Antoine Vitez : « Quand tout ça aura été fini, ouvrons une Académie à Bièvres »

Antoine Vitez : « Quand tout ça aura été fini, ouvrons une Académie à Bièvres »

Le 20 Juil 2008

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C’EST LA PHRASE avec laque­lle me répondait Antoine Vitez, une nuit, tard, lors d’une con­ver­sa­tion qui fai­sait suite à sa nom­i­na­tion dans la journée en tant qu’Administrateur de la Comédie-Française.
Et main­tenant que pour­rais-tu faire après le Français ?
Quand tout ça aura été fini, ouvrons une Académie à Bièvres.
L’enseignement lui sem­blait être infi­ni et il allait résis­ter, lui offrir son dernier ermitage. Phrase, on ne peut plus symp­to­ma­tique pour lui, un amoureux du futur antérieur : « quand tout ça aura été fini… », alors il y aura encore un sec­ours, un recours : la péd­a­gogie. Péd­a­gogie ni rat­tachée à une insti­tu­tion comme Jou­vet la pra­ti­qua, ni habitée par un pro­jet utopique comme Copeau l’envisagea en se reti­rant en Bour­gogne. Non, elle devait répon­dre à la devise qui défi­ait la fatigue car, il le savait, le bon­heur d’enseigner n’allait jamais s’éteindre. Enseign­er pour rester en vie, enseign­er pour sur­vivre « quand tout ça aura été fini ». Quand il allait dis­paraître de la scène, chez lui, à Bièvres, retiré, l’école devait être un ultime refuge, oasis pour de jeunes gens en quête d’ailleurs. L’école aura été pour Vitez son « arrière-pays »… et seule la tra­duc­tion pou­vait lui dis­put­er ce statut.
Un jour, Anne Del­bée racon­tait les débuts de Vitez à l’école Jacques Lecocq : un échec. Mais avant le con­stat, une ques­tion : com­ment expli­quer son recrute­ment alors que rien ne le légiti­mait dans une école privée où les choix hasardeux ne sont pas cou­tume et où Lecocq veil­lait à la rentabil­ité à même de garan­tir la péren­nité de son insti­tu­tion ? Vitez n’avait ni renom­mée artis­tique, ni pres­tige péd­a­gogique. Pourquoi donc ? Sans doute la rai­son provient d’une intu­ition, intu­ition d’une voca­tion. Lecocq l’a eue et a osé l’assumer en don­nant ain­si sa pre­mière chance à celui qui aura été le péd­a­gogue décisif de la scène française mod­erne. D’où prove­nait l’échec ? De l’audace péd­a­gogique. Vitez entendait ouvrir des voies nou­velles, trop escarpées pour l’époque : il était un défricheur prêt à pren­dre des risques incon­sid­érés, à brûler les mod­èles, à libér­er les élèves. Trop tôt sans doute… mais, à ses côtés, quelqu’un avait saisi la portée de l’enjeu. Le jeune homme qu’il était n’entendait pas se soumet­tre et, sans légitim­ité, il souhaitait tout per­turber. Vitez, un péd­a­gogue vision­naire !
Vitez avait subi l’emprise de deux péd­a­gogues. L’un, per­son­nel et fasci­nant, Louis Aragon, dont il fut proche, et l’autre, orig­i­nale et rad­i­cale, Tania Bal­a­cho­va. Elle lui a révélé le théâtre russe, théâtre dont la portée reste indis­so­cia­ble du tra­vail péd­a­gogique, elle exigeait le droit à la sub­jec­tiv­ité, à l’affirmation de soi grâce à des « exer­ci­ces scan­daleux » dont il préservera le goût toute sa vie. Mais Bal­a­cho­va lui trans­mit égale­ment cette con­fi­ance dans l’enseignement, non pas comme activ­ité sec­ondaire mais comme une forme de créa­tion à long terme, à com­bus­tion lente… et en même temps apte à fournir l’éclat de l’instant. Pour Bal­a­cho­va, la péd­a­gogie ne s’accompagne de nulle frus­tra­tion. Vitez ne l’oubliera jamais.
Antoine Vitez, dès ses débuts, non pas théâ­traux, mais lit­téraires et mondains, aimait se trou­ver dans la pos­ture de « l’homme qui sait » et éprou­vait du plaisir à prodiguer ce savoir qu’il n’entendait ni retenir, ni cap­i­talis­er. Il faut le redis­tribuer, con­stam­ment, pour for­mer, séduire, par­ler… Éric Rohmer n’eut-il pas le don d’identifier cette pos­ture « péd­a­gogique », non pas au sein d’une école, mais au cœur même de la ville lorsqu’il dis­tribua le jeune Vitez dans Ma nuit chez Maud pour jouer, juste­ment, son pro­pre rôle ?
Vitez n’a pas été ten­dre avec la droite, elle ne le lui par­don­nera pas, au point de l’ériger en adver­saire priv­ilégié. Il répu­di­ait tout com­pro­mis avec ses par­ti­sans — peu nom­breux dans les milieux qu’il fréquen­tait ! — Cette intran­sigeance était de notoriété publique. En dépit de cette répu­ta­tion, Pierre Aimé Touchard, dans le sil­lage de 68, le con­via à enseign­er au Con­ser­va­toire, tem­ple de la tra­di­tion dont il entendait assur­er la sauve­g­arde. Vitez aura été le Cheval de Troie qui bous­cu­la l’école immo­bile au point de sus­citer des engoue­ments et des tour­ments aupar­a­vant incon­nus par cette insti­tu­tion con­sen­suelle. Il suf­fit d’entendre Jany Gastal­di qui le décou­vrit alors et qui quit­ta la classe de Lise Dela­mare pour inté­gr­er les cours du péd­a­gogue fraîche­ment arrivé et qui, au Con­ser­va­toire, ressem­blait un peu à ce per­son­nage pasolin­ien qui lui était cher, le pro­tag­o­niste de Théorème dont tous les élèves se dis­putaient l’enseignement.
Mais, lui, en plein 68, n’entendait pas se réclamer d’un dis­posi­tif entière­ment organ­isé autour de la jeunesse ; bien au con­traire, d’emblée, mal­gré une dif­férence d’âge réduite, il adop­ta le rôle de pro­fesseur âgé. Lui qui affirme avoir fondé tout son tra­vail sur la jeunesse ne s’en récla­mait pas.
« Des artistes très jeunes se rassem­blent autour d’un plus vieux — plus vieux ou aîné » écrit-il. Et cette rela­tion du « faux vieux » par­mi les jeunes con­sti­tua l’assise dont il ne s’est jamais séparé. Elle lui était néces­saire, à lui qui avait débuté tard, pour asseoir son autorité et, en même temps, pour « faire le jeune » mal­gré l’âge… Il voulait être « maître sous une apparence non-direc­tive ». Le comble de l’élégance. Il se livra à ce jeu aux facettes innom­brables. Le jeu du maître indigne et des élèves affran­chis.

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Portrait de George Banu
Écrit par Georges Banu
Écrivain, essay­iste et uni­ver­si­taire, Georges Banu a pub­lié de nom­breux ouvrages sur le théâtre, dont récemment La porte...Plus d'info
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