Entretien avec Michèle Noiret réalisé par Bernard Debroux
Bernard Debroux : Comment naissent tes projets artistiques ? Au départ s’agit-il d’un concept ? Est-ce un travail solitaire ? Naissent-ils aussi de contacts avec d’autres personnes ?
Michèle Noiret : Tous ces éléments entrent en jeu. Cela dépend du type de projet. Il n’y a pas de règles. Je travaille sur des terrains diversifiés et plutôt comme un artisan… Dans la dernière création au Théâtre National, LES ARPENTEURS, il n’y a pas de technologie interactive, ni d’images vidéo. Le processus de travail est donc différent que dans le spectacle DE DEUX POINTS DE VUE que je répète en ce moment, où les technologies constituent des outils supplémentaires dans l’élaboration de la création. Il y a bien sûr toujours la rencontre avec d’autres créateurs, qui interviennent dans la construction du spectacle : le scénographe, l’éclairagiste, le compositeur par exemple, comme c’est souvent le cas pour le spectacle vivant. Il y a ensuite le moment où, de ces rencontres, de ces échanges, commencent à se concrétiser des fragments intéressants. C’est à partir de là que j’essaye de construire ce qu’on pourrait appeler un scénario. Je travaille comme pour un film, avec des découpages de scènes, dans des situations précises.Je propose cet état du travail aux collaborateurs proches. En fonction de l’évolution des répétitions, ce scénario évolue, parfois peu, souvent beaucoup, tout dépend de la façon dont le travail se passe entre les personnes, les danseurs que je rencontre, et du temps dont je dispose pour la création. Cela dépend donc d’une création à l’autre. Aujourd’hui, je travaille sur une pièce pour des danseurs du Ballet de Nancy, qui a comme point de départ de développer des outils interactifs qui relient le mouvement, le son, la lumière et l’image vidéo. J’ai d’abord rencontré le scénographe, Philippe Ekkers. Après lui avoir expliqué le projet, nous avons défini ensemble la scénographie. Ensuite, il l’a construite, et installée dans la salle de répétitions. Pendant trois semaines, avec le vidéaste Fred Vaillant et le compositeur Todor Todoroff, nous avons mené un travail de recherche, de construction, d’affinement des outils technologiques qu’ils proposaient. C’est un travail que l’on élabore ensemble, avant l’arrivée des danseurs. Parallèlement à cela, j’ai besoin de visualiser des images qui font « sens », qui ont un contenu émotionnel, images que je tente ensuite de décrire avec des mots. J’invente un univers dont je sens intuitivement la cohérence. C’est impalpable. Nous partons rarement de pièces écrites, avec des personnages déjà définis. Il peut y avoir bien sûr des textes desquels on s’inspire, ou qui se retrouvent d’une façon ou d’une autre dans la pièce, mais cela reste beaucoup plus abstrait qu’un metteur en scène qui monte LA TEMPÊTE de Shakespeare. Je me sens plutôt proche de l’écrivain devant la page blanche. Pour LES ARPENTEURS, nous avons choisi de travailler sur le thème de la ville. Souvent, il faut donner un titre au projet longtemps à l’avance. J’aimais l’idée de l’arpentage, car il renferme à la fois l’idée de la mesure, du corps et du mouvement : on mesure l’espace avec son corps, la ville aussi se mesure, on l’arpente avec des pas ; tout comme le danseur sur scène, qui s’invente et s’approprie l’espace scénique. Avec le scénographe Alain Lagarde, les premières discussions ont porté sur comment suggérer la ville, sans s’enfermer dans une vision trop concrète ou anecdotique.
Bernard Debroux : Donc, si on prend ce projet des ARPENTEURS, le départ est plutôt conceptuel ?
Michèle Noiret : Il s’agit de définir un concept susceptible de s’ancrer dans un contenu. J’ai du mal à rêver mon projet si je ne sais pas dans quel espace il va évoluer, quelle modulation sera possible, comment les danseurs pourront l’habiter et le traverser. Au départ des répétitions des ARPENTEURS, il n’y avait qu’une maquette. On ne disposait pas des éléments scénographiques, on ne pouvait pas les toucher, les manipuler. Or souvent dans mon travail, j’essaye que la scénographie fasse partie intégrante de la chorégraphie, qu’elle soit un vrai partenaire qui conditionne aussi l’invention des mouvements : avoir des appuis, des obstacles. Avec LES ARPENTEURS, nous avons disposé de la scénographie trois semaines avant la création. J’étais souvent en train de faire des hypothèses et d’imaginer la présence de cette scénographie en laissant de l’espace pour créer les mouvements au dernier moment, avec elle. Chaque projet a donc sa propre vie. Dans les premières étapes de travail, je construis un vocabulaire en créant des phrases chorégraphiques sur lesquelles je peux m’appuyer. C’est un langage comme un texte, qui va être donné aux danseurs et qu’ils devront s’approprier. Ensuite, on le triture dans tous les sens et là ils commencent à le réinterpréter. À leur tour, sur des propositions précises, ils vont inventer des phrases personnelles, etc. Et puis, il y a la reconstruction constante du scénario, un fil rouge qui permet à chacun d’avancer dans une direction commune. Je vois le spectacle comme un mille-feuilles où toutes les couches se rejoignent à un moment pour produire un tout cohérent.
Bernard Debroux : Il y a donc un temps important de préparation entre le concept de départ et la réalisation ?
Michèle Noiret : Pour LES ARPENTEURS, on peut compter un an et demi durant lequel j’ai rencontré les autres partenaires de la création : le compositeur, par exemple. La composition musicale a été écrite pour les six musiciens des Percussions de Strasbourg. Il a fallu décider quels types d’instruments allaient être utilisés, combien il y en aurait, quelle place ils prendraient sur scène, comment on les insérerait dans la scénographie… Nous avons fait plusieurs essais, car beaucoup de contraintes entrent en jeu. Avant tout, le budget dont on dispose, ensuite la taille des scènes pour lesquelles le projet est conçu, les jours de montage dont on dispose en tournée, la liberté et la lisibilité des mouvements et puis l’élimination des éléments superflus, pour ne rester qu’avec ce qui est vraiment nécessaire au spectacle. Bien sûr, avant tout cela, il a fallu trouver les fonds, et rencontrer les coproducteurs pour mettre la production en place. Les créations s’enchaînent au rythme d’une par année et il faut combiner tournées et création, car un spectacle doit vivre, pour mûrir et prendre toute son ampleur. Cela impose un rythme assez soutenu de travail et un équilibre difficile, toujours réinventé.


