À première vue, on doit créer d’abord, transmettre ensuite. Que l’on transmette le résultat de la création, ou ses méthodes s’il y en a, ces objets à transmettre présupposent une création antérieure. Or, on voit bien qu’en vérité, les choses peuvent se passer différemment. Une certaine activité de création peut se donner la transmission, non pas comme conséquence ni même comme corrélat, mais comme condition. Il est possible que l’existence et la nécessité de transmettre forment un dispositif dont la création est tributaire, et dépendante.
C’est peut-être ce que voulait dire Dullin, lorsqu’il associait le Théâtre et l’École, ce qui faisait le noyau de la notion d’Atelier1. Un atelier, c’est bien cela : un lieu de transmission qui constitue le milieu où la création s’épanouit, et qu’elle requiert. Dans la lignée de cette réflexion se situent sans doute les pensées de Vitez sur l’École2, et le mouvement, aujourd’hui général, qui conduit tous les grands théâtres à s’adjoindre une structure de formation de haut niveau. Mais ce mouvement ne s’accomplit que si l’on considère que l’École n’est pas le prolongement du théâtre, qu’elle interroge le dispositif théâtral, et son engagement, au cœur de son activité créatrice.
Comment formuler, de façon plus explicite ou déterminée, la nature de ce lien entre création et transmission ? Qu’est-ce qui rend possible cette articulation ? La question pourrait être éclairée, partiellement, par le point que voici. Le théâtre est le plus souvent pensé comme une pratique dont la finalité est de produire un certain effet sur un public. L’horizon fondateur du théâtre est la réunion de ceux qui viendront assister à son événement. Le théâtre est donc pour le public, pour les assemblées qui se rassembleront autour de lui, et les individus qui les composent. Or, cette destination de l’activité théâtrale n’est pas la seule à avoir été requise, dans l’histoire des métiers et des hommes. Il est arrivé, plus d’une fois, que le théâtre soit conçu et voulu, non pas pour le public (et en tout cas, pas prioritairement pour lui), mais pour ceux qui le pratiquent. Il y a toute une histoire du théâtre fait pour ceux qui le jouent.
C’est, d’abord, la grande lignée du théâtre pédagogique. Dans notre histoire moderne, cette filiation connaît un épisode majeur avec la fondation et le développement des collèges de Jésuites, qui conçoivent le théâtre comme une activité pédagogique centrale, et qui le pratiquent (le font pratiquer) dans le but de lui voir produire un certain effet sur les élèves qui seront en scène. Effet d’apprentissage à plusieurs branches, complexe : rhétorique, mais aussi moral, et « culturel » en un sens singulier. Cette pratique, multiple et diverse, s’est développée jusqu’au XXᵉ siècle inclus. Les représentations publiques de ces travaux n’étaient pas écartées : mais elles ne représentaient, en principe au moins, qu’un supplément de plus ou moins d’importance, une sorte de couronnement, la gratification d’une activité préalable dont elles n’étaient pas la raison. Le théâtre ici s’orientait essentiellement vers la formation, pratique et spirituelle, de ceux qui étaient appelés à le pratiquer, menés en cela par des maîtres qui, on suppose, régissaient et dirigeaient le jeu, mais qui ont écrit aussi de très nombreuses pièces : le corpus qui nous reste comprend des centaines, peut-être des milliers de textes, et on voit bien là qu’aussi bien sur le plan scénique que dramatique, la création a eu la transmission non pas pour effet, mais pour préalable et pour condition.
Cette tradition s’est prolongée, de façon à nos yeux inattendue, dans un certain théâtre de recherche, révolutionnaire et d’avant-garde, au XXᵉ siècle — dont les liens et connexions avec la tradition pédagogique (jésuite, donc, entre autres) mériteraient une étude poussée. On se souvient que certaines œuvres de Brecht, dites précisément « didactiques », ont été écrites seulement à l’intention de groupes d’acteurs au travail3. Il s’agissait parfois — pas toujours — de jeunes comédiens, voire d’enfants. Certaines de ces œuvres — pas toutes — furent même conçues par Brecht comme excluant la représentation publique. Il y a là une pratique de création qui s’inscrit dans le milieu créatif représenté par l’exigence didactique, de formation et de transmission.
Jean-Louis Perrier : Qui est l’auteur de Inferno, Purgatorio et Paradiso, les trois pièces inspirées de La Divine Comédie que…

