Johanne Saunier, Mathilde Monnier — Transmettre / Transformer

Johanne Saunier, Mathilde Monnier — Transmettre / Transformer

Le 22 Juil 2008

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LA DANSE con­tem­po­raine ne se définit pas par une tech­nique de référence mais par l’esthétique de celui qui l’explore et sa lib­erté d’emprunter, ou non, aux tech­niques cor­porelles exis­tantes (qu’elles soient dan­sées ou pas). Dans ces con­di­tions, faut-il imag­in­er qu’une trans­mis­sion au sein d’un proces­sus de créa­tion choré­graphique actuel deviendrait à ce point aléa­toire qu’elle en perdrait ses pro­priétés de pas­sa­tion d’un héritage ? Une danse, qui à trop vouloir met­tre en pièce les signes ras­sur­ants d’une recon­nais­sance, fini­rait-elle coupée de sa pro­pre his­toire ? Prob­a­ble­ment pas puisque cette dernière est égale­ment faite de rup­tures plutôt que d’amnésie.
Que la danse actuelle soit éten­due à une sim­ple présence physique ou cen­trée sur le mou­ve­ment ne nous empêche nulle­ment de penser le rôle du corps comme véhicule d’une trans­mis­sion dans la créa­tion. On se lim­it­era sim­ple­ment ici à envis­ager le terme de créa­tion selon deux points de vue, l’un — poïé­tique, où l’on con­sid­ère l’activité de l’artiste dans sa dimen­sion proces­suelle, et où la trans­mis­sion trans­forme le corps en récep­ta­cle d’une expéri­ence (sinon du résul­tat d’un enseigne­ment) ; et l’autre — esthé­tique, qui con­sid­ère la créa­tion comme résul­tat de cette démarche, et au sein duquel il arrive au corps de réfléchir (aux deux sens du terme) : à la fois reflet de sa pro­pre genèse et réflex­ion sur ce qu’opère la trans­mis­sion dans l’œuvre. Et c’est bien le cas dans la pièce de Johanne Saunier inti­t­ulée Erase‑E(x) que nous exam­inerons plus loin.
Avant d’aborder ce point de vue proces­suel, il faut rap­pel­er que la danse a hérité d’une tra­di­tion de choré­graphes péd­a­gogues, de Martha Gra­ham à Alwin Niko­lais en pas­sant par Mer­ce Cun­ning­ham, et en France avec Françoise et Dominique Dupuy, Karine Waehn­er ou Jacque­line Robin­son. Cette tra­di­tion s’était forte­ment estom­pée dans le paysage européen de la danse des années 80 – 90 pour val­oris­er le statut du choré­graphe auteur, peu soucieux de « pass­er » ce qu’il avait reçu des maîtres. Pour­tant ces enseigne­ments façon­nent les inter­prètes et les mar­quent sou­vent durable­ment, au point qu’ils se définis­sent par­fois (dans les dossiers de presse ou les feuilles de salle) à tra­vers une liste des choré­graphes avec qui ils ont tra­vail­lé, dessi­nant — au-delà d’un mar­quage tech­nique — une généalo­gie artis­tique. Cette tra­di­tion péd­a­gogique a repris ces deux dernières décen­nies une vigueur renou­velée grâce à la réflex­ion de quelques-uns chez qui ce désir de trans­mis­sion s’inscrit (ou s’impose) à un moment par­ti­c­uli­er de leur par­cours artis­tique : Anne Tere­sa De Keers­maek­er (avec Parts), Angelin Preljo­caj, William Forsythe, Frédéric Fla­mand et Wayne McGre­gor plus récem­ment (avec DANCE1 ou Mathilde Mon­nier avec Exerce2). Cette dernière estime qu’au sein du pro­gramme qu’elle a conçu comme un espace/temps d’expérimentation, partager et trans­met­tre est plus impor­tant qu’enseigner. Elle souligne d’ailleurs la dimen­sion de pas­sage et de tran­si­tion plus que de récep­tion d’un savoir con­sti­tué3. La trans­mis­sion s’y fait donc dans le temps de la créa­tion et non a pos­te­ri­ori :
« Chaque choré­graphe et chaque danseur invente lui-même son rap­port à l’événement, à la mémoire et à la répéti­tion (…). Je ne peux pas prévoir à quel moment et pourquoi les choses arrivent. Mais je peux créer les con­di­tions (celles de la répéti­tion, du temps de stu­dio, du cadre…) pour que cela se pro­duise. »4
Trans­met­tre en danse ne peut donc se réduire à une action sui gener­is. Et le péd­a­gogique de faire place au poïé­tique. Peut-être sim­ple­ment parce que la trans­mis­sion, à l’image de la créa­tion, est une forme de « mise en œuvre », impli­quant, comme dans le proces­sus créatif tout entier, une recherche de sens. La danse passe d’un corps à l’autre par cap­il­lar­ité, mémori­sa­tion ou infu­sion lente, à tra­vers la kinésphère et les corps à corps indi­ci­bles de l’atelier ; autant de modes d’appropriation que le terme d’incorporation résume et qui ren­dent prob­lé­ma­tique toute ten­ta­tive de réflex­ion didac­tique à leur pro­pos : « I can­not teach any­one to dance. One learns to dance one­self » écrivait Anne Tere­sa De Keers­maek­er5, bien con­sciente que, dans une com­mu­nauté artis­tique, la trans­mis­sion tient cha­cun pour une excep­tion qui trans­forme inlass­able­ment l’héritage. Il n’est d’ailleurs que d’écouter Boris Char­matz relater l’expérience Bocal pour com­pren­dre la dif­fi­culté, à par­tir de la somme des expéri­ences indi­vidu­elles, de « faire école »6. La trans­mis­sion se dif­fuse donc dans le temps de l’être ensem­ble et Mathilde Mon­nier a tou­jours fait du col­lec­tif un puis­sant levi­er de créa­tion. Sa dernière pièce, Tem­po 76, en est un exem­ple éclairant qui reques­tionne l’unisson (fig­ure clas­sique délais­sée par la danse con­tem­po­raine), en lais­sant exis­ter claire­ment un espace entre exer­ci­ce de pré­ci­sion vir­tu­ose jamais abouti et con­trainte choré­graphique adressée à chaque inter­prète de faire « quand même » la même chose en même temps. C’est bien la com­mu­nauté de tra­vail et le partage quo­ti­di­en de l’expérience qui instau­rent les dénom­i­na­teurs com­muns néces­saires à la créa­tion. La suc­ces­sion jour­nal­ière des pra­tiques crée ce fond col­lec­tif com­prenant à la fois un statut du corps, un sens du geste, une mémoire, per­me­t­tant aus­si d’être prêt à l’imprévisible. Cette con­cep­tion de la trans­mis­sion per­met à Mathilde Mon­nier de ne pas dis­soci­er Exerce de sa pro­pre activ­ité de créa­tion. Elle la désigne par le terme « d’imprégnation »7 qui dit assez bien la durée du pas­sage que néces­site cette trans­for­ma­tion lente.

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Écrit par Philippe Guisgand
Philippe Guis­gand est maître de con­férences en Arts du spec­ta­cle. Il enseigne l’esthétique de la danse et l’analyse...Plus d'info
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