Le remuement — Six remarques sur RICERCAR, François Tanguy et le Radeau

Le remuement — Six remarques sur RICERCAR, François Tanguy et le Radeau

Et à la mémoire de Marc François

Le 15 Juil 2008

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1.

« LA CONTEMPLATION du paysage à la fenêtre me per­met de not­er que ce qui passe dépasse par­fois en grâce, en beauté, en noblesse, ce qui est arrêté, ou qui résiste. En cet instant, par exem­ple, les arbres et les arbustes sont sec­oués par le vent pour la seule rai­son, immé­di­ate­ment per­cep­ti­ble, qu’ils sont per­sévérants. Dans la mesure où ils se relâchent, par moments, le sec­oue­ment peut naître. S’ils n’étaient pas enrac­inés, on ne pour­rait pas par­ler d’un mur­mure de leur feuil­lage, et par con­séquent, plus ques­tion de rien enten­dre. Qui dit enten­dre, dit mur­mure, qui dit mur­mure, dit remue­ment et qui dit remue­ment dit cette con­cré­tude qui est plan­tée quelque part et qui prend son essor à par­tir d’un point pré­cis. » (Robert Walser, L’Écriture minia­ture1 ; dernier texte de Ricer­car).
Il faudrait tou­jours com­mencer par dire, avant tout développe­ment sur le tra­vail de François Tan­guy et du Radeau, cette chose toute sim­ple mais cap­i­tale ; avant toute ques­tion de forme, toute con­sid­éra­tion plas­tique, ce fonde­ment : si cette œuvre est essen­tielle et d’une force excep­tion­nelle, c’est que ses racines sont pro­fondé­ment ancrées dans le réel, qu’elle est l’œuvre d’un met­teur en scène et de toute une équipe (le Radeau, et la Fonderie toute entière) sans cesse à l’écoute du bruit du monde et dans l’interrogation per­ma­nente de leur par­tic­i­pa­tion à celui-ci. Ce théâtre est le lieu où est cul­tivée et réin­ven­tée en per­ma­nence une forme sin­gulière, puisant aux sources élé­men­taires de la théâ­tral­ité et les mag­nifi­ant, s’imposant par sa force plas­tique et la qual­ité de présence scénique qu’elle dégage ; mais la beauté de Ricer­car comme celle des spec­ta­cles précé­dents, cette qual­ité de présence même, n’est per­mise et effec­tive que parce qu’elle est en tous points « chargée », comme on dit, nour­rie de cet ancrage — tra­ver­sée par le monde.
Et si la scène ne mime pas celui-ci, et ne pro­pose sur lui nul dis­cours, elle ne nous « par­le » que de lui, de notre rela­tion à lui. Par l’interrogation et l’activation de notre per­cep­tion, elle le et nous met en jeu — puisque notre per­cep­tion n’est autre chose que les modal­ités de notre par­tic­i­pa­tion au réel, le cadre de la rela­tion instau­rée avec lui. Cela s’appelle l’émotion — cette fac­ulté de la per­cep­tion de touch­er le sujet et de le met­tre en mou­ve­ment. Cela s’appelle aus­si l’humanité, sans doute. Et, comme pour les arbres de Walser, c’est cet ancrage qui fait que tout ce mou­ve­ment ne pro­duit pas une dis­per­sion, mais, juste­ment, un remue­ment, un mur­mure, une musique.

2.

Lieu d’activation de la per­cep­tion, de mise en mou­ve­ment des affects et des sen­sa­tions, la scène du Radeau fonc­tionne tout à la fois comme une cham­bre d’écho et comme une cham­bre optique. C’est d’ailleurs cette dou­ble nature com­plé­men­taire qui fait que les images et les voix présen­tées peu­vent tout aus­si bien nous sem­bler sur­gir du plus pro­fond de nos rêves que s’imposer dans l’irréductibilité de leur présence, con­crète et indu­bitable. Hors de nous et en nous, tout à la fois matéri­al­ité et cosa men­tale, c’est en cela qu’elles nous trou­blent et nous touchent, inquié­tant notre per­cep­tion2, c’est-à-dire la ten­ant tou­jours en éveil. « Il avait vu dans son som­meil, ou bien rêvé… » (Gad­da, pre­miers mots du spec­ta­cle) ; « je l’ai peut-être rêvée ! Ou alors, c’était avant le rêve ? Le fait est que je la sens là » (Piran­del­lo)…
C’est le même espace, à peu près, que pour les précé­dents Coda ou Les Can­tates que l’on retrou­ve au début de Ricer­car ; les mêmes élé­ments, du moins, en attente de leur cir­cu­la­tion : les mêmes tables sur le planch­er atten­dant d’être déplacées, la même pro­fondeur de champ non encore com­plète­ment dévoilée mais qui s’ouvrira par la suite, les mêmes pan­neaux posés sur le côté en attente d’être mis en mou­ve­ment. S’y sont ajoutées, pour Ricer­car, quelques petites lam­pes sur pied, penchées, inclinées, qui reposent con­tre le rebord de cer­taines tables. Ce « penché » sera une fig­ure dis­crète­ment récur­rente du spec­ta­cle : du cadre lumineux dess­iné par un car­ré rouge incliné à la manière toute sim­ple dont les acteurs peu­vent manier un tabouret pour se le pass­er déli­cate­ment par-dessus une table ; dans l’image d’un acteur se ten­ant sur une seule jambe, encadré par deux pan­neaux de biais et accroché à un tabouret lui-même penché à 45 degrés, décla­mant en ital­ien comme lut­tant con­tre le vent ou porté par lui, entre déséquili­bre et élan ; ou dans l’étrange et boulever­sante céré­monie de qua­tre acteurs, au fond de l’espace, soule­vant et retour­nant un pan­neau pour le dépos­er con­tre un mur, appuyé sur deux de ses coins, et le regarder ain­si incliné comme pour la pre­mière ou la dernière fois, avant de se met­tre en ligne et d’ôter leurs cha­peaux — comme à un enter­re­ment, incon­gru et poignant. Ce léger et ten­dre penché, poten­tielle­ment mélan­col­ique mais qui est aus­si une posi­tion de guin­go­is toute bur­lesque, désaxe l’image ; il induit un déséquili­bre, ou un équili­bre pré­caire et d’autant plus dynamique ; il est l’indice d’un décalage du regard et de l’ouverture d’autres lignes de fuite ain­si esquis­sées dans l’espace.

3.

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Écrit par Christophe Triau
Essay­iste, dra­maturge et est pro­fesseur en études théâ­trales à l’Université Paris Nan­terre, où il dirige l’équipe Théâtre de...Plus d'info
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Par Christophe Triau
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