L’école de théâtre de Giessen — Un champ et un potentiel de liberté

L’école de théâtre de Giessen — Un champ et un potentiel de liberté

Entretien avec Hans-Thies Lehmann réalisé par Romain Jobez

Le 17 Juil 2008

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L’Institut d’Études théâ­trales appliquées de Giessen, où Hein­er Goebbels est pro­fesseur tit­u­laire depuis 1999, occupe, du point de vue de la for­ma­tion à la mise en scène, une posi­tion aus­si orig­i­nale en Alle­magne que mécon­nue dans le reste de l’Europe. En sont sor­tis des artistes comme René Pollesch ou le col­lec­tif Rim­i­ni Pro­tokoll, asso­ciés à ce qu’on appelle com­muné­ment le théâtre post­dra­ma­tique. Or, c’est pré­cisé­ment Hans-Thies Lehmann qui les a accom­pa­g­nés dans cet appar­ent grand écart entre l’enseignement théorique uni­ver­si­taire et les ate­liers pra­tiques, ani­més par des artistes comme Robert Wil­son ou Hein­er Müller, repous­sant les lim­ites de l’institution académique en plein cœur de la province alle­mande.

Romain Jobez : Vous avez été, avec Andrzej Wirth, une des forces motri­ces de la phase de fon­da­tion de l’Institut d’Études Théâ­trales appliquées de Giessen. Quels étaient les principes qui ont guidé la mise en place d’un tel type d’études ?

Hans-Thies Lehmann : Les bases et le cadre de ce cur­sus ont été défi­nis par des angli­cistes et des améri­can­istes de Giessen avec l’idée de pren­dre pour mod­èle les Dra­ma Depart­ments améri­cains, donc avant tout une rela­tion étroite à la pra­tique. Mais après la nom­i­na­tion d’Andrzej Wirth à Giessen, les choses prirent un tout autre aspect que celui qu’ils avaient imag­iné : tout était plus ouvert, plus créatif et plus provo­cant à l’égard des con­cep­tions habituelles du théâtre. Je suis arrivé à peu près un an plus tard en plein dans la phase de con­sti­tu­tion la plus dif­fi­cile de l’Institut, et le but le plus impor­tant était sans doute de ne pas réduire l’étude du théâtre à son sens le plus strict mais de le con­cevoir comme un lieu ouvert à tous les médias et tous les arts. Cela voulait dire aus­si qu’il fal­lait dévelop­per la créa­tiv­ité, le sens de l’expérimentation et la con­cep­tion de formes com­plète­ment dif­férentes de ce qui se fai­sait habituelle­ment au théâtre. C’était le rôle très impor­tant attribué aux « pro­jets scéniques », qui étaient des travaux artis­tiques mais aus­si des petits pro­jets expéri­men­taux.
Mais le principe le plus impor­tant était prob­a­ble­ment de ne pas con­duire les étu­di­ants à un « suc­cès » le plus rapi­de pos­si­ble dans les struc­tures théâ­trales exis­tantes, mais au con­traire de leur laiss­er trou­ver leur pro­pre tonal­ité, leur pro­pre langue, leur pro­pre forme d’expression.
Il y avait, en lien avec cet aspect artis­tique, une for­ma­tion théorique grâce aux « mod­ules d’enseignement » et à l’offre théorique de l’Institut. J’avais plutôt lu Der­ri­da, Kris­te­va, Bataille et Fou­cault et beau­coup tra­vail­lé sur Hein­er Müller, alors que l’arrière-plan théorique d’Andrzej était la per­for­mance the­o­ry ain­si que l’école polon­aise de la philoso­phie ana­ly­tique, en plus de ses liens d’amitié avec des hommes et femmes de théâtre de tous les pays. Je pense que l’esprit de lib­erté et d’urbanité cos­mopo­lite incar­né par Andrzej et ma mod­este con­tri­bu­tion ont peut-être été les « principes » les plus impor­tants de Giessen à l’époque où j’y étais, entre 1982 et 1988.

R. J.: L’Institut d’Études théâ­trales appliquées de Giessen a été un jour accusé par un cri­tique alle­mand d’être « un des tous pre­miers lieux où s’était forgé le mal­heur du théâtre alle­mand ». Il n’y a rien à dire sur le fond à pro­pos de ce qual­i­fi­catif moqueur. Mais dans quelle mesure for­mer de jeunes artistes est-ce aus­si les « forg­er » ?

H.-T. L.: On peut être d’avis très dif­férents à ce sujet. Je crois que s’il y a eu une « école de Giessen », c’était une école où l’on appre­nait à refuser de se laiss­er trop forg­er. On dis­cu­tait d’idées du théâtre qui étaient plutôt en porte-à-faux avec l’institution, et Andrzej Wirth, en faisant venir des artistes comme Wil­son ou Fore­man, y con­tribuait de façon très impor­tante. Et l’on tra­vail­lait égale­ment sur des théories qui, en tout cas à l’époque, représen­taient une cri­tique des formes de tra­vail et de pen­sée uni­ver­si­taires. Les pro­jets théâ­traux qui en sont sor­tis étaient extra­or­di­naire­ment divers, comme ceux d’Helena Waid­mann, René Pollesch, Tim Staffel, Susanne Win­nack­er ou encore Ser­gio Mora­bito, pour citer quelques noms qui ne sont peut-être reliés les uns aux autres que par le même esprit de lib­erté qui rég­nait alors à l’Institut. Je crois moins à une « école de Giessen » à l’esthétique pré­cisé­ment définie qu’à un champ et à un poten­tiel de lib­erté, qui dans les années qua­tre-vingt et qua­tre-vingt-dix cor­re­spondaient à un paysage théâ­tral où pou­vaient s’établir plus facile­ment qu’aujourd’hui des formes de tra­vail non-con­formistes. Aujourd’hui, l’incroyable pres­sion com­mer­ciale empêche plutôt cela.
Pour ce qui est de la pointe du cri­tique Stadelmey­er, c’est plus un calem­bour qu’une remar­que objec­tive ; elle ne fait que refléter le fait qu’émanaient et éma­nent encore de Giessen des impul­sions qui remet­tent en cause l’esthétique, les modes de tra­vail et les façons de penser qui pré­domi­nent dans de nom­breux théâtres munic­i­paux alle­mands. Ces impul­sions n’auraient pas eu l’effet escomp­té si des change­ments n’avaient pas été néces­saires.

R. J.: Une des car­ac­téris­tiques de la for­ma­tion à Giessen a été depuis le début la mise en place de chaires de pro­fesseurs invités, choi­sis par­mi des artistes renom­més, par exem­ple Hein­er Müller ou Robert Wil­son. Com­ment le choix était-il fait ?

H.-T. L.: Si je me sou­viens bien, Robert Wil­son est bien venu à Giessen mais n’a pas été, du moins à mon époque, c’est-à-dire jusqu’en 1988, pro­fesseur invité. Mais il y a eu un grand nom­bre de pro­fesseurs invités, la plu­part du temps par Andrzej Wirth, et par­fois de con­cert avec moi. L’idée de ces chaires tem­po­raires était que les étu­di­ants soient con­fron­tés à des gens de théâtre très dif­férents mais surtout très nova­teurs et très énergiques, et auprès desquels on appre­nait moins un art au sens étroit du terme qu’une façon d’ouvrir l’horizon sur une « réin­ven­tion » con­stante et sans préjugés du théâtre. Je me sou­viens du tra­vail sur Ham­let Machine que Müller avait fait avec les étu­di­ants et qui avait tourné à Berlin et ailleurs. Les étu­di­ants étaient impliqués dans le jeu en tant qu’êtres humains réels, qui s’appelaient, par exem­ple, dans le spec­ta­cle par leurs pro­pres noms.

R. J.: Com­ment peut-on se représen­ter con­crète­ment le tra­vail d’un pro­fesseur invité à l’Institut ?

H.-T. L.: La règle était que les pro­fesseurs invités tra­vail­lent avec les étu­di­ants à un pro­jet scénique, mais ils main­te­naient en plus le con­tact avec eux par des dis­cus­sions très inten­sives.

R. J.: Des met­teurs en scène français comme Michel Deutsch ou Jean Jour­d­heuil ont aus­si été invités à Giessen. Qu’est-ce que leur point de vue spé­ci­fique a apporté aux étu­di­ants ?

H.-T. L.: J’étais présent lors de la venue de Jour­d­heuil, qui est un ami depuis des lus­tres et avec qui j’ai con­tin­ué de tra­vailler régulière­ment après mon temps à Giessen. Jour­d­heuil incar­ne pour moi le type de l’« intel­lectuel de théâtre » comme on en ren­con­tre rarement en Alle­magne. Il a réal­isé des travaux de théâtre mer­veilleuse­ment intel­li­gents et en même temps struc­turés, si l’on peut dire, comme des « essais », mais c’est aus­si un penseur poli­tique orig­i­nal dont on apprend beau­coup par ses réflex­ions sur les mécan­ismes de pou­voir, comme ils sont aus­si à l’œuvre au théâtre. En out­re, Jour­d­heuil a un point de vue sur Müller et la ques­tion alle­mande que j’apprécie énor­mé­ment et un sens de l’humour noir tout à fait appar­en­té à celui de Müller.

R. J.: Une des car­ac­téris­tiques de Giessen est aus­si que l’Institut a une posi­tion plutôt périphérique dans l’espace cul­turel ger­manique par rap­port à des cen­tres de for­ma­tion clas­siques à la mise en scène comme Vienne, Munich ou Berlin. Quels sont les avan­tages et incon­vénients liés à cette sit­u­a­tion ?

H.-T. L.: Toute une série de met­teurs en scène très intéres­sants sont issus de Giessen, mais Giessen n’est pas en soi une école de mise en scène. Voilà qui devrait don­ner à penser. Peut-être est-il impor­tant pour de futurs artistes de théâtre d’avoir un lieu où ils peu­vent se for­mer ou con­tin­uer leur for­ma­tion sans étudi­er la mise en scène en tant que telle. Je vois là un avenir pour des insti­tuts d’Études théâ­trales de ce type. Le dan­ger qu’il fal­lait à l’époque, de temps en temps, com­bat­tre à Giessen était l’idée un peu pré­somptueuse que c’était seule­ment là qu’étaient faites des choses dignes d’être sérieuse­ment dis­cutées. Le prin­ci­pal avan­tage de la dis­tance par rap­port aux insti­tu­tions théâ­trales est cepen­dant que c’est, si l’on peut dire, plus facile dans une sorte d’« espace préservé » de con­tin­uer quelque chose de nou­veau après des débuts dif­fi­ciles.

R. J.: De nom­breux anciens de Giessen, alors qu’ils étaient encore étu­di­ants, ont mon­té leurs pre­miers pro­jets et les ont présen­tés dans des fes­ti­vals où ils ont com­mencé à se faire une répu­ta­tion. Ce phénomène était vu de manière bien­veil­lante par les enseignants ou, du moins, ils ne cher­chaient pas à l’empêcher. Mais une entrée pré­coce dans la car­rière auprès du pub­lic ne risque-t-elle pas d’en com­pro­met­tre la suite ?

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Écrit par Romain Jobez
Romain Jobez est MCF en études théâ­trales à l’université de Poitiers et pro­fesseur asso­cié à l’université de Bochum.Plus d'info
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