Une transmission par contiguïté

Une transmission par contiguïté

Entretien avec Gaël Baron réalisé par Christophe Triau

Le 25 Juil 2008

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 98 - Créer et transmettre
98
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Christophe Tri­au : La créa­tion, pour le Fes­ti­val, de Partage de midi réu­nit, sans met­teur en scène, des acteurs qui se con­nais­sent bien, mais qui ont cha­cun des his­toires théâ­trales très sin­gulières. Toi-même, par exem­ple, tu as un par­cours per­son­nel mar­qué par des col­lab­o­ra­tions fortes : avec Bruno Meyssat, avec Nordey à tes débuts, avec Régy, Jean­neteau… Il me sem­ble que, dans ce tra­vail com­mun, quelque chose de l’ordre de la trans­mis­sion va for­cé­ment se jouer entre vous : non pas sur le mode d’un enseigne­ment, bien sûr, mais sim­ple­ment par le biais de l’échange, de la cir­cu­la­tion entre vos per­son­nal­ités et vos expéri­ences d’acteurs. Sans doute, d’ailleurs, de telles expéri­ences de trans­mis­sion, en quelque sorte dif­fuse, sont-elles ain­si à l’œuvre entre les acteurs dans la plu­part des pro­jets. De quel ordre te sem­blent-t-elles être, et com­ment s’éprouvent-t-elles ?

Gaël Baron : Il y a des sit­u­a­tions de trans­mis­sion claires, parce que nom­mées, mais celles dont tu par­les procè­dent d’autre chose, et ne sont pas nom­mées comme telles. C’est une zone déli­cate, puisque on y est tra­vail­lé par quelque chose qui est à l’œuvre mais dont on ne se rend pas com­plète­ment compte. Dans ces sit­u­a­tions-là, il n’y a pas d’un côté celui qui trans­met et de l’autre ceux qui reçoivent, mais une trans­mis­sion mutuelle, un échange qui met en jeu cha­cun au même titre. Quand on com­mence à tra­vailler sur un spec­ta­cle, le plaisir de la ren­con­tre avec des parte­naires nou­veaux se dou­ble par­fois du plaisir à tra­vailler avec des gens qu’on a vu jouer, qu’on aime, dont on aime l’« appari­tion » ; des gens à qui on a envie de « se frot­ter » — j’emploie exprès ce terme physique. Ce plaisir-là me sem­ble impor­tant dans cette drôle d’autre trans­mis­sion. Dans des tra­di­tions de théâtre plus anci­ennes, dans d’autres cul­tures, il existe une trans­mis­sion qui se fait sans paroles, sans ques­tions ni répons­es mais par le regard, l’écoute et par l’imitation, en refaisant les gestes faits par quelqu’un d’autre. Dans ces tra­di­tions-là, il y a certes un maître. Mais j’ai l’impression que quand on com­mence un tra­vail, quelque chose de cet ordre se joue dans ce désir de se frot­ter à des gens nou­veaux, qu’il s’agisse de gens avec qui on n’a encore jamais tra­vail­lé mais qu’on aime, ou de gens avec qui on a déjà tra­vail­lé mais avec qui on sait que la nou­velle aven­ture sera dif­férente de la précé­dente. Se joue alors ce que j’appellerais une trans­mis­sion par con­tiguïté : une trans­mis­sion sans paroles, sans démon­stra­tion, mais où il y a à inven­ter un échange de jeu ensem­ble. Cela met dans une sit­u­a­tion de per­cep­tion aiguë et de curiosité de l’autre, de son corps, de ce qui va sur­gir de lui : on est ému par l’autre, il apporte quelque chose qu’on ne s’attendait pas à ressen­tir, on est mis en mou­ve­ment par ça — et là on touche quelque chose de la trans­mis­sion.
Quand je suis sor­ti du Con­ser­va­toire, Nel­ly Borgeaud (une grande actrice, qui a été très impor­tante pour mon imag­i­naire de théâtre, pour mon appren­tis­sage, et que j’ai eu la chance de ren­con­tr­er, grâce à Chris­t­ian Rist) m’a dit, en sub­stance (elle m’a comme offert cette phrase) : « main­tenant que tu es sor­ti de l’école, tu vas com­mencer à appren­dre ». Cela m’a com­plète­ment libéré d’une sorte d’autosatisfaction, libéré du poids d’avoir atteint un but, et cela a réou­vert pour moi un espace. Il y a tou­jours quelque chose à appren­dre dans un spec­ta­cle parce qu’il y a tou­jours un moment dans le début des répéti­tions où, quels que soient la sat­is­fac­tion et le sen­ti­ment d’accomplissement que l’on a retiré du spec­ta­cle précé­dent, il faut leur dire adieu, un moment où on ne sait plus com­ment s’y pren­dre : c’est celui où on com­prend à nou­veau qu’on n’est pas tout seul à inven­ter le jeu, le théâtre qu’on va faire, mais que celui-ci va s’inventer dans et par le déplace­ment pro­duit par l’autre, et que c’est là que va se pour­suiv­re l’apprentissage.
Une telle trans­mis­sion par con­tiguïté peut pass­er par beau­coup de petits détails, par exem­ple les anec­dotes que les acteurs se racon­tent : des choses du théâtre, qu’on a vécues ou dont on a juste enten­du par­ler. Cela se fait de manière très informelle, mais j’ai l’impression que, par­fois, dans ces anec­dotes aus­si une vraie trans­mis­sion est à l’œuvre. Elles font rire, peu­vent devenir des sortes de légen­des dont on ne sait plus si elles sont vraies ou fauss­es, mais elles ren­dent vivant notre imag­i­naire du théâtre, et inscrivent la créa­tion en cours dans une his­toire infinie — cet imag­i­naire d’une his­toire infinie me sem­ble néces­saire pour avoir de la joie à créer. Après tout, même si ce n’est pas la même chose, dans d’autres tra­di­tions de trans­mis­sion ou d’éveil spir­ituel, les petites his­toires — zen, par exem­ple — per­me­t­tent bien de sus­citer un état d’ouverture et de déplace­ment. Elles peu­vent faire scin­tiller comme un point d’interrogation de l’existence, un point d’incongruité dont on a besoin comme d’un fer­ment pour créer.

C. T. : Cet appren­tis­sage qui com­mence vrai­ment après la « for­ma­tion ini­tiale » à l’école, et qui passe par cet ébran­le­ment pro­duit par l’autre, com­ment se con­jugue-t-il avec ce que tu as déjà acquis ? Com­ment s’y artic­u­lent la décou­verte de nou­veaux out­ils et l’approfondissement de ta pro­pre pra­tique (la tech­nè et la prax­is, d’une cer­taine manière) ? Le train­ing ver­bal, que vous allez peut-être pra­ti­quer avec Valérie Dréville, est par exem­ple une tech­nique, mais j’imagine ce n’est pas en tant que tel qu’il va le plus te déplac­er, qu’une trans­mis­sion d’un autre ordre va se jouer à tra­vers cette expéri­ence.

G. B. : Les out­ils ne sont rich­es que s’ils sont réin­ter­rogés — pour sor­tir d’une assur­ance qui peut en fait, para­doxale­ment, créer beau­coup d’inquiétude, une peur de tout ce qui pour­rait lui con­trevenir. Et c’est comme si cet espace de réin­ter­ro­ga­tion ne pou­vait exis­ter que par la présence des autres, dont le con­tact trans­forme ce que tu es, et ton rap­port à ce que tu es. Par exem­ple, dans le dernier spec­ta­cle de Bruno Meyssat, Forces 1915 – 2008, il y avait un acteur, Arnaud Stéphan, qui sor­tait de l’école du TNB : il avait donc tra­vail­lé avec Stanis­las Nordey, avait fait des exer­ci­ces pro­posés et dirigés par lui, dont il lui arrivait de par­ler. Moi-même, j’ai longtemps tra­vail­lé, il y a plusieurs années, avec Stanis­las, et la ren­con­tre avec Arnaud a été l’occasion pour moi de revis­iter ce tra­vail. Cela fai­sait longtemps que je n’y avais pas pen­sé, et pour­tant j’en suis « por­teur », comme on le dirait d’un virus : le sou­venir de cette expéri­ence est comme en som­meil, mais il est vrai­ment dans mon corps. Déjà, le voir dans le corps d’un autre me le fai­sait appa­raître, physique­ment, autrement. C’était vrai­ment un drôle de moment que cet échange avec Arnaud, qui pou­vait aus­si pass­er, très ludique­ment, par des imi­ta­tions de Stanis­las, qui recon­vo­quaient quelque chose de son corps, et par con­séquent de son imag­i­naire, de ses enjeux de tra­vail, de son rap­port au corps en scène… S’amuser, tous les deux, à rejouer cette part-là de son théâtre (et la façon dont lui-même, pour trans­met­tre, met en jeu son corps), faire revivre ain­si un point pré­cis d’une cer­taine phys­i­cal­ité de théâtre, c’était une façon de pos­er un jalon de notre expéri­ence, de remet­tre en jeu une trans­mis­sion plus ou moins anci­enne et de voir de quels out­ils on dis­po­sait, tout en per­me­t­tant en même temps une dif­féren­ci­a­tion, de saisir où nous en étions du tout autre tra­vail que nous fai­sions alors avec Bruno.
Au théâtre, on acquiert sans doute une sorte de savoir-faire, mais qui n’arrête pas de bouger : le corps évolue, nos acquis ne sont pas fixés. Je suis par exem­ple curieux de voir com­ment le tra­vail sur le train­ing ver­bal va me chang­er. Et ce qui me plaît par­ti­c­ulière­ment dans cette expéri­ence nou­velle, c’est qu’elle passe par Valérie, qui a une longue pra­tique avec Vas­siliev mais qui, au lieu de la laiss­er dans le lieu du maître, la dis­sémine. J’aime bien que le train­ing ver­bal ait ain­si une autre exis­tence — même Valérie le redé­cou­vre alors —, et devi­enne une pra­tique partagée mais sans pro­prié­taire. Valérie voy­age avec, sans nous y oblig­er, elle laisse faire la vie du groupe, et c’est juste­ment parce qu’il n’y a pas d’obligation qu’on est dans une sit­u­a­tion d’échange et de trans­mis­sion, dans laque­lle il y a for­cé­ment réin­ter­ro­ga­tion et réin­ven­tion de ce qui est trans­mis et partagé — par con­tiguïté.

C. T. : Sur quelle base peut le mieux se pro­duire une telle trans­mis­sion sans rap­port péd­a­gogique instau­ré : celle d’un groupe extrême­ment soudé et uni, ou celle d’un ensem­ble lais­sant suff­isam­ment de « jeu » pour que les sin­gu­lar­ités s’affirment ? N’y a‑t-il pas besoin à la fois de suff­isam­ment de com­plic­ité et de suff­isam­ment de dif­férences pour que cet échange puisse avoir lieu ?

G. B. : Je me méfie des effets de groupe : quand il y a trop de signes de recon­nais­sance, il me sem­ble que quelque chose de la trans­mis­sion n’est plus vivant ; il n’y a plus que de la repro­duc­tion de ce qui nous fait nous recon­naître comme appar­tenant à ce groupe, et les dif­férences ne sont plus en jeu. Dans le début des répéti­tions, il y a tou­jours un moment impor­tant où se pro­duit comme un déclic qui per­met de dépass­er une réserve, une petite fron­tière de pudeur. Sans exhi­bi­tion­nisme, on ose une émo­tion, un touch­er, et c’est le moment où s’éprouve le min­i­mum de con­fi­ance dont on a besoin : pas sim­ple­ment le plaisir de se retrou­ver (et pas celui de faire groupe), mais la con­fi­ance, tou­jours frag­ile et mise à l’épreuve, qui per­met de créer une chose com­mune avec ce que cha­cun va apporter, sans jouer tous pareil, et de con­tin­uer à oser être dif­férents les uns des autres. Ce moment, on le réin­vente à chaque fois, on ne sait jamais par où il va pass­er (le tra­vail physique, par exem­ple, peut nous met­tre dans une fragilité qui le favorise).

C. T. : As-tu l’impression d’être por­teur, dans ta rela­tion au plateau, de cer­tains traits que tu aurais acquis, sans qu’ils te soient explicite­ment enseignés, dans cer­taines aven­tures théâ­trales, ou au fil de cer­tains com­pagnon­nages — par exem­ple celui avec Bruno Meyssat —, et qui t’accompagnent sur les autres pro­jets ?

G. B. : J’ai l’impression que je suis, par exem­ple, habité par une cer­taine manière de regarder des objets comme des corps, comme s’ils étaient dans un rap­port vivant avec ceux des acteurs, et c’est un plaisir que j’ai pu creuser et partager avec Bruno. J’aime beau­coup le regarder créer des « sites », comme il dit : sa manière de déplac­er des objets, bru­tale et déli­cate à la fois, pour voir com­ment l’espace se mod­i­fie avec les acteurs. Et je vois bien que je vis avec ça : ce n’est absol­u­ment pas passé par une « for­ma­tion », mais par une trans­mis­sion un peu comme on attrape le tic de quelqu’un, ou plutôt comme quand on regarde quelque chose qu’on aime chez quelqu’un et qui après vous con­stitue. Ceci dit, j’en par­le ici, parce que tu me le deman­des… mais en le dis­ant, j’en fais comme un objet de for­ma­tion, alors qu’en le vivant, je ne le for­malise pas, cela reste de l’instinct, et dans l’espace de la trans­mis­sion.
Par­fois, dans un cadre stricte­ment péd­a­gogique, ce n’est pas l’objet de la for­ma­tion qui est trans­mis, mais autre chose. Un jour, par exem­ple, où je tra­vail­lais, au Con­ser­va­toire, avec Madeleine Mar­i­on sur Tête d’Or avec Lau­rent Zis­er­mann, elle nous arrête pour nous faire tra­vailler sur l’intelligibilité du texte, elle s’approche de moi, me touche, me prend le bras comme si elle-même jouait Tête d’Or, et dans la pres­sion de sa main sur mon bras, j’ai sen­ti quelque chose du rap­port physique au parte­naire : ce n’était pas ce sur quoi elle était en train de me for­mer, l’objet de son inter­ven­tion, mais cela a été une trans­mis­sion effec­tive. J’ai aus­si le sou­venir de Pierre Vial, qui mon­tait et descendait inces­sam­ment entre la salle et le plateau pour nous don­ner des indi­ca­tions ; d’une cer­taine manière, les indi­ca­tions de jeu qu’il nous don­nait pour tra­vailler une scène rel­e­vaient de la for­ma­tion, mais la trans­mis­sion se jouait dans le fait de le voir ain­si mon­ter et descen­dre sans cesse, dans les sus­pen­sions que ce mou­ve­ment instau­rait dans ses indi­ca­tions… Comme si dans la for­ma­tion on pou­vait dire les choses, mais que la trans­mis­sion se fai­sait à son insu — pour­tant elle existe, forte­ment ; elle vient nour­rir un désir de théâtre, et vingt ans après on en par­le, cela nous porte encore. Sur le moment, on le vit — comme une joie, en regar­dant de tous ses yeux —, mais ce n’est qu’après que cela com­mence à éclore, en y repen­sant, en le racon­tant à quelqu’un d’autre et en le trans­met­tant ain­si à son tour.

C. T. : Ce n’est pas la leçon en tant que telle qui trans­forme : elle est un matéri­au qui n’agit qu’à par­tir du moment où il est à l’œuvre en toi, où il t’habite, et dont le résul­tat se con­state avec le recul. Quels exem­ples pour­rais-tu don­ner de faits de trans­mis­sion, sans doute sur­venus « à ton insu », qui t’ont ain­si mar­qué ?

G. B. : C’est très dif­fi­cile, pour moi, à dis­cern­er en dehors de l’espace de tra­vail. C’est comme si la manière dont il met en jeu l’imaginaire, les désirs, les craintes… rendait l’espace où les trans­mis­sions tra­vail­lent extrême­ment par­ti­c­uli­er — comme, d’une autre manière, sont très spé­ci­aux l’espace de l’amour physique, ou l’espace psy­ch­an­a­ly­tique… Ce qui me vient en tête, ce sont surtout des sou­venirs de gestes, ou de disponi­bil­ité : Anne Alvaro, par exem­ple, en éveil, disponible tou­jours, même dans la fatigue qui était la sienne alors qu’on répé­tait La Tour avec Gérard Watkins… cela m’a « impres­sion­né », comme on dit.*

C. T. : C’était de l’ordre de l’admiration, et cela te pro­po­sait un mod­èle vers lequel ten­dre ?

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Écrit par Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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