La séduction de la langue

La séduction de la langue

Le 20 Mai 1998

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Howard Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives ThéâtralesHoward Barker -Couverture du Numéro 57 d'Alternatives Théâtrales
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L’AMBIGUÏTÉ DE CE TITRE est per­ti­nent. Il est clair que la langue est le véhicule du théâtre de Bark­er mais, mal­gré cela on a l’im­pres­sion que les per­son­nages s’en ser­vent. Elle pos­sède en soi une force par­ti­c­ulière et sou­vent résiste active­ment aux efforts que font les indi­vidus pour la con­trôler. La langue séduit par ses pro­pres moyens. Fréquem­ment l’u­til­i­sa­tion de paroles per­sua­sives pour séduire l’autre s’in­verse pour séduire la per­son­ne qui par­le. Par exem­ple dans JUDITH, la ser­vante de l’héroïne éponyme com­mente la séduc­tion d’Holo­pherne par sa maîtresse : « Comme elle est bril­lante ! Comme elle est ravis­sante ! Elle m’a con­va­in­cu ! Mais elle doit être pru­dente, car lorsqu’on ment, par­fois, l’idée, même si elle est fausse, peut sus­citer une demande, et puis on est baisé ! » On ren­con­tre sou­vent cette sit­u­a­tion dans les pièces de Bark­er. Ici Judith, a recours à la parole dans un moment cat­a­strophique ou poten­tielle­ment tel dans l’in­ten­tion d’éviter le désas­tre. Holo­pherne racon­te qu’il doit son savoir-faire lin­guis­tique à sa faible con­sti­tu­tion physique : « J’éloignais les gens de mes inten­tions véri­ta­bles, mes paroles deve­naient dédale, j’u­til­i­sais le lan­gage pour coin­cer mes enne­mis, mes paroles étaient une trappe, je vivais dans la langue, la trans­for­mant en arme. » Holo­pherne dit avoir vécu dans la langue : au lieu de l’u­tilis­er sim­ple­ment comme un instru­ment, il la con­sid­ère plutôt comme un ter­rain doté d’une iden­tité autonome où l’on peut facile­ment se per­dre, volon­taire­ment ou involon­taire­ment. Ain­si les paroles se font dédale.

Dans LES EUROPÉENS le per­son­nage de Cather­ine lutte pour décrire le viol qu’elle a subi à un prêtre chargé d’en­reg­istr­er les atroc­ités com­mis­es par les Turcs lors du siège de Vienne en 1683 : « … puis l’un d’eux a soulevé ma jupe excusez-moi — (Elle boit.) Ou plusieurs d’en­tre eux, à par­tir de main­tenant je par­le d’eux au pluriel, à têtes mul­ti­ples, de nom­breuses jambes et une masse de bouch­es et bien sûr je ne por­tais pas de culotte, pour être pré­cise — (Pause.) J’en pos­sé­dais une mais pour des occa­sions spé­ciales. Ce qui se pas­sait était cer­taine­ment spé­cial mais quand je me suis lev­ée le matin je n’en étais pas encore con­sciente, et je pen­sais à beau­coup de choses, mais je pen­sais d’abord — non, j’ex­agère, je pré­tends con­naître l’or­dre de mes pen­sées quelle pré­ten­tion grotesque - rayez-moi ça, non, par­mi la cas­cade d’im­pres­sions — c’est mieux — c’est juste — cas­cade d’im­pres­sions — l’idée me vint au moins je n’au­rais pas besoin d ’embrass­er.( Pause) Les lèvres étant saintes, les lèvres étant sacrées, l’ori­fice par lequel je prononçais mes pen­sées les plus par­faites et religieuses il n’y a que l’herbe qui les bar­bouillerait enfin non. (Pause.) Vous arrivez à suiv­re ? Par­fois je trou­ve un courant et puis les mots courent — tor­rent — cas­cade — encore cas­cade, je viens d’u­tilis­er ce mot ! J’aime ce mot main­tenant que je l’ai décou­vert, je l’u­tilis­erai, prob­a­ble­ment ad nau­se­am, tombant en cas­cade ! Mais vous — (Pause.) Et puis ils m’ont retournée comme un quarti­er de boeuf, la façon dont un bouch­er flanque la car­casse, non pas sans une cer­taine famil­iar­ité, traite­ment rude mais avec une très vague notion de chaleur, oh, non, les mots dérivent, ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire, la pré­ci­sion est telle­ment — la pré­ci­sion s’esquive même à portée de la main, échappe au con­trôle et on m’a flan­quée de l’autre côté et cette chose à bouch­es mul­ti­ples — (Elle fris­sonne comme si elle avait une attaque, lais­sant échap­per un cri effroy­able, elle fait tomber l’eau par terre. La Bonne Soeur la sou­tient. Elle s’en remet.)» Cette tirade illus­tre l’une des car­ac­téris­tiques les plus frap­pantes de l’écri­t­ure de Bark­er — sa capac­ité à pro­duire des textes qui reflè­tent de manière sen­si­ble les fluc­tu­a­tions d’une con­science. Dans son dis­cours on a l’im­pres­sion que Cather­ine s’ef­force de rester objec­tive et ce, mal­gré les séduc­tions trompeuses de la langue. Cepen­dant il est clair que même lorsqu’elle sem­ble y par­venir, la séduc­tion a quand même lieu, et quand elle emploie le mot « cas­cade » c’est parce qu’il est con­noté pos­i­tive­ment, qu’il est rel­a­tive­ment neu­tre, et pas seule­ment parce qu’elle le juge adéquat. Le mot qu’elle rejette tor­rent avec ses sous-enten­dus de vio­lence, aurait été plus appro­prié.

Cas­cade et tor­rent s’ac­cor­dent avec le mot courant que Cather­ine utilise égale­ment ici. Le mot courant est car­ac­téris­tique du proces­sus de la séduc­tion qui génère sa pro­pre énergie créa­tive et son dynamisme, sans rela­tion directe et sou­vent en con­tra­dic­tion avec les visées rationnelles et objec­tives. Lorsque Cather­ine dit les mots courent, out­re sa sig­ni­fi­ca­tion lit­térale (les mots agis­sent selon leur pro­pre impul­sion), l’ex­pres­sion sig­ni­fie aus­si que l’on perd le con­trôle des mots. Ce qui nous per­met de relever un thème impor­tant de la pièce : la ten­ta­tive d’ap­pro­pri­a­tion par l’é­tat de la souf­france per­son­nelle de Cather­ine. À ces fins, l’é­tat se sert de la rai­son et de l’ob­jec­tiv­ité, mais aus­si de la syn­taxe (les phras­es ont des sujets, des com­plé­ments d’ob­jet, des verbes act­ifs et pas­sifs, etc.) L’ex­péri­ence de Cather­ine — sa douleur — doit être trans­for­mée de façon telle que l’élé­ment cru­cial de son indi­vid­u­al­ité soit élim­iné. La réplique citée plus haut intéri­orise le con­flit entre la per­son­ne émo­tion­nelle et l’ap­pareil d’as­sim­i­la­tion. Et l’on peut lire la pièce comme la suc­ces­sion des efforts que fait Cather­ine pour refuser cette inté­gra­tion.

Elle racon­te plus tard qu’elle est folle et il est cer­tain que la struc­ture de sa tirade est loin d’être rationnelle ; l’im­pul­sion nar­ra­tive est con­stam­ment déroutée, déviée et séduite. Afin de com­mu­ni­quer ceci, Bark­er provoque une rup­ture des mod­èles nor­maux de rela­tions syn­tax­iques ; les phras­es com­men­cent avec force, puis s’ar­rê­tent abrupte­ment sans expli­ca­tion ; à d’autres moments elles con­tin­u­ent à couler, l’une dans l’autre, sans aucune ponc­tu­a­tion mais, surtout, les paroles se replient sur elles-mêmes pour se faire des remar­ques. On décèle alors plusieurs couch­es de con­science — la con­science du viol en soi, celle de la langue et celle de l’autre inter­locu­teur silen­cieux, il s’ag­it ici d’Or­phuls. Ce dernier est invis­i­ble dans le noir (comme l’ex­i­gent les didas­calies), et se fond ain­si dans le pub­lic pour devenir son com­plice. En tant que prêtre voué à la chasteté, Orphuls représente vraisem­blable­ment aus­si une sorte de défi pour Cather­ine, qui joue sans doute con­sciem­ment avec son désir sex­uel refoulé. 

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