La pratique quotidienne
À une époque où se documenter et conserver est accessible à presque chacun et fait partie intégrante de notre quotidien, de nouvelles façons et possibilités de documenter des formes intangibles de l’art apparaissent. Internet, avec ses évolutions rapides, offre des formats faciles à utiliser et à partager. Parallèlement à l’émergence de ces nouvelles technologies, des tendances innovantes concernant la conception du mouvement et du corps ont accru le besoin d’interaction entre les arts, la science et les sciences humaines.
C’est avec ces nouveaux outils et dans ces nouvelles conditions que la Danse et la connaissance qu’elle incarne apparaissent séduisantes. On s’intéresse non seulement aux fonctions psychologiques et physiques du danseur, mais aussi au rituel premier du transfert : le processus de transmission entre le chorégraphe et le danseur, ou de danseur à danseur. Cet intérêt, émergeant du domaine de la danse (tant de la pratique que de la théorie), ainsi que d’autres disciplines, offre de nouvelles possibilités de réflexion sur la Danse et sa condition éphémère.
Depuis longtemps, la Danse a été étiquetée comme éphémère, insaisissable, ne laissant aucune trace ni possibilité d’auto-réverbération. Ces postulats sont réels. La Danse ne laisse derrière elle aucun chemin facile à retrouver. Mais cette condition éphémère n’est-elle pas une qualité inhérente à tous les arts scéniques ?
Le moment et les expériences instantanées alors ressenties ne peuvent être reproduits. Les conséquences d’une représentation sont en fait le résultat de la transformation. Elle repose sur un accord conclu entre les deux participants (le public et l’artiste), conscients qu’ils abordent des questions appartenant à la fois au réel et à l’irréel.
Un examen plus minutieux et une analyse des différentes façons dont les artistes transmettent leur travail ouvriront de nouvelles perspectives sur la substance actuelle de la danse, ses trajectoires et ses traces. La pratique quotidienne, à travers un rituel constant et répétitif, devient une méthode, un outil pédagogique des expériences incarnées.
Ces méthodes de transmission découlant de la pratique individuelle tendent à représenter les perspectives des artistes et les réflexions sur cette forme d’art particulière. Je crois que c’est seulement à travers leur analyse que l’on peut comprendre et réfléchir au caractère unique du créateur, à ses choix, à ses déclarations et à ses idées.
Exemple : Emio Greco | PC
Depuis ses débuts, la compagnie de danse Emio Greco | PC, basée à Amsterdam, Pays-Bas, depuis 1995, s’est impliquée dans la transmission de sa pratique artistique. L’expansion progressive de la compagnie, passée d’une collaboration entre deux créateurs, Emio Greco et Pieter C. Scholten, à une compagnie de sept danseurs, a évidemment influencé ses modes de transmission.
Partant de sept déclarations1 dans lesquelles le corps joue un rôle central, elle a développé — parallèlement à son travail artistique de performances, de publications et de projets de recherche — une méthode de préparation du corps au cours de son atelier Double Skin / Double Mind (litt. Double peau / Double esprit).
Cet atelier est né du besoin artistique et idéologique de découvrir de nouveaux moyens de transformation, où la nouvelle définition des limites physiques du corps est étendue à des états mentaux définis. Des mots, des sons et des directions de mouvement spécifiques sont utilisés dans l’organisation de l’atelier, favorisant sa transmission.
Des exercices de respiration visant l’expansion à l’extrême du corps, des rebonds et des sauts de longue durée, des changements de rythme et des moments figés sont autant d’exemples des méthodes utilisées pour la transmission et suscitent une prise de conscience aiguë du corps intime. C’est dans ces circonstances que le danseur peut explorer et créer des vocabulaires de mouvements qui naissent d’impulsions inconnues ou moins contrôlées.
La dernière partie de l’atelier, intitulée Transfert, combine préparation et répétition. Des phrases composées de plusieurs mouvements sont introduites parmi les autres exercices, créant de nouvelles approches des phrases et structures de danse connues.
Cette approche ne relève pas d’un choix arbitraire. Elle prolonge une recherche réfléchie dans laquelle l’artiste transmet ce qu’il/elle croit être essentiel pour comprendre et réaliser l’œuvre. La méthode de transmission de Double Skin / Double Mind a été mise au point et partagée au sein de la compagnie, représentant la philosophie du travail créatif, où l’on explore les extrêmes, la métamorphose, la vulnérabilité et la simplicité à l’intérieur du corps.
Company in the School (La compagnie à l’AHK)
En 2005, la compagnie Emio Greco | PC était artiste en résidence au département de danse de la Theaterschool d’Amsterdam, à l’initiative du groupe de recherche Art practice and development de la Amsterdamse Hogeschool voor Kunsten (AHK, École supérieure des Arts d’Amsterdam). Cet échange spécifique témoignait d’un besoin partagé par la communauté des danseurs d’amener l’enseignement à être à l’affût de ce qui se passe hors de ses murs institutionnels, à la recherche de la connaissance créée par la pratique artistique quotidienne. Dans le même temps, les artistes s’appuient sur les écoles (ou créent la leur) où peuvent avoir lieu une réflexion et une analyse de leurs méthodes de transmission.
La publication COMPANY IN THE SCHOOL2 rappelle les différentes activités proposées par la compagnie durant cette résidence. Le terme Transfert a été adopté comme mot-clé car il englobait les questions de transmission et de conservation de la danse.
La reprise ci-dessous des sept déclarations formulées par Emio Greco et Pieter C. Scholten, et consignées par Ingrid van Schijndel, ne constitue pas une réponse à ces questions mais une trace d’une expérience incarnée. Ils sont un témoignage écrit, une représentation de ce qui pourrait se produire lors de la fusion des pratiques de création et de formation.
Dépasser le paradigme
L’hésitation à concevoir, décrire ou même admettre une technique a été inspirée par un préalable jugé essentiel par la compagnie : l’expérience réelle par le corps afin de trouver sa propre forme. Par conséquent, la forme ne peut par essence être transmise comme une technique ou une méthode affranchie du corps.
Articulation
L’articulation des mouvements du corps dans toutes ses contradictions doit être considérée davantage comme l’apprentissage d’un nouveau langage que comme le transfert d’une technique. La recherche de mots nouveaux pour approcher de plus près la réalité de ce corps commence par un rejet des mots anciens et de leur signification éculée. Le langage suit une trajectoire parallèle à celle d’un corps qui s’articule avec précaution ; il est confronté à la contradiction, aux doutes intimes et parfois divague dans toute sa curiosité.

