Johann Le Guillerm — La transmission d’un secret

Johann Le Guillerm — La transmission d’un secret

Le 23 Juil 2008

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« Lais­sez l’artisan ten­ter l’impossible, nous sommes des sortes de fous doués de patience, nous autres artistes-ouvri­ers ».
E. G. Craig

Pour Craig, l’artiste est celui qui, maîtrisant tous les arti­sanats, est capa­ble de les dépass­er par la créa­tion. Qu’en est-il de l’art du cirque, et des arti­sanats qui le con­stituent ? Bien au-delà des inno­va­tions formelles du « nou­veau cirque » ou des imageries tra­di­tion­nelles, Johann Le Guillerm est à part dans le panora­ma du cirque actuel. Artiste-ouvri­er, il tra­vaille la matière qui se révèle magi­ci­enne ; il expéri­mente les phénomènes de manière cir­cassi­enne. Lorsque je l’interroge sur la trans­mis­sion au cirque, il demande juste­ment : trans­mis­sion de quoi ? Cette ques­tion nous amène à faire le point sur ce que peut vouloir dire « trans­met­tre » dans le cirque aujourd’hui.

Com­ment se faire un corps de cirque ?

Autour de la trans­mis­sion au cirque se cristallisent des enjeux esthé­tiques de tra­di­tion ou de moder­nité. L’histoire récente de cet art de la piste ratio­nalise son appren­tis­sage, et instille une nuance entre la for­ma­tion au méti­er et la trans­mis­sion d’un art.
Jusque dans les années 1970 on nais­sait dans une famille de cirque et l’on appre­nait sur les routes, selon un mode de trans­mis­sion généra­tionnel, fil­ial. Avec le « nou­veau cirque », le par­cours pour devenir artiste de cirque a changé. Sur le plan formel, les spec­ta­cles de « nou­veau cirque » ouvrent la piste à d’autres arts, et les pra­tiques cir­cassi­ennes se répan­dent à nou­veau sur les plateaux de théâtre. Ce décloi­son­nement spa­tial se man­i­feste égale­ment sur le plan de la for­ma­tion, avec l’ouverture des pre­mières écoles en 1975 : l’accès aux dis­ci­plines cir­cassi­ennes n’est plus une ques­tion de nais­sance. Des enfants de la balle et du théâtre sont les pre­miers à ini­ti­er la démarche : Annie Fratelli­ni et Pierre Etaix créent l’École Nationale Annie Fratelli­ni (aujourd’hui Académie Fratelli­ni), et Sylvia Mon­fort et Alex­is Grüss créent le Car­ré Sylvia Mon­fort. Les écoles de loisirs et de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle se mul­ti­plient partout en France, à tel point qu’aujourd’hui la FFEC1 recense cent cinquante écoles de cirque. Cet art jusqu’alors mar­gin­al se généralise, se struc­ture et s’institutionnalise — via ses pra­tiques.
La nou­velle vital­ité du cirque est suiv­ie par l’État, qui crée l’École Nationale des Arts du Cirque en 1985 à Châlons-en-Cham­pagne (actuel CNAC), et met en place un diplôme recon­nu par l’Éducation nationale : le DMA — diplôme des Métiers des Arts du Cirque. L’ambition est de for­mer des artistes poly­va­lents et vir­tu­os­es dans leur spé­cial­ité, qui seront à la fois inter­prètes et créa­teurs. À l’école, les cir­cassiens for­ment leur corps, en rela­tion avec un espace (la piste, le sol, l’air), un agrès (le trapèze, le fil de fer, la bas­cule — pour ne citer que les plus répan­dus), des forces et lois physiques (la pesan­teur, l’équilibre, la vitesse entre autres). Le tra­vail de cette matière cor­porelle est arti­sanal : chaque geste est répété, chaque fig­ure est repro­duite, pour arriv­er à une par­faite exé­cu­tion de l’action en jeu. Johann Le Guillerm désigne cet appren­tis­sage comme la « pas­sa­tion d’un secret » :
« Dans le milieu, on trans­met les secrets pour faire cer­taines choses. Par exem­ple pour appren­dre à jon­gler : on donne le secret de com­ment on arrive à faire ça — c’est-à-dire la tech­nique, la méth­ode : c’est une pas­sa­tion de secret. »2
L’école forme à la vir­tu­osité tech­nique, qui est une qual­ité du cirque, une de ses spé­ci­ficités : « Le savoir-faire, c’est une chose qui spé­ci­fie le cirque : on sait le faire, ou on ne sait pas le faire. Pos­tuler pour des écoles de cirque aujourd’hui, cela veut dire appren­dre une tech­nique cir­cassi­enne. »
Pour autant, le savoir-faire ne suf­fit pas pour « faire du cirque ». Le façon­nage du corps visant à la maîtrise par­faite de sa spé­cial­ité tient en cela plus de l’apprentissage arti­sanal que de la trans­mis­sion d’un art. Johann Le Guillerm soulève cet enjeu ambiva­lent de la trans­mis­sion au cirque, qu’il définit comme lieu des pra­tiques minori­taires :
« On devrait trans­met­tre quelque chose qui ne se fait pas. Mais, en même temps, si on trans­met des pra­tiques minori­taires on les dif­fuse, on les vul­garise et elles ne sont plus minori­taires : c’est le prob­lème dans la trans­mis­sion de la pra­tique au cirque.
Main­tenant, les gens qui sor­tent des grandes écoles font tous les mêmes choses. À par­tir du moment où l’école est for­matée, il y a le risque de sor­tir des clones ou des gens qui savent tous faire la même chose — puisqu’ils ont tous tra­vail­lé avec les mêmes pro­fesseurs, ils utilisent tous les mêmes tech­niques. Ils savent tous bien faire de la bas­cule, bien faire des tis­sus, ce sont de bons acro­bates, de bons por­teurs, etc. »
D’autant que les écoles de cirque con­cen­trent leurs enseigne­ments sur les dis­ci­plines, met­tant de côté la pen­sée de l’espace de la piste :
« Le monde de l’enseignement cir­cassien actuel ne con­sid­ère pas cette con­science de l’espace du cen­tre comme base du cirque. »
Johann Le Guillerm con­state une perte du savoir-faire lié à cet espace du cirque. Si les tech­niques spec­tac­u­laires liées au cirque se sont répan­dues, l’essence « pis­tographique » de cet art se dis­loque avec la mul­ti­pli­ca­tion des spec­ta­cles en frontal.
« Au cirque, on sera vu de partout : la réflex­ion pour créer un spec­ta­cle de cirque n’est pas du tout la même que pour créer un spec­ta­cle frontal. La piste est cernée de spec­ta­teurs, chaque point de vue est dif­férent. »
« Le cirque c’est le cen­tre. Le cirque n’existe pas en dehors de cet espace. »
Faire des choses éton­nantes dans l’espace des points de vue : c’est ain­si que Johann Le Guillerm définit le cirque et sa recherche. Il part du point comme base de l’espace cir­cassien et l’explore dans toutes ses dimen­sions : com­ment l’exploiter, com­ment le tra­vers­er, com­ment l’habiter, com­ment être vu autour de cet espace.
« J’ai observé le point en cher­chant à com­pren­dre de quoi est fait un min­i­mal.
Le point c’est la matière que l’on peut définir — à par­tir de quoi on peut définir quelque chose.
C’est quelque chose par rap­port à celui qui l’observe.
Cette recherche peut m’emmener n’importe où — puisque tout est fait d’un min­i­mal.
Mon intérêt était de com­pren­dre de quoi est fait un min­i­mal, comme base pour com­pren­dre une chose plus com­plexe. Ce min­i­mal ferait for­cé­ment par­tie de cette chose plus com­plexe : c’est une bonne base pour com­mencer. »

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Écrit par Clémence Coconnier
Trapéziste et danseuse con­tem­po­raine, Clé­mence Cocon­nier écrit sur le corps, les écri­t­ures scéniques et le cirque. Par­al­lèle­ment aux...Plus d'info
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