Entretien avec Anne Tismer réalisé par Bernard Debroux
Bernard Debroux : Tu joues dans LE 20 NOVEMBRE de Lars Norén le rôle d’un jeune garçon. Était-ce la première fois que tu endossais un rôle masculin ? Était-ce difficile à réaliser ?
Anne Tismer : Non ce n’était pas la première fois. Je joue les rôles masculin ou féminin à 50 %… J’ai travaillé pendant neuf ans avec un metteur en scène Jürgen Kruse, assistant de Peter Stein. Il me faisait souvent jouer des rôles masculins, ce que je préfère ! Si aujourd’hui j’écris un personnage féminin, ça va, mais dans la littérature dramatique je préfère jouer les rôles masculins, ils sont beaucoup plus riches, ont plus de facettes. Les rôles féminins sont souvent réduits à des schémas élémentaires : elle parle d’un homme, cet homme l’aime ou ne l’aime pas, c’est souvent ça le thème…
Bernard Debroux : Ici, en plus, il s’agit d’un jeune garçon, ce n’est pas un rôle d’homme…
Anne Tismer : Oui, mais ce n’est pas la première fois, j’ai souvent joué des rôles de garçons ou des rôles d’animaux ! Dans le théâtre allemand, les metteurs en scène sont souvent des hommes. Les pièces qu’on joue sont souvent une succession de « phrases importantes ». Si ce sont des femmes qui parlent, au contraire, ça devient comme une sorte de bruit. Leurs voix s’entremêlent… J’ai très souvent remarqué que les metteurs en scène ne peuvent faire aucune proposition intéressante lorsque deux femmes dialoguent entre elles, sauf si elles sont en conflit, si elles se battent. Or, je trouve au contraire qu’il est très intéressant de voir sur scène des femmes seulement « parler », d’écouter la musique qui se dégage. Dans NORA (Ibsen) que j’ai joué, il y a une scène où Christine et Nora sont seules en scène et ont une conversation simple, de femmes. Chaque fois que l’on répétait cette scène, le metteur en scène dormait et nous, les actrices, avons dû régler ces scènes nous-mêmes, toutes seules…
Bernard Debroux : Comment expliques-tu cette situation ?
Anne Tismer : Parce que ce sont des hommes ! Moi, je ne regarde pas le football, les films de courses de voitures ou les films de violence… J’aime les metteurs en scène différents, comme Éric Rohmer qui filme des femmes qui parlent (REINETTE ET MIRABELLE, par exemple); il n’y a pas seulement des conflits. Ça se passe très peu au théâtre. J’ai toujours eu envie de monter LES BACCHANTES. Si un homme veut se mettre avec les bacchantes, il doit se transformer en femme. C’est comme le spectacle que je travaille en ce moment, l’homme qui est avec nous doit être comme une femme. Il faut qu’il se transforme. Je voudrais qu’on voie LES BACCHANTES comme une pièce où six femmes parlent normalement et où un homme,les voyant de loin, dirait : que font-elles, c’est dangereux ! Ce que montrerait LES BACCHANTES, c’est l’incompréhension entre les hommes et les femmes…
Bernard Debroux : As-tu, pour LE 20 NOVEMBRE, participé à la réalisation de l’écriture ? Vous avez eu, je crois, des contacts avec des jeunes dans des écoles avant de commencer le travail ?
Anne Tismer : Non, pas avant. Mais la pièce doit beaucoup à un texte que j’ai trouvé sur Internet : le témoignage d’un garçon qui s’est rendu dans une école et qui a essayé de tuer d’autres jeunes mais qui finalement n’a tué personne… Il s’est tué lui-même. Avant d’accomplir ce geste il a écrit une lettre d’adieu. Il a ajouté sur le Net toute une série d’autres documents (cahiers d’école, livres etc.) et j’ai demandé à Lars Norén d’écrire à partir de là. Lars s’est montré très intéressé. Il a beaucoup utilisé ces documents. Nous avons beaucoup parlé de notre expérience à l’école. Il m’a demandé aussi d’écrire un texte sur mon expérience scolaire personnelle, qu’on retrouve dans le texte final…
Bernard Debroux : Vous avez tout de même travaillé ensemble sur l’écriture ?
Anne Tismer : Moi, un tout petit peu. C’est un grand auteur et je ne veux pas interférer dans son travail.
Bernard Debroux : Comment pourrais-tu parler de Lars Norén, comme homme, comme écrivain, comme metteur en scène ?
Anne Tismer : Avant de le rencontrer personnellement je connaissais de lui DÉMONS et CATÉGORIE 3.1. Ce sont deux pièces très fortes que j’aimais beaucoup. Elles me semblaient très claires et très conséquentes. J’ai vu CATÉGORIE 3.1., mis en scène par Thomas Ostermeier ( une des meilleures mises en scène de Thomas) et j’ai lu DÉMONS. J’ai rencontré Lars. C’est un homme très calme, très gentil dans le travail, très précis. Les répétitions ne sont jamais très longues, mais elles sont très concentrées. On discute peu (je n’aime pas trop discuter). On fait le travail sur le plateau. Comme en plus, ici, il s’agissait d’une création, j’ai disposé de la version quasi définitive très peu de temps avant le début des répétitions. Très vite, il lui est apparu que c’était un texte qui devait s’adresser au public et nous avons fait venir du public aux répétitions, deux semaines après le début du travail.
Bernard Debroux : Comment est Lars Norén metteur en scène ?
Anne Tismer : Travailler pour la première fois avec un metteur en scène, c’est à chaque fois une nouvelle expérience. Comme je l’ai dit, il est très gentil et très précis. J’ai appris avec lui à jouer en m’adressant au public. Ne pas avoir peur du public… Que faire lorsqu’on a peur du public… Et aussi surtout de ne pas faire trop de choses sur scène. En Allemagne, le jeu est très physique, expressif. Je pensais, comme il s’agissait d’un monologue, que je devais aussi avoir un jeu très « expansif ». Il m’a dit au contraire de faire de très petites choses, mais de manière très intense. Il avait confiance en moi et j’ai surmonté cette peur.
Bernard Debroux : T’avait-il vu jouer précédemment ?
Anne Tismer : Il m’avait vue dans NORA peu de temps auparavant. C’est Jean-Louis Colinet qui nous a présentés l’un à l’autre. Au départ Lars Norén voulait me faire jouer Médée… Mais je ne crois pas en l’histoire de Médée et je lui ai dit que je ne voulais pas jouer une femme… Comme je savais qu’il écrivait des pièces violentes, je lui ai demandé de pouvoir jouer un homme qui tue. On s’est écrit et c’est ensemble que nous avons décidé de monter LE 20 NOVEMBRE.
Bernard Debroux : Comme tu l’as dit, la forme du spectacle fait appel en permanence au public. Parfois de manière agressive, presque violente. Y a‑t-il eu des réactions du public très différentes selon les endroits où tu as joué ?
Anne Tismer : Oui, c’est toujours différent. Je leur pose des questions, je parle véritablement avec les gens. Après, on organise souvent des rencontres, des discussions. Souvent, on me dit : « J’avais peur. Je pensais qu’au théâtre, j’avais un rôle de spectateur qui regarde, tranquille, et là, il faut intervenir… Je me sens coupable, tu fais la même chose que ce que le monde a fait à ce jeune garçon… »


