Jacques Delcuvellerie — Transmettre « à contre courant »

Jacques Delcuvellerie — Transmettre « à contre courant »

Entretien réalisé par Bernard Debroux

Le 19 Juil 2008

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98
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BERNARD DEBROUX : Par­tant de l’idée que l’enseignement mod­erne du théâtre est con­comi­tant de la nais­sance de la mise en scène, peut-on con­cevoir la mise en scène comme l’acte de créer un acteur dif­férent ? Lié à cette pre­mière inter­ro­ga­tion, s’agit-il de créer un acteur pour soi ou un comé­di­en autonome ?

Jacques Del­cu­vel­lerie : Cette dernière par­tie de la ques­tion est plus à pos­er aux écoles qu’à la mise en scène. À savoir si l’école doit for­mer des comé­di­ens autonomes, c’est-à-dire capa­bles d’autonomie (pas une autonomie auto­proclamée). Autrement dit, des gens très infor­més, aus­si bien des tra­di­tions que de la créa­tion con­tem­po­raine et dont la for­ma­tion a ren­con­tré à dif­férents moments, sur le ter­rain de la pra­tique, des épreuves qui leur per­me­t­tent, plus tard, soit de se pli­er à des exi­gences dra­maturgiques très divers­es, soit d’affirmer leur pro­pre sin­gu­lar­ité, si pos­si­ble les deux. Voilà pour la ques­tion de l’école.
Pour la ques­tion de la mise en scène, est-ce qu’on se fait un acteur « à soi » et dans quelle mesure cela pos­tule-t-il un « nou­v­el » acteur ? Ce « nou­veau » fut-il défi­ni, comme le plus sou­vent, non pas comme un acteur du présent ou du futur, mais comme celui qui « retrou­verait » l’essence archaïque, et comme orig­inelle, de cet art.
Tout dépend du sérieux qu’on met, de la pro­fondeur qu’on con­fère au mot créa­tion. Si on est vrai­ment dans la créa­tion (c’est-à-dire avec l’effroi, comme dit Mil­li­er, de ce qu’est le sur­gisse­ment du nou­veau qu’on réus­sir­ait à faire advenir), alors, pour du nou­veau, il faut sans doute un nou­v­el acteur. C’est la rai­son pour laque­lle au moment où on veut un théâtre beau­coup plus en accord avec l’évolution de la société fin XIXᵉ — début XXᵉ, on voit sur­gir à la fois une nou­velle manière de faire du théâtre, je pense bien sûr au Théâtre d’Art de Stanislavs­ki comme sym­bole majeur, et une nou­velle for­ma­tion, une nou­velle péd­a­gogie.
Il n’y a d’ailleurs pas de péd­a­gogie intéres­sante de l’acteur qui n’ait été liée d’une manière ou d’une autre à l’accouchement de nou­velles dra­matur­gies (je par­le bien sûr d’un temps révolu où le terme « nou­veau » n’était pas totale­ment déval­ué et illégitime comme aujourd’hui).
Pour pou­voir jouer le théâtre de Brecht, comme il l’imaginait, comme il n’a cessé de le ré-imag­in­er, son point de vue sur la for­ma­tion et les capac­ités des acteurs a aus­si changé et c’est bien évidem­ment qu’il leur demandait des capac­ités et des moyens d’expression et des valeurs dif­férentes de celles aux­quelles ils étaient habitués dans le théâtre qu’il con­sid­érait comme aris­totéli­cien, bour­geois, etc. C’est égale­ment la même chose quand Gro­tows­ki a voulu con­fron­ter à un acte, un acte total qui tran­scende, dis­ait-il, Éros et Car­i­tas… Donc, une telle vio­lence d’ébranlement intérieur, qu’il fal­lait que l’acteur soit capa­ble d’un dévoile­ment intime, un être sans masque.
Mais, para­doxale­ment, pen­dant tout le temps où Gro­tows­ki a fait du théâtre, cet acteur saint devait emprunter quand même le chemin d’un per­son­nage, même si ce per­son­nage était réélaboré à par­tir de lui-même, dans un hiéro­glyphe indémêlable, comme le Prince de Cies­lak. On a eu tort de voir dans Gro­tows­ki ce qui a fasciné de prime abord : une richesse expres­sive à la palette beau­coup plus éten­due que d’ordinaire en Occi­dent (où l’on se con­tente vite de la présence en scène et de l’usage var­ié du lan­gage par­lé) pour le dot­er d’un corps nou­veau, de voix nou­velles. Or, en réal­ité, toute cette richesse expres­sive n’était qu’une ascèse pour l’acteur, afin d’arriver à cette espèce de sim­plic­ité, de dévoile­ment intime qui ébran­le au plus pro­fond le spec­ta­teur.
Pour attein­dre ce résul­tat, il fal­lait tout à fait un acteur nou­veau dont Richard Cies­lak est évidem­ment l’exemple le plus rare. Le rêve s’est peut-être incar­né une fois.
Presqu’à l’opposé, pour pou­voir jouer dans le style à la fois farcesque, semi-impro­visé, enrac­iné dans la tra­di­tion pop­u­laire, de cer­taines des meilleures pièces de Dario Fo, il faut aus­si un acteur qui ait un entraîne­ment et, au-delà de l’entraînement, des racines, ou qui tente de retrou­ver des racines qui ne sont pas sou­vent mis­es en jeu dans d’autres types de réper­toires. Rien à voir avec Piran­del­lo ou Ibsen, par exem­ple. On ne peut pas plus jouer Mis­tero Buf­fo que Le Prince Con­stant ou Mère Courage, sans que l’acteur ne se « refasse ».
La ques­tion est main­tenant : est-ce qu’on accouche encore du nou­veau ? c’est-à-dire de la créa­tion au sens de l’in-ouï. La posi­tion du Groupov depuis longtemps, c’est que ça n’advient plus, ni en lit­téra­ture, ni en musique, ni au théâtre. On a le post-mod­ernisme avec tous les mix­ages pos­si­bles et imag­in­ables, mais il n’advient pas de l’in-ouï. Par con­séquent, on peut se con­tenter des acteurs avec ce qu’ils savent faire, ce qui fait que, au-delà du réper­toire, au-delà de ce qui se dit, qui est mis en jeu sur le plateau, le plus sou­vent, ce qu’on voit, c’est la réitéra­tion lourde ou légère, naïve ou insignifi­ante, séduisante ou las­sante, voire bril­lante et sincère, du déjà-vu. Sur le plan de l’ébranlement théâ­tral, sur le plan du lan­gage théâ­tral, la réitéra­tion de choses déjà depuis longtemps explorées.
Je peux pren­dre des exem­ples au-delà de mes préférences per­son­nelles et de ce qui a pu avoir un rôle direct sur mon tra­jet. Prenons Robert Wil­son. Dans les pre­miers spec­ta­cles de Wil­son, il y a Christo­pher Knowles, qu’on ne peut pas appel­er un acteur ; il y a Lucin­da Childs, il y a Sher­ryl Sut­ton, il y a des gens qui, dans ces expéri­ences, ne sont pas stricte­ment des acteurs. Parce qu’on déplace et on ébran­le le car­ac­tère tra­di­tion­nel de la représen­ta­tion, quelque chose de fort et d’indéfinissable naît. Naturelle­ment tout ça se fige à un moment don­né. On passe de la magie au maniérisme, parce que ce qui seul ébran­le pro­fondé­ment, c’est le « nais­sant », l’espace « nais­sant », le signe « nais­sant », parce qu’il naît à la sur­prise même de ses géni­teurs, avant la maîtrise, dans le mou­ve­ment d’invention oblig­ée d’une maîtrise incer­taine…
Lorsque, après Kana­mi Kiy­ot­sugu, son fils Zea­mi, après une longue mat­u­ra­tion, fusionne dif­férentes formes d’expressions tra­di­tion­nelles japon­ais­es pour créer le Nô, on est devant l’accouchement d’un nou­v­el acteur. Et après, pen­dant des siè­cles, on essaye de main­tenir vivante, dans une tra­di­tion, une chose qui a été inven­tée à la recherche de sa maîtrise dans l’incertitude même de sa nais­sance. Est-ce que la fleur dont par­le Zea­mi en décrivant le tra­jet indi­vidu­el d’un acteur peut à nou­veau s’épanouir sur des siè­cles, dans le main­tien d’une tra­di­tion ? Ques­tion très com­plexe.
Si on redescend d’un étage et qu’on prend la créa­tion dans un sens plus restreint, c’est-à-dire : on monte une nou­velle pièce, on fait une nou­velle « créa­tion » à par­tir d’un thème con­tem­po­rain ; peut-être alors n’a‑t-on pas besoin d’un acteur « nou­veau » au sens où Cies­lak aurait été nou­veau par rap­port à Louis Jou­vet, mais on a besoin d’un chemin nou­veau. Si la créa­tion a une haute sin­gu­lar­ité, sans doute faut-il suiv­re, pour accouch­er de la théâ­tral­ité de cette créa­tion avec des acteurs, entre autres, un proces­sus de ges­ta­tion de cette créa­tion qui soit lui-même sin­guli­er, qui décale l’acteur par rap­port à son proces­sus habituel.
Si je retourne à ma pro­pre expéri­ence, les créa­tions sig­ni­fica­tives du Groupov ont suivi des chemins, des méthodolo­gies qui com­mençaient d’ailleurs sou­vent par ce que nous appe­lions des opéra­tions de décalage. Elles se sont inven­tées chaque fois un proces­sus spé­ci­fique qui n’est en aucune manière celui qui veut qu’on dis­pose d’un texte, qu’on se laisse émou­voir et inter­roger par lui, qu’à par­tir de là on se ren­seigne par de la doc­u­men­ta­tion, qu’on ques­tionne la dra­maturgie, qu’on fasse des voy­ages, des ren­con­tres, etc., et puis qu’on com­mence à expéri­menter en répéti­tions notre pre­mière lec­ture élaborée de la pièce et qu’on passe ain­si pro­gres­sive­ment vers la représen­ta­tion.
Non. Avec ce chemin clas­sique, vous avez une théâ­tral­ité et en par­ti­c­uli­er un jeu de l’acteur « clas­sique », quel que soit le con­tenu. Brook, entre autres, rap­pelait déjà cela dans L’Espace vide. Cela ne veut pas dire que le résul­tat sera inin­téres­sant ou inadéquat à son objet. On n’est sim­ple­ment pas sur la voie de l’in-ouï, la recherche fût-elle mal­adroite ou naïve. L’important est qu’il faut penser et expéri­menter ces chemins. L’académisme, le théâtre clé sur porte, c’est un non-chemin, et le « hap­pen­ing » pur aus­si. Pas de chemin, c’est recon­duire des clichés. Un dernier clas­sique, un siè­cle né clas­sique.
Mais les créa­tions les plus trou­blantes de ces dernières années, dans le monde, ont suivi d’autres chemins. Chemins, chaque fois, non seule­ment par­ti­c­uliers au créa­teur et à l’équipe qui les a portés, mais sans doute dif­férents aus­si selon les spec­ta­cles et les créa­tions.

B. D.: Reprenant une dis­tinc­tion pro­posée par Georges Banu, on peut con­cevoir dans la péd­a­gogie du théâtre une pre­mière caté­gorie qui serait la péd­a­gogie frontal­ière : à par­tir de Stanislavs­ki se créent des ate­liers, des lab­o­ra­toires, des stu­dios qui se trou­vent à la fron­tière du spec­ta­cle pro­pre­ment dit, où la for­ma­tion se développe en amont de la représen­ta­tion. La sec­onde caté­gorie, qu’il appelle une péd­a­gogie de l’intérieur (Brook, Mnouchkine, Gro­tows­ki) se développe totale­ment en fonc­tion du spec­ta­cle à créer, le théâtre est pen­sé comme un site péd­a­gogique en lui-même. Com­ment le Groupov se situe-t-il par rap­port à ces deux démarch­es ? Il me sem­ble que dans cer­taines expéri­ences, le tra­vail qui est mené au départ sem­ble loin de ce qui va advenir…

J. D.: Si on par­le du Stanislavs­ki « frontal­ier », on se trou­ve effec­tive­ment dans un lieu étrange, à mi-chemin entre l’école et le théâtre : les dif­férents stu­dios à car­ac­tère plus expéri­men­tal qu’il a ani­més ou qu’il a lais­sé s’autonomiser plus ou moins. Il est quand même le maître d’école le plus rigoureux et le plus ouvert du XXᵉ siè­cle. Après, de « l’intérieur », Brook, Mnouchkine, Gro­tows­ki dévelop­pent une for­ma­tion de l’acteur directe­ment en vue de la créa­tion, c’est-à-dire : « com­ment se ren­dre capa­ble de quoi » ; voire, comme au Groupov du début : « com­ment se ren­dre capa­ble de ce qu’on ne sait pas qu’on sait » ?
Au Groupov, je me sou­viens de Trash (a lone­ly PRAYER), 1992, où il s’agissait de com­ment nous ren­dre capa­bles de porter une parole de femme, obscène, furieuse et en même temps poli­tique. Spec­ta­cle de femme écrit prin­ci­pale­ment par une femme. Quel type de décalage, de proces­sus, de méth­ode faut-il inven­ter pour pou­voir porter ça, pour pou­voir habiter cette langue ? Nous avons inven­té des décalages très par­ti­c­uliers. Et c’est évidem­ment com­plète­ment dif­férent si on tra­vaille sur le géno­cide comme dans Rwan­da 94 où il y a par moments des formes lim­ites de la représen­ta­tion, avec le témoignage de quelqu’un qui n’est pas acteur, avec une can­tate, une con­férence…
« Com­ment se ren­dre capa­ble de quoi » est bien l’objectif des répéti­tions. Sauf que le mot répéti­tion est inap­pro­prié pen­dant longtemps dans une véri­ta­ble créa­tion, puisqu’il s’agit en même temps d’accoucher et d’apprendre, de décou­vrir et de trac­er un chemin. Dans l’idéal même : d’entrer dans un ter­ri­toire incon­nu dont on ne sait pas com­ment ça fonc­tionne, ce qu’il nous réserve. Ça a com­mencé dès le début, puisque les tout pre­miers travaux du Groupov étaient basés sur ce que nous appe­lions les « écri­t­ures automa­tiques d’acteurs », c’est-à-dire : com­ment accouch­er de ce qu’on ne sait pas qu’on sait ? Com­ment appren­dre à sur­vivre d’une manière expres­sive à quelque chose dont on est soi-même, lit­térale­ment, stupé­fait ? Ce que j’appelle chevauch­er le tigre. Là où il y a un dan­ger, ce qui fait la valeur ici / main­tenant de l’acte en scène. C’est très loin de ce qu’on appelle la répéti­tion au sens clas­sique.
Ce qui fait que quand on par­le de trans­mis­sion, on devrait plutôt par­ler d’exemple, de mod­èle, d’incitation, car ce qu’on peut trans­met­tre dans une démarche de ce type, c’est pré­cisé­ment cette atti­tude et les formes que prend cette atti­tude selon les défis qu’on se pose. J’ai à un moment tel défi et je l’ai ren­con­tré de telle manière. Mais on ne peut pas léguer en tant que tels des exer­ci­ces car ils seront inap­pro­priés à ce que la per­son­ne qui voudrait s’en empar­er doit inven­ter elle-même.
D’un autre côté, à l’école, je crois très fort aujourd’hui à l’inverse, à la néces­sité de trans­met­tre au sens presque sco­laire du terme, car c’est une forme de résis­tance à la marchan­di­s­a­tion, la réi­fi­ca­tion, la spec­tac­u­lar­i­sa­tion général­isées qui sont basées, pour l’acteur, sur la vente d’une image de soi — à peine mod­i­fiée — on lui demande de « rester lui-même », avant tout. C’est, pour nous, à l’école, une forme de résis­tance et en même temps une con­di­tion pour une créa­tion authen­tique que d’être très infor­mé de ce qui nous a précédé et de ce qui nous entoure. Pas seule­ment par une con­nais­sance indi­recte, par exem­ple par un excel­lent pro­fesseur d’histoire du théâtre qui vous mon­tre des vidéos, qui vous com­mente Pina Bausch aus­si bien que les bal­lets russ­es et qui va de Mey­er­hold à Castel­luc­ci. Non, il faut aus­si organ­is­er des épreuves, des con­fronta­tions pra­tiques avec tout ça.
Je crois qu’il est néces­saire qu’un jeune acteur, un jeune met­teur en scène qui veut aujourd’hui définir sa pro­pre parole, son pro­pre « être-en-scène » doive avoir ren­con­tré un jour les grandes exi­gences du grand style ver­si­fié, trag­ique, et à un autre moment le jeu dialec­tique, mesuré, réservé, calme et sig­nifi­ant, brechtien. Toute cette pra­tique du ges­tus, etc. C’est impor­tant d’en faire soi-même l’expérience avec une forme de guid­ance pour décou­vrir physique­ment et men­tale­ment ce que ça exige de vous.
C’est donc une forme de résis­tance parce que l’art de l’acteur est tout le temps anni­hilé dans des formes de représen­ta­tion de plus en plus proches du quo­ti­di­en et que ce sont des dimen­sions entières non seule­ment du passé mais de l’homme qui s’effritent et qui le dimin­u­ent.
Je relis pour l’instant l’autobiographie de Müller, Guerre sans bataille, qui doit être de l’hébreu et du chi­nois pour les jeunes généra­tions. Qu’a sig­nifié l’Allemagne de l’Est, le par­ti, les guer­res, là-dedans, com­ment se fray­er sa pro­pre voie, com­ment accouch­er de sa pro­pre écri­t­ure de représen­ta­tion authen­tique ? Voilà des ques­tions très spé­ci­fiques à une tranche d’histoire dans un espace européen par­ti­c­uli­er. Mais elles ont aus­si une valeur plus générale. Une des choses qui m’a frap­pé le plus en le lisant aujourd’hui, c’est son insis­tance presque dés­espérée sur la dis­pari­tion du trag­ique, le refus du trag­ique dans la société con­tem­po­raine. L’accent mis partout sur l’ironie, voire le cynisme quand ce n’est pas la blague de potache. Il dit que son théâtre n’est pas du tout ironique. La plu­part des mis­es en scène qu’il n’a pas assumées lui-même, il pense qu’elles l’ont effacé en esthéti­sant cette dimen­sion trag­ique. Retrou­ver ce qu’est le sens du trag­ique, et ce que sont les formes d’expression du trag­ique qui sont de grandes formes, comme, par exem­ple, dans la tragédie française, l’alexandrin, avec une musi­cal­ité habitée, pas une musi­cal­ité formelle, et qui pour­tant répond à des règles pré­cis­es, qu’un jeune acteur retrou­ve ça, com­prenne ce que ça demande de lui au niveau vocal, men­tal, au niveau de la sol­lic­i­ta­tion (à tra­vers une par­ti­tion gestuelle, vocale) de l’inconscient jusqu’à une pro­fondeur qu’il ne soupçon­nait pas, cela me paraît une expéri­ence de résis­tance con­tre la déshu­man­i­sa­tion ambiante et con­tre un style hégé­monique aujourd’hui du « naturel » et du quo­ti­di­en, qui banalise tout, même si on dit des hor­reurs ou si on simule des choses soi-dis­ant vio­lentes.
Je me sou­viens d’une adap­ta­tion d’Andro­maque vue en Avi­gnon, il y a quelques années, avec des répliques comme « Oreste, vous êtes un enculé ! » Oreste : « Je suis un sol­dat ». Gros rires dans les gradins. Tout le monde est ras­suré, on est « post-mod­erne » (Jar­ry est loin) et on sait que rien ne vien­dra vous per­turber réelle­ment. Ouf ! tri­om­phe…
Je pense que si nous avions quelque chose à trans­met­tre, c’est : à con­tre-courant. Qu’est-ce que c’est le trag­ique ? Qu’est-ce que c’est représen­ter de l’Autre ? Toute cette prob­lé­ma­tique du per­son­nage sans laque­lle Stanislavs­ki est com­plète­ment super­flu et incom­préhen­si­ble.
Le comé­di­en aujourd’hui, dans les écoles, est de moins en moins entraîné à toute cette chose extrême­ment com­plexe : penser dans la tête d’un autre, être dans la tête et le corps et les pul­sions et la langue d’un autre, avec ses pro­pres moyens, son pro­pre corps, son pro­pre imag­i­naire. Générale­ment, non seule­ment on s’arrange de lui tel qu’il est, comme au ciné­ma, mais on lui apprend que cet « Autre » n’existe pas (quelle décou­verte !), et qu’il n’a donc en rien à entr­er dans cet enfer de dou­ble bind qui est l’essence même de son art. Non, « sois toi-même ! » lui dit-on, ce soi-même étant don­né d’avance.
L’art du comé­di­en se réduit désor­mais le plus sou­vent à ce que j’appelle l’être du cast­ing. On lui apprend à aimer de lui ce qu’il dégage, tout en lui met­tant les paroles de Mari­vaux, de Corneille ou de Shake­speare dans la bouche. On trou­ve com­plète­ment idiot, ringard, super­flu, l’idée qu’une fig­u­ra­tion imag­i­naire qui s’appelle le per­son­nage et qui naturelle­ment n’a pas d’existence intan­gi­ble, per­pétuelle, mais qui est une stim­u­la­tion résis­tante, soit néces­saire au tra­vail de sa créa­tion. Ce renon­ce­ment nar­cis­sique est une chose ter­ri­ble qui rabaisse l’art de l’acteur au real­i­ty show. Mais ce n’est pas ça jouer, au théâtre, où on doit faire enten­dre la parole et fig­ur­er l’incarnation du mort et des morts. Je fais enten­dre dans mon corps vivant, si c’est Eschyle, une parole de plusieurs mil­liers d’années. Tenir compte de cet écart, tout en sachant qu’on ne pour­ra pas le combler, mais faire des pas au-dessus de cet abîme, donc, au moins, avoir con­science de cet abîme, c’est devoir exiger de soi beau­coup plus que de venir avec son charme naturel en train de par­ler avec « naturel » (l’horreur !) un poème avec lequel on n’a a pri­ori vrai­ment plus rien à voir au pre­mier degré, et faire « comme si c’était proche » et que ça ne me demandait pas quelque chose qui est un pro­fond remod­e­lage de mon être-en-scène.
C’est une des raisons pour lesquelles je suis devenu main­tenant un farouche par­ti­san, pour cer­taines pra­tiques, de la copie intel­li­gente. Com­pren­dre pourquoi tout le monde a voulu s’éloigner du Berlin­er de la grande époque en dis­ant : c’est le musée. Alors que le musée est aujourd’hui très intéres­sant, il est à con­tre-courant. Faire l’effort de met­tre ses pas dans les pas d’un autre et voir en quoi on est dif­férent, en quoi on peut appren­dre en ne met­tant pas en avant cette dif­férence pour jus­ti­fi­er qu’on est plus capa­ble de représen­ter ce qui est exigé par tel ou tel type de théâtre, que ce soit Brecht, le trag­ique ou la comédie farcesque, c’est entr­er dans le proces­sus de déshu­man­i­sa­tion, de niv­elle­ment, de cynisme et de caboti­nage dom­i­nants. Dans le tra­vail avec l’acteur pour une créa­tion, dans un tra­vail de for­ma­tion, il est essen­tiel de mesur­er la dis­tance qu’il y a entre nous et les œuvres, y com­pris quand c’est une œuvre qu’on porte en soi, et de mesur­er tout ce qu’on doit chang­er en soi pour avoir le droit de mon­ter sur scène.

B. D.: Une autre dis­tinc­tion que pro­pose Georges Banu est celle de la péd­a­gogie proces­sus et son aux­il­i­aire, le temps, indis­pens­able de la for­ma­tion, et la péd­a­gogie événe­ment. Dans la péd­a­gogie proces­sus, on est dans l’évolution, dans l’intime, alors que dans la péd­a­gogie événe­ment, on fait plus con­fi­ance à un désir, à un éblouisse­ment, à une ren­con­tre inhab­ituelle, à un décalage.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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