L’Institut d’Études théâtrales appliquées de Giessen, où Heiner Goebbels est professeur titulaire depuis 1999, occupe, du point de vue de la formation à la mise en scène, une position aussi originale en Allemagne que méconnue dans le reste de l’Europe. En sont sortis des artistes comme René Pollesch ou le collectif Rimini Protokoll, associés à ce qu’on appelle communément le théâtre postdramatique. Or, c’est précisément Hans-Thies Lehmann qui les a accompagnés dans cet apparent grand écart entre l’enseignement théorique universitaire et les ateliers pratiques, animés par des artistes comme Robert Wilson ou Heiner Müller, repoussant les limites de l’institution académique en plein cœur de la province allemande.
Romain Jobez : Vous avez été, avec Andrzej Wirth, une des forces motrices de la phase de fondation de l’Institut d’Études Théâtrales appliquées de Giessen. Quels étaient les principes qui ont guidé la mise en place d’un tel type d’études ?
Hans-Thies Lehmann : Les bases et le cadre de ce cursus ont été définis par des anglicistes et des américanistes de Giessen avec l’idée de prendre pour modèle les Drama Departments américains, donc avant tout une relation étroite à la pratique. Mais après la nomination d’Andrzej Wirth à Giessen, les choses prirent un tout autre aspect que celui qu’ils avaient imaginé : tout était plus ouvert, plus créatif et plus provocant à l’égard des conceptions habituelles du théâtre. Je suis arrivé à peu près un an plus tard en plein dans la phase de constitution la plus difficile de l’Institut, et le but le plus important était sans doute de ne pas réduire l’étude du théâtre à son sens le plus strict mais de le concevoir comme un lieu ouvert à tous les médias et tous les arts. Cela voulait dire aussi qu’il fallait développer la créativité, le sens de l’expérimentation et la conception de formes complètement différentes de ce qui se faisait habituellement au théâtre. C’était le rôle très important attribué aux « projets scéniques », qui étaient des travaux artistiques mais aussi des petits projets expérimentaux.
Mais le principe le plus important était probablement de ne pas conduire les étudiants à un « succès » le plus rapide possible dans les structures théâtrales existantes, mais au contraire de leur laisser trouver leur propre tonalité, leur propre langue, leur propre forme d’expression.
Il y avait, en lien avec cet aspect artistique, une formation théorique grâce aux « modules d’enseignement » et à l’offre théorique de l’Institut. J’avais plutôt lu Derrida, Kristeva, Bataille et Foucault et beaucoup travaillé sur Heiner Müller, alors que l’arrière-plan théorique d’Andrzej était la performance theory ainsi que l’école polonaise de la philosophie analytique, en plus de ses liens d’amitié avec des hommes et femmes de théâtre de tous les pays. Je pense que l’esprit de liberté et d’urbanité cosmopolite incarné par Andrzej et ma modeste contribution ont peut-être été les « principes » les plus importants de Giessen à l’époque où j’y étais, entre 1982 et 1988.
R. J.: L’Institut d’Études théâtrales appliquées de Giessen a été un jour accusé par un critique allemand d’être « un des tous premiers lieux où s’était forgé le malheur du théâtre allemand ». Il n’y a rien à dire sur le fond à propos de ce qualificatif moqueur. Mais dans quelle mesure former de jeunes artistes est-ce aussi les « forger » ?
H.-T. L.: On peut être d’avis très différents à ce sujet. Je crois que s’il y a eu une « école de Giessen », c’était une école où l’on apprenait à refuser de se laisser trop forger. On discutait d’idées du théâtre qui étaient plutôt en porte-à-faux avec l’institution, et Andrzej Wirth, en faisant venir des artistes comme Wilson ou Foreman, y contribuait de façon très importante. Et l’on travaillait également sur des théories qui, en tout cas à l’époque, représentaient une critique des formes de travail et de pensée universitaires. Les projets théâtraux qui en sont sortis étaient extraordinairement divers, comme ceux d’Helena Waidmann, René Pollesch, Tim Staffel, Susanne Winnacker ou encore Sergio Morabito, pour citer quelques noms qui ne sont peut-être reliés les uns aux autres que par le même esprit de liberté qui régnait alors à l’Institut. Je crois moins à une « école de Giessen » à l’esthétique précisément définie qu’à un champ et à un potentiel de liberté, qui dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix correspondaient à un paysage théâtral où pouvaient s’établir plus facilement qu’aujourd’hui des formes de travail non-conformistes. Aujourd’hui, l’incroyable pression commerciale empêche plutôt cela.
Pour ce qui est de la pointe du critique Stadelmeyer, c’est plus un calembour qu’une remarque objective ; elle ne fait que refléter le fait qu’émanaient et émanent encore de Giessen des impulsions qui remettent en cause l’esthétique, les modes de travail et les façons de penser qui prédominent dans de nombreux théâtres municipaux allemands. Ces impulsions n’auraient pas eu l’effet escompté si des changements n’avaient pas été nécessaires.
R. J.: Une des caractéristiques de la formation à Giessen a été depuis le début la mise en place de chaires de professeurs invités, choisis parmi des artistes renommés, par exemple Heiner Müller ou Robert Wilson. Comment le choix était-il fait ?
H.-T. L.: Si je me souviens bien, Robert Wilson est bien venu à Giessen mais n’a pas été, du moins à mon époque, c’est-à-dire jusqu’en 1988, professeur invité. Mais il y a eu un grand nombre de professeurs invités, la plupart du temps par Andrzej Wirth, et parfois de concert avec moi. L’idée de ces chaires temporaires était que les étudiants soient confrontés à des gens de théâtre très différents mais surtout très novateurs et très énergiques, et auprès desquels on apprenait moins un art au sens étroit du terme qu’une façon d’ouvrir l’horizon sur une « réinvention » constante et sans préjugés du théâtre. Je me souviens du travail sur Hamlet Machine que Müller avait fait avec les étudiants et qui avait tourné à Berlin et ailleurs. Les étudiants étaient impliqués dans le jeu en tant qu’êtres humains réels, qui s’appelaient, par exemple, dans le spectacle par leurs propres noms.
R. J.: Comment peut-on se représenter concrètement le travail d’un professeur invité à l’Institut ?
H.-T. L.: La règle était que les professeurs invités travaillent avec les étudiants à un projet scénique, mais ils maintenaient en plus le contact avec eux par des discussions très intensives.
R. J.: Des metteurs en scène français comme Michel Deutsch ou Jean Jourdheuil ont aussi été invités à Giessen. Qu’est-ce que leur point de vue spécifique a apporté aux étudiants ?
H.-T. L.: J’étais présent lors de la venue de Jourdheuil, qui est un ami depuis des lustres et avec qui j’ai continué de travailler régulièrement après mon temps à Giessen. Jourdheuil incarne pour moi le type de l’« intellectuel de théâtre » comme on en rencontre rarement en Allemagne. Il a réalisé des travaux de théâtre merveilleusement intelligents et en même temps structurés, si l’on peut dire, comme des « essais », mais c’est aussi un penseur politique original dont on apprend beaucoup par ses réflexions sur les mécanismes de pouvoir, comme ils sont aussi à l’œuvre au théâtre. En outre, Jourdheuil a un point de vue sur Müller et la question allemande que j’apprécie énormément et un sens de l’humour noir tout à fait apparenté à celui de Müller.
R. J.: Une des caractéristiques de Giessen est aussi que l’Institut a une position plutôt périphérique dans l’espace culturel germanique par rapport à des centres de formation classiques à la mise en scène comme Vienne, Munich ou Berlin. Quels sont les avantages et inconvénients liés à cette situation ?
H.-T. L.: Toute une série de metteurs en scène très intéressants sont issus de Giessen, mais Giessen n’est pas en soi une école de mise en scène. Voilà qui devrait donner à penser. Peut-être est-il important pour de futurs artistes de théâtre d’avoir un lieu où ils peuvent se former ou continuer leur formation sans étudier la mise en scène en tant que telle. Je vois là un avenir pour des instituts d’Études théâtrales de ce type. Le danger qu’il fallait à l’époque, de temps en temps, combattre à Giessen était l’idée un peu présomptueuse que c’était seulement là qu’étaient faites des choses dignes d’être sérieusement discutées. Le principal avantage de la distance par rapport aux institutions théâtrales est cependant que c’est, si l’on peut dire, plus facile dans une sorte d’« espace préservé » de continuer quelque chose de nouveau après des débuts difficiles.
R. J.: De nombreux anciens de Giessen, alors qu’ils étaient encore étudiants, ont monté leurs premiers projets et les ont présentés dans des festivals où ils ont commencé à se faire une réputation. Ce phénomène était vu de manière bienveillante par les enseignants ou, du moins, ils ne cherchaient pas à l’empêcher. Mais une entrée précoce dans la carrière auprès du public ne risque-t-elle pas d’en compromettre la suite ?

