tra­di­tion­nel, mais la cat­a­stro­phe est la con­di­tion préal­able du renou­veau. Sav­age, l’au­teur de livres sur Homère, com­mence « l’é­d­u­ca­tion » évo­quée dans le sous-titre qui est en vérité un proces­sus de décivil­i­sa­tion. Il rompt les liens famil­i­aux, chas­se son fils et incite son père à se sui­cider. Créüse, sa femme, refuse de son côté de con­tin­uer à jouer le rôle que l’homme lui a assigné et décide de se per­dre dans le chaos de l’après-guerre. L’i­den­tité sociale déter­minée par les struc­tures famil­iales est dis­soute. L’impiété cat­a­strophique de Sav­age est mise en relief par son iden­ti­fi­ca­tion ironique avec l’Enée de Vir­gile, le mod­èle de la piété. Dans la pre­mière scène, Créüse se sou­vient de lui por­tant son père sur le dos et menant son fils par la main comme Enée por­tait Anchise et menait Ascagne pour les sauver des ruines de Troie en flammes. Selon Susan Langer le héros trag­ique grandit « men­tale­ment, émo­tion­nelle­ment ou morale­ment par les exi­gences de l’ac­tion qu’il a ini­tiée lui même, et qui le mène à l’ex­tinc­tion com­plète de ses forces, à la lim­ite de toute pos­si­bil­ité de développe­ment ultérieur. » Dans le théâtre de Bark­er, les trans­gres­sions du pro­tag­o­niste s’ef­forçant de libér­er sa pen­sée, ses émo­tions et son imag­i­na­tion des entrav­es du con­ven­tion­nel, lui font per­dre la tête et le for­cent, comme Lear, à retrou­ver une nou­velle façon de voir et de com­pren­dre. Sav­age, au con­traire du héros trag­ique, en accep­tant l’ex­is­tence du mal en lui, est dépourvu de tout sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité. C’est pour cette rai­son que, incar­céré dans la Troie par­fumée, il est con­traint de se laver jusqu’à avoir l’odeur de la volon­té du com­pro­mis. Pen­dant sa recherche fausti­enne, Sav­age ren­con­tre Hélène de Troie, Homère et Schlie­mann. La céc­ité du barde grec jus­ti­fie l’in­ves­ti­ga­tion du chercheur de « l’a­mi-his­toire ». Il écrit l’his­toire de Troie qu’Homère a omis d’écrire parce qu’il a cru qu’un chant sur les ruines et les vain­cus était sans intérêt. La pièce reflète sa pro­pre pro­duc­tion.

Hélène, allé­gorie du désir et de la con­nais­sance Le désir implaca­ble du pro­fesseur de let­tres clas­siques pour Hélène de Troie est emblé­ma­tique de son obéis­sance dionysi­aque à sa volon­té irra­tionnelle. Hélène sait qu’elle est la créa­tion d’Homère et qu’elle n’a pas d’i­den­tité : « Pas moi. Je n’ai jamais existé. Il n’y a pas d’Hélène sauf celle qui fut con­stru­ite par les autres. » Elle incar­ne les images con­tra­dic­toires que l’homme s’est faites de la femme. Elle est l’ob­jet du désir mais aus­si la vic­time et le bouc émis­saire de cha­cune des sociétés des douze Troie. Ce n’est cepen­dant pas parce qu’elle est belle comme dans le poème d’Homère qu’elle est séduisante, mais parce qu’elle incar­ne tout ce qui est refoulé et inter­dit par cha­cune des idéolo­gies dif­férentes : « Elle est tout ce qui est impar­donnable ». Bark­er con­teste le cliché qui lie le désir à la jeunesse et à la beauté. Hélène con­firme péch­er elle-même sans ver­gogne : « J’ai aimé Troie parce que Troie était péch­er. » Son car­ac­tère change avec l’or­dre social d’après lequel elle est con­stru­ite en tant que son négatif, son alter ego. 

Elle est respon­s­able de l’ef­fon­drement de la vie de famille, de l’éloigne­ment des hommes de l’emploi réguli­er, des hor­reurs de la guerre et pour­tant, elle mangue com­plète­ment de sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité. Elle n’est ni bonne ni mau­vaise. Elle ne croit en rien et méprise les ver­tus, la pitié, le devoir, la pureté. Dans la Troie riante, elle est con­damnée pour sa vie sex­uelle clan­des­tine, sa reven­di­ca­tion d’in­tim­ité : « Elle est tout moi et ceci est l’âge du nous … » Afin de la punir on lui coupe les bras. Cela la trans­forme en un signe de l’in­di­vidu, la let­tre « j ». L’é­tu­di­ant de Sav­age, Hog­bin, lui prête ses bras pour attir­er Sav­age sur sa poitrine. Elle devient une mar­i­on­nette manip­ulée par les hommes. Dans la Troie de maman, elle est amputée de ses jambes parce qu’elle a étouf­fé son bébé avec ses seins. Sa muti­la­tion pro­gres­sive reflète les essais des sociétés dif­férentes de la maîtris­er en con­trôlant son corps. Elle finit par être poussée sur scène dans une chaise roulante. Le fils de Sav­age pro­pose même de la faire bouil­lir afin de dis­tiller son par­fum. Jusqu’à la fin, elle insiste sur le fait qu’elle per­son­ni­fie la con­nais­sance. Dans la dernière scène, Sav­age enterre enfin le corps mutilé d’Hélène, un torse rap­pelant l’é­tat frac­turé dans lequel les archéo­logues ont trou­vé les stat­ues qui nous offrent une idée de la manière dont le corps était perçu dans l’an­tiq­ui­té. L’archéolo­gie de la con­nais­sance illicite faite par la pièce se ter­mine par un tour guidé des ruines de l’u­ni­ver­sité par Schlie­mann. Cet archéo­logue auto­di­dacte la con­sid­ère comme une prison et il demande ironique­ment à Sav­age s’il est au nom­bre des vis­i­teurs.

Les lim­ites du théâtre de la Cat­a­stro­phe

L’in­sis­tance de Bark­er sur la par­en­té de son théâtre de la Cat­a­stro­phe et de la tragédie clas­sique min­imise des dif­férences fon­da­men­tales. La tragédie clas­sique ne naît qu’avec la « con­nais­sance trag­ique » qui provient de la foi en un sens méta­physique. Le trag­ique n’ap­pa­raît que lorsque la con­nais­sance du pro­tag­o­niste tran­scende l’ex­péri­ence de la mort et de l’hor­reur. À l’époque de la télévi­sion-vérité et des films d’hor­reur où tout est pos­si­ble, le théâtre de Bark­er qui est basé sur la spécu­la­tion morale risque d’être mal com­pris. Les trans­gres­sions choquent ou provo­quent la mise en ques­tion des valeurs aus­si longtemps que les normes morales et les tabous con­ser­vent de l’au­torité. Quand les spec­ta­teurs ne peu­vent plus s’i­den­ti­fi­er aux per­son­nages sur scène, quand les actions sur la scène n’ont qu’une rela­tion néga­tive ou ambiguë avec leur expéri­ence de la réal­ité, com­ment les trans­gres­sions pour­raient-elles provo­quer une inquié­tude morale ? l’im­pact moral ne dépend-il pas de l’ex­is­tence d’un ter­rain com­mun que parta­gent les per­son­nages dra­ma­tiques et les spec­ta­teurs ? Com­ment le sen­ti­ment de sécu­rité morale du pub­lic peut-il être ébran­lé dans un monde indif­férent à la morale ? La souf­france et le ton pathé­tique risquent de paraître théâ­traux, mélo­dra­ma­tiques ou même involon­taire­ment comiques quand, con­traire­ment à la tragédie clas­sique, il n’ex­iste plus entre le pub­lic et la scène une foi partagée en un sens méta­physique.

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