Réinventer à chaque fois un processus de création

Réinventer à chaque fois un processus de création

Entretien avec Arthur Nauzyciel réalisé par Bernard Debroux

Le 21 Juil 2008

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Bernard Debroux : Com­ment est née l’idée de réalis­er cette mise en scène au théâtre de Ordet / La Parole ? C’est, je crois, un pro­jet ancien ?

Arthur Nauzy­ciel : C’est un pro­jet ressus­cité. Tout ce qui a été vécu du proces­sus de ce pro­jet est très proche du sujet même ! L’idée même d’Ordet était née pen­dant que je pré­parais mon pre­mier spec­ta­cle, Le Malade imag­i­naire ou le silence de Molière, qui réu­nis­sait un texte con­tem­po­rain de Gio­van­ni Mac­chia sur la fille de Molière et Le Malade imag­i­naire. C’était un spec­ta­cle que j’ai tenu à représen­ter à Orléans depuis ma nom­i­na­tion comme directeur du Cen­tre Dra­ma­tique. Dans cette pre­mière sai­son qui était une sai­son de trans­mis­sion entre ce qu’Olivier Py avait con­stru­it et ce que j’allais y amen­er, je n’avais pas envie de présen­ter tout de suite la créa­tion — Ordet —, je me suis dit que ce serait plus intéres­sant de présen­ter mes deux pre­miers spec­ta­cles : Le Malade imag­i­naire ou le silence de Molière et Black Bat­tles with Dogs. C’était une façon de me présen­ter au pub­lic, de présen­ter mon tra­vail et de l’inscrire dans une his­toire. Les cen­tres dra­ma­tiques ne sont pas des cat­a­logues, des lieux de con­som­ma­tion de spec­ta­cles, ce sont des lieux où on essaye de don­ner du sens, de la cohérence, en faisant en sorte que des spec­ta­cles qui sont d’une cer­taine exi­gence et d’une cer­taine nature soient reliés les uns aux autres pour que le pub­lic suive un par­cours à tra­vers une sai­son. C’est donc délibéré­ment que j’ai présen­té Le Malade qui est juste­ment aus­si un spec­ta­cle sur le théâtre, sur la famille, sur la trans­mis­sion, sur les pères et les fils, qui est un spec­ta­cle sur la mémoire, sur l’abandon de la mort. Il abor­dait la plu­part des thèmes que j’ai déclinés par la suite.
Dans la mort de Molière jouant Le Malade, il y a quelque chose de la résur­rec­tion de l’artiste. Il y a quelque chose de lui qui meurt et, en même temps, il n’a jamais été plus vivant qu’après cet acte-là. Et j’avais alors dans la tête l’idée d’une trilo­gie sur la résur­rec­tion, mais où la résur­rec­tion est envis­agée comme utopie théâ­trale, comme un acte de réc­on­cil­i­a­tion. La résur­rec­tion de l’artiste à tra­vers Le Malade imag­i­naire ou le silence de Molière, celle d’une femme à tra­vers Ordet et celle d’une langue qua­si dis­parue à tra­vers un spec­ta­cle que j’avais envie de faire en yid­dish. Se pro­jeter dans une trilo­gie est une façon de voir plus loin que ce qu’on fait. Trou­ver une énergie, une per­spec­tive qui va bien au-delà du spec­ta­cle qu’on fait et ain­si lui donne du sens. Je n’arrive pas à envis­ager un spec­ta­cle comme étant une fin en soi. Soit c’est la par­tie d’un ensem­ble, soit c’est le pré­texte à d’autres choses : des ren­con­tres, des expéri­ences de vie, avec le désir secret que ce qu’on fait puisse aus­si servir à d’autres.
Après Le Malade, je ne savais pas si j’allais con­tin­uer dans la mise en scène et com­ment… Ce qui me fait avancer, c’est de réin­ven­ter à chaque fois un proces­sus de créa­tion. Je cherche l’adéquation entre ce proces­sus et le pro­jet, comme s’il en deve­nait le sujet même. Ordet / La Parole, à ce moment-là, était impens­able. Je ne me voy­ais pas engager ce tra­vail très lourd dans le cadre d’une pro­duc­tion tra­di­tion­nelle, comme je venais de le faire pour Le Malade. Alors est arrivée la propo­si­tion d’Atlanta de mon­ter un Koltès, et je suis par­ti aux États-Unis met­tre en scène Black Bat­tles with Dogs / Com­bat de nègres et de chiens, et pour moi, cela a représen­té le départ d’autre chose.
Donc, on pour­rait dire que le pro­jet Ordet a été enter­ré et qu’il est ressus­cité par la volon­té du Fes­ti­val d’Avignon quand, en 2005, Vin­cent Bau­driller et Hort­ense Archam­bault m’ont pro­posé de réfléchir à un pro­jet pour la Cour d’honneur. C’était quelques semaines avant le fes­ti­val 2005 qui a été si con­tro­ver­sé. Je leur ai alors fait trois propo­si­tions : Falsh de René Kalisky, Oth­el­lo et Ordet / La Parole. C’est ce texte qu’ils ont choisi et c’était impor­tant qu’ils le choi­sis­sent autant que moi. Dans le con­texte de ce fes­ti­val, je trou­vais intéres­sant d’y créer un spec­ta­cle qui s’appelle « la parole » et pose, entre autres ques­tions, celle de la foi. Com­ment la foi des papes, la foi religieuse, aurait été rem­placée, depuis Vilar, par la foi des acteurs, celle de l’art, celle du théâtre, du col­lec­tif. C’était aus­si l’occasion d’aborder l’un des sujets les plus brûlants aujourd’hui, dont on peut le moins facile­ment par­ler. Avant de créer Ordet, et pour se don­ner le temps, nous avons décidé de présen­ter au Fes­ti­val Black Bat­tles with Dogs, en 2006.
Entre-temps, j’ai eu le sen­ti­ment que la Cour n’était pas le juste lieu, parce que dans ce texte, dans l’histoire de ces gens, il y a une dimen­sion pro­fondé­ment humaine et que je voulais que les ques­tions posées dans Ordet s’inscrivent entre les per­son­nes sur le plateau et celles qui sont dans la salle. Je trou­ve que la Cour a une trop grande ver­ti­cal­ité. L’ensemble des per­son­nages sem­ble soumis au divin, alors que le rap­port à Dieu de cha­cun est direct et de l’ordre de l’intime. Les Carmes, ancien espace de spir­i­tu­al­ité mais à échelle humaine, me sem­ble être un lieu plus équili­bré pour traiter du religieux et du pro­fane.

B. D.: C’est par le film de Drey­er que vous avez eu con­nais­sance d’Ordet ?

A. N.: Oui, c’est un film que j’ai regardé per­plexe et fasciné et qui m’a boulever­sé dans ces dernières min­utes. C’est ce qui m’intéresse dans l’art en général et que j’essaie de retrou­ver quand je fais du théâtre : utilis­er au mieux les out­ils du théâtre pour que le spec­ta­teur puisse être ému par quelque chose qu’il ne com­prend pas et qu’il ne puisse pas néces­saire­ment met­tre de nom sur cette émo­tion, qu’il ne sache pas très bien d’où elle vient et com­ment elle est arrivée. C’est Isabelle Nan­ty qui m’a dit que c’était une pièce et me l’a fait décou­vrir.

B. D.: Elle n’avait jamais été jouée en français.

A. N.: Non, elle n’avait jamais été jouée en France mais jouée très sou­vent au Dane­mark où elle est aujourd’hui un clas­sique. L’auteur, Kaj Har­ald Leininger Munk, est très con­nu au Dane­mark, c’est un héros nation­al. Il est très lié à l’histoire de son pays. C’est un auteur très para­dox­al, qui tout le temps cherche à affirmer une chose et son con­traire. Il était habité par le doute, l’ambivalence. Hos­tile à la logique, impul­sif. Pour lui l’existence, c’était l’association des con­traires. Il y a un point com­mun entre Drey­er et Munk, ils ont tous deux per­du leur mère très jeune, à sept ou huit ans. Élevés dans la reli­gion, avec l’idée de la résur­rec­tion, ils racon­tent tous deux com­ment ils sont allés très sere­ine­ment au cimetière en pen­sant qu’au moment de l’enterrement, les mamans allaient réap­pa­raître… Pour des enfants, ce sont des choses extrême­ment mar­quantes. Ce qui me touche évidem­ment c’est que Munk puis Drey­er ont con­sacré une part de leur vie à ten­ter de répar­er ce que le réel n’a pas per­mis, en écrivant puis en fil­mant cette résur­rec­tion mirac­uleuse. Munk est devenu pas­teur, mais a été con­fron­té enfant à l’absence du mir­a­cle qui lui avait pour­tant été maintes fois racon­té. Alors il a écrit des pièces de théâtre, de la poésie. Auteur très joué de son vivant, il était en même temps un pas­teur très rig­oriste. Ce qui en a fait un per­son­nage trou­ble, c’est aus­si son adhé­sion au début des années trente, aux thès­es nation­al­istes, s’enflammant pour les « hommes forts » Mus­soli­ni et Hitler, et sur lesquelles il est revenu, dès qu’il a enten­du par­ler des dépor­ta­tions des juifs. Il a créé un des pre­miers réseaux de résis­tance danois et a été abat­tu par les Alle­mands alors qu’il allait de vil­lage en vil­lage lire un de ses textes sur l’antisémitisme. On trou­ve dans la vie de Munk ce para­doxe qu’il y a dans la pièce où l’on ne sait jamais que ou qui croire, et où la ques­tion du doute est aus­si présente que celle de la croy­ance.

B. D.: Est-ce la pièce telle quelle qui est représen­tée ? N’est-elle pas un peu datée dans la forme ?

A. N.: Tout le tra­vail sur la langue, la dis­tri­b­u­tion, le décor, les cos­tumes, la présence des chanteurs de l’ensemble Organum, tous ces élé­ments sont réu­nis parce que j’espère faire un théâtre pour aujourd’hui. C’est une pièce intéres­sante, fausse­ment clas­sique dans sa forme. Elle est écrite par quelqu’un qui aime le théâtre, qui a une con­nais­sance du théâtre. Sa struc­ture clas­sique se jus­ti­fie par rap­port au pro­pos. Le mir­a­cle est quelque chose d’irrationnel qui inter­vient dans un monde rationnel, iden­ti­fi­able. C’est en cela qu’il y a un mir­a­cle. Cela ne devrait pas arriv­er et ça arrive. Si la pièce était volon­taire­ment étrange, ou formelle­ment trop éclatée, le mir­a­cle n’y trou­verait pas sa place. La force de la pièce, c’est de ne pas être un débat théologique, mais de sol­liciter chez le spec­ta­teur sa capac­ité à croire dans l’histoire qu’on lui racon­te. Ain­si la ques­tion de la croy­ance va bien au-delà de la ques­tion de Dieu. On s’en aperçoit en tra­vail­lant jour après jour sur le texte, la pièce est habitée, comme han­tée. La rigueur protes­tante des pays du nord est orig­inelle­ment nour­rie d’un pagan­isme et d’un rap­port à la nature très par­ti­c­uli­er, où le vis­i­ble et l’invisible par­ticipent d’une même réal­ité. C’est fon­da­men­tal pour com­pren­dre cette pièce, dont la force est aus­si dans l’atmosphère. C’est la pre­mière fois que je me con­fronte à une pièce aus­si clas­sique dans sa langue, c’est un chal­lenge après avoir tra­vail­lé sur des pièces où l’écriture avait une dimen­sion plus formelle, peu dia­loguée finale­ment, que ce soit Bern­hardt ou Koltès, ou même Shake­speare et Molière. Dans Ordet / La Parole, on n’a pas ça. La langue est très sim­ple. Je ne crois pas que ce soit une pièce datée. Elle a une forme d’universalité. La ques­tion religieuse ou le rap­port que peut avoir l’être humain à l’invention de Dieu, ou à la ques­tion de l’existence de Dieu, est liée à l’absence de répons­es à des ques­tions exis­ten­tielles : la mort et l’absence de con­nais­sance qu’on a du monde des morts.

B. D.: Dans la con­ver­sa­tion que nous avions eue ensem­ble, il y a deux ans, vous évo­quiez l’idée que le théâtre est un lieu où les vivants con­vo­quaient les morts.

A. N.: Je viens de mon­ter Jules César à Boston, un spec­ta­cle très impor­tant pour moi parce qu’il y avait une cristalli­sa­tion d’énormément de choses. Et je me suis retrou­vé à recen­tr­er le tra­vail une nou­velle fois sur ce rap­port des morts et des vivants. Je m’intéresse prob­a­ble­ment à des textes qui me sol­lici­tent là-dessus. Pourquoi ai-je ce rap­port au théâtre comme un lieu han­té ? Je me dis­ais que je n’aimais pas traiter le per­son­nage parce que c’est une con­ven­tion qui nous empêche d’être libre, qui réduit l’écriture, et entre­tient les acteurs dans ce qu’ils ont de moins intéres­sant. Si le per­son­nage ne m’intéresse pas, c’est parce qu’en plus, il n’a pas la dimen­sion du fan­tôme que l’on peut prêter aux êtres qui appa­rais­sent sur le plateau. Le théâtre m’intéresse quand il enveloppe la salle et la scène, que c’est un espace partagé entre les acteurs et les spec­ta­teurs et qu’on ne sache plus très bien au bout d’un moment de quel côté sont les morts et les vivants.

B. D.: Ici, cette dimen­sion va être com­plète­ment exac­er­bée avec le mir­a­cle.

A. N.: Ce qui est trou­blant, c’est que ce mir­a­cle arrive à la fin, qu’il est expédié en trois répliques, et ce n’est vrai­ment pas un coup de théâtre. Il n’est pas spec­tac­u­laire. Il est émou­vant parce qu’en se réal­isant, il s’avoue égale­ment comme un moment de théâtre, c’est-à-dire quelque chose qui appar­tient au monde de la fic­tion et donc nous ren­voie à notre réal­ité. C’est un peu mélan­col­ique. Et ça se ter­mine par : « Pour nous la vie ne fait que com­mencer ». Mais avant alors, c’était quoi, si la vie com­mence à la fin ? Pour­tant, la résur­rec­tion devrait être la fin des temps… Il y a là un para­doxe. Le théâtre est trou­blant dans son rap­port entre le réel et l’illusion. Le mir­a­cle qui arrive à la fin, c’est un vrai mir­a­cle mais comme on est au théâtre c’est en même temps le sim­u­lacre du mir­a­cle.

B. D.: Au théâtre, les morts se relèvent tou­jours à la fin de la pièce.

A. N.: À par­tir du moment où, au théâtre, les morts se relèvent tou­jours, c’est comme si la mort ne pou­vait être qu’une céré­monie, et la représen­ta­tion, une façon de con­jur­er la mort, une célébra­tion du vivant. Je me suis aperçu que dans Le Malade, Place des héros, Rober­to Zuc­co, Jules César ou Black Bat­tles, il y a l’idée d’une fête des morts quelque part, et le spec­ta­cle (ou ce qui se passe sur le plateau) n’est que la par­tie vis­i­ble pour les spec­ta­teurs. Des fan­tômes hantent le théâtre et se rejouent à tra­vers le texte, dans l’expérience de la représen­ta­tion, une mémoire col­lec­tive de l’humanité. Mon rap­port au théâtre s’ancre là. Munk s’est tou­jours vécu comme déjà mort, enter­ré auprès de sa mère, allant par­fois jusqu’à douter de sa pro­pre exis­tence. On sent là com­ment Ordet / La Parole abor­de dans le fond la ques­tion de l’existence, mais du point de vue du rêve, ou du sou­venir. Peut-être que le monde est un monde peu­plé par les morts et habité par les vivants…

B. D.: La mort n’est-elle pas aus­si une forme de réc­on­cil­i­a­tion ?

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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