LE SABRE DE TOLÈDE

LE SABRE DE TOLÈDE

Le 30 Jan 2001
Janine Louvet, Robert Stoupy et Éric Firmani dans LE SABRE DE TOLÈDE, mise en scène Pierre Louvet. Photo Raymond Saublains.
Janine Louvet, Robert Stoupy et Éric Firmani dans LE SABRE DE TOLÈDE, mise en scène Pierre Louvet. Photo Raymond Saublains.

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Janine Louvet, Robert Stoupy et Éric Firmani dans LE SABRE DE TOLÈDE, mise en scène Pierre Louvet. Photo Raymond Saublains.
Janine Louvet, Robert Stoupy et Éric Firmani dans LE SABRE DE TOLÈDE, mise en scène Pierre Louvet. Photo Raymond Saublains.
Article publié pour le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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Le retour du marin

LE MARIN s’af­faire autour de ses appareils de pro­jec­tion, range les chais­es, vide les cen­dri­ers.

C’est un car­go.
C’est les bruits de la cab­ine ; ça ? Le radar.
On est dans l’At­lan­tique.

C’est beau, les ice­bergs. Les baleines, regardez bien, on va les voir. Voilà. C’est filmé vite, on voit bien qu’il n’a pas l’habi­tude, c’est la pre­mière fois. Ça va vite, on n’a pas le temps de regarder que c’est déjà passé. On dirait du Char­lot. 

J’ai tou­jours aimé les ani­maux. Quand j’é­tais petit, ici, j’en rêvais. Les baleines, les rapaces. Les requins aus­si. Beau­coup, les pira­nhas. 

Terre-Neuve : les baleines. Rapaces et pira­nhas : canal de Pana­ma. Requins : canal de Suez, je crois, je ne sais plus. 

C’est tou­jours le même car­go, oui.
Ca, qu’est-ce que c’est ? Des rapaces. Des rapaces ?
Oui.

Les requins, on les a pris avec un gros morceau de foie ; puis on les a accrochés par la queue, sur Le pont. Ce n’est pas bon à manger. Au cit­ron, avec une sauce ; c’est fade et cori­ace. Ils pèsent cha­cun cent kilos. Il yen a deux. Deux cents kilos. 

Quel âge j’ai ? En 1924. J’ai donc vécu un pied dans le pre­mier quart du vingtième siè­cle. Je vivrai pen­dant les qua­tre quarts du vingtième siè­cle. 

Tu as ouvert le cof­fre à dias à l’en­vers. Tu devrais coller une éti­quette « haut » et une éti­quette « bas ». Tu perds ton temps à rem­plir les chargeurs. Il faudrait des chargeurs rem­plis à l’a­vance. 

Alors ? Quoi ? Rien, je me demandais pourquoi tu attendais si longtemps pour pass­er les dias. Maman, éteins. C’est la pre­mière fois qu’il m’ap­pelle maman. 

New York, c’est plein de lumières, le soir ; toutes les fenêtres sont allumées, les gens y habitent peut-être. Louis, il ne peut pas dormir ain­si : il faut absol­u­ment fer­mer les ten­tures. J’ai déjà essayé. Non. Il faut les ten­tures. 

Tiens, celle-là. New-York, on dirait qu’il a plu.
Oui. Il ne fait pas beau.

Je ne sais plus rester plus d’un quart d’heure assis sur une chaise. À cause de l’arthrose. C’est pour cela que je ne vais plus chez les gens. Et votre frère ?Il ne peut mal de mourir main­tenant, il en a encore au moins pour deux ou trois mois. 

La stat­ue de la Lib­erté. (Un temps) Pana­ma. Le chargeur est vide. (Un temps) L’ap­pareil est resté allumé. Oui. Cela ne sert à rien de le laiss­er allumé, ça ne doit pas préchauf­fer. Non, je ne crois pas, non. Grenade. Celle-ci, je l’ai prise moi-même. Les lions. Oui, j’en ai plusieurs sur les lions. 

Ça, c’est du stuc : on refai­sait le palais quand j’ai pris la dia. Les Gitans, ils ont squat­té le palais ; ça, je ne l’ai pas vu. On était en train de reta­per le bâti­ment, c’est Le guide qui nous l’a expliqué. (Un temps) 

Les guides, il n’y en a pas deux qui racon­tent la même chose. Ici, vous voyez à votre droite le Palais des Deux Sœurs. Ça ? On ne recon­naît pas la dia, qu’est-ce que c’est ? Je ne sais plus. Ça doit être la Chapelle des Rois catholiques. Non ?Oui, sans doute. Ma fille, elle a tra­ver­sé l’Amérique d’un bout à l’autre. Les Améri­cains ne sont pas si rich­es que ça. Beau­coup de pau­vres. Le Canal de Pana­ma. On a creusé, vous savez. Il y a eu beau­coup de morts. 

New-Orleans, ce sont les quartiers authen­tiques, c’est vieux.
Un peu délabré. Ah ! oui, on n’y touche pas ? On les laisse comme ça.

La vidéo, c’est mieux. On met les cas­settes. Trois heures. En super 8, la couleur est mieux quand même. Oui, mais en vidéo, c’est bien aus­si. Trois heures. Soix­ante-cinq mille francs. En super 8, on est tenu par les trois min­utes. Quand on ne sait pas bien ce qu’on va filmer. Pour la vidéo, il faut peut-être atten­dre : d’ici peu on l’aura peut-être à cinquante mille francs. Je ne sais pas. Je ne crois pas. 

Un jour, dire que tout ça sera du moyen âge. On en rira.
Oui, c’est pour cela qu’il faut garder tous ces appareils.

Un jour, ils auront de la valeur. Mon fils me dit tou­jouts : toi, tu as con­nu des années et des années, c’é­tait bien. 

Des dias, tu en as com­bi­en ?Cent. Et les appareils, tu les as achetés com­bi­en ? Tout l’équipement super 8 : quinze mille francs. D’occasion. Mais l’ap­pareil dia, je l’avais déjà. 

Regardez, là : la vague. La vague est loin. Elle arrive. Vous voyez. Main­tenant, elle va se bris­er. 

No smok­ing. Oui, c’est écrit. On ne peut pas fumer sur le bateau. C’é­tait un gazier. La dia est à l’en­vers. Non. Évidem­ment, si on comp­tait 3 min­utes en super 8, ça fait 625 fr. 

Ce que ça coûterait en vidéo trois heures à 625 fr. les 3 min­utes ? Oui. Oui mais. La vidéo, tu as une cas­sette, c’est tout. On peut même l’effacer. 

J’ai vu en Espagne une vidéo. Il y a la bat­terie. Qua­tre. 

Qua­tre bat­ter­ies comme qua­tre bâtons de choco­lat. C’est la femme qui por­tait la bat­terie. 

Ces pris­es-là, c’est embê­tant. Tu n’as pas une prise ?
Est-ce que je peux avoir ma prise ? Pour mon fri­go.
Oui. (Un temps) Assieds-toi. Non, ça va. Il n’y a pas de chaise. Ça ne fait rien. 

Là, la stat­ue de la lib­erté. C’est une pho­to comme on en a tou­jours vu. Des choco­lats glacés ! On est au ciné­ma, non ?

J’ai fait de la tarte aux myr­tilles. Elle est bonne, très.
C’est comme Char­lot, ça va trop vite. On n’a pas l’habi­tude. Le deux­ième film est déjà mieux fait que le pre­mier.

On n’a pas vu de négress­es. J’ai encore trois bobines à faire dévelop­per ; dans celles-là, il y a des négress­es. Ah ! tu me les mon­tr­eras. Pro­jec­tion privée ! (Rires) Il faut reculer l’écran. Oui. C’est mieux. Là, c’est Lis­bonne, le Tage. On y est resté un jour en panne, un pêcheur avait lais­sé traîn­er ses filets, ce n’était pas prévu. Plus loin, c’est les Dar­d­anelles. Ah !oui, les Dar­d­anelles. C’est grand, le Saint-Lau­rent.

On ne voit que des arbres. Il n’a pas l’habi­tude de filmer. 

Rien que des arbres. Des arbres. 

Faites évac­uer la salle

DE DIX HEURES quinze a treize heures le 15 mai 1985, l’ac­cusé recon­naît : ils ont bu plus que de cou­tume. C’est au « Bar de l’écluse », qu’il a vu Maria. Il lui a offert un verre. Puis, deux, trois. En quelque sorte, vous vous êtes plu tout de suite ? Oui. Mon­sieur le Prési­dent. Il est d’ac­cord de la ramen­er chez lui, dans cet intérieur qu’il a amé­nagé retour d’Afrique. 

Vos employeurs, en Afrique, recon­nais­sent que vous avez tou­jours été un con­tremaître mod­èle. À cinquante ans passé, vous revenez en Europe, car votre entre­prise africaine a cessé ses activ­ités. Oui, Mon­sieur le Prési­dent, je suis devenu chômeur. 

Dans la salle, le frère de Maria crie que cet indi­vidu ment, qu’il a été mis à la porte en Afrique, que c’est un fainéant.
Si vous con­tin­uez, je fais évac­uer la salle. 

L’ex-Africain ramène Maria chez lui, dans une cité de loge­ments soci­aux. Ils sont con­venus qu’à trois heures, lui doit aller se présen­ter comme chaque jour au bureau de pointage, c’est très impor­tant. 

Il sem­ble que vous n’avez pas voulu faire l’amour avec cette Maria Deprez. Non. Je devais aller point­er, cela nous aurait entraînés trop loin. Elle s’é­tait désha­bil­lée. Oui, je lui ai enlevé son sou­tien-gorge. Ensuite ? J’ai joué un peu avec ses seins, Mon­sieur le Prési­dent. C’est tout. Elle a enlevé sa culotte. Viens me bais­er, cri­ait-elle. Elle se traî­nait, nue, sur les fau­teuils en skaï, les accoudoirs, la table comme pour chercher un peu de fraîcheur. Elle a frot­té son ven­tre, son sexe sur tout. C’é­tait dégoû­tant, Mon­sieur le Prési­dent. Je suis allé chercher ma sœur pour qu’elle con­va­inque cette, cette femme de se rha­biller. Ma sœur n’a pas voulu venir. 

Tout y a passé : le divan, l’écran de la TV. Elle se frot­tait avec délice. Elle riait, a‑t-on dit, comme une bête.
Ma sœur n’est pas une putain, crie le frère dans la salle.

Un des policiers va par­lementer avec le frère. Elle a pris le fusil entre ses jambes, le sabre de Tolède à plat sur les lèvres chaudes de son sexe.

L’homme cachait avec peine la fenêtre de son salon dont la furie avait arraché les rideaux. Heureuse­ment, per­son­ne ne l’a vue, Mon­sieur le Prési­dent, ne l’a vue chez moi, dans cet état. On n’a rien vu. Un peu enten­du les rires de la hyène. Les voisins crurent que l’Africain avait fait boire cette pute. À qua­torze heures vingt-cinq, il par­lemente avec Maria Deprez : il doit se ren­dre bien­tôt au bureau de chô­mage, il n’a jamais man­qué à ce ren­dezvous. C’est un tra­vailleur hon­nête, qui a une bonne répu­ta­tion et tient bien son ménage mal­gré son céli­bat. 

Elle n’a pas voulu se rha­biller, lais­sant ses empreintes vagi­nales partout. Viens là, cri­ait-elle, entre mes jambes. Rha­bille-toi, je t’en sup­plie. Ils par­lemen­tèrent à nou­veau. Il était trois heures moins dix. Il ne voulait pas la laiss­er seule dans son intérieur. 

À qua­torze heure cinquante-qua­tre, on entendait un coup de feu, puis un autre.
Il l’avait tuée. 

Des messieurs en redin­gote …

« DES MESSIEURS en redin­gote par­couraient nos coro­ns. Ils s’arrêtaient aux car­refours, exam­i­naient les maisons, posaient par­fois des ques­tions aux ouvri­ers qu’ils ren­con­traient ren­trant de la mine, noirs de pous­sière. Cer­tains cray­on­naient des papiers et, par­mi ceux-là, nous le sûmes par la suite, se trou­vait Con­stan­tin Meu­nier, qui devait attein­dre à la renom­mée mon­di­ale par ses œuvres mag­nifi­ant le tra­vail et sa beauté, avec tant de sere­ine puis­sance. Ils entraient par­fois dans les maisons pour voir, se ren­seign­er sur les con­di­tions de vie des habi­tants, leurs mœurs incon­nues des citadins. 

Suiv­ons-les. Pénétrons avec eux dans cette habi­ta­tion sans étage, à la façade con­stru­ite de gros cail­loux et badi­geon­née de gris. Nous entrons de plain-pied dans la pièce com­mune, qui mesure env­i­ron qua­tre mètres de côté sur deux mètres cinquante de hau­teur. Le pave­ment est en pier­res bleues usées et cassées par le temps ».1

Entrez. Ne restez pas sur Le seuil, il y a un courant d’air. C’est pour une pho­to ? Un des enfants, de La famille ? En couleur, dites-vous. Moi, je ne suis pas arrangée. 

Une pho­to de mon intérieur ? Ne faites pas atten­tion au désor­dre. Les cham­bres, oui, si vous voulez, je vais vite faire les Lits, ce sera plus pro­pre sur la pho­to.

On vient juste de retapiss­er pen­dant les con­gés payés. Chaque année, on refait une pièce. Un peu à la fois. Oui, faites à votre aise. Faites vos pho­tos, moi je me retire. Vous devez tra­vailler, tout le monde doit gagne sa vie. 

« La pièce con­tient une mod­este garde-robes, une dresse gar­nie d’une stat­ue du Sacré-Cœur pro­tégée par un globe de verre et de deux vas­es décol­orés, une table, un berceau en osier, une douzaine de chais­es, des loques faites avec de vieux vête­ments de tra­vail rapiécés leur servi­ront de servi­ettes. Il y en a bien une spé­ciale à car­reaux bleus, mais c’est unique­ment pour la vais­selle. »2

— Les pho­tos, c’est pour faire un livre pour ven­dre ? Mais qui est-ce qui va acheter une pho­to de ma cham­bre à couch­er ?En plus, il a pho­tographié la cui­sine, même le débar­ras. Ce n’est pas de belles pho­tos. Non, vous ne me dérangez pas. Vous pou­vez voir. Ils peu­vent venir. Tout est en ordre. On a fait son devoir. Elle est belle, oui, je la cire toutes les semaines. 

« Clar­inette, nulle­ment rus­tique, se décrochait la mâchoire à bailler, stu­pide d’ennui, dans le vide de ces soirs. 

À la fin, elle se révol­ta : ce n’est pas une vie que la sienne ; jamais une dis­trac­tion ! 

Au début, elle s’é­tait sur­veil­lée ; il avait pu croire à une belle tenue de mai­son, tou­jours fraîche, lavée chaque matin à pleine eau, mais petit à petit elle se relâchait ; main­tenant sa nég­li­gence naturelle repre­nait le dessus. 

Mal­gré tout, la mai­son gar­dait un air d’aisance. Clar­inette avait acheté chez Mal­chair des rideaux en mous­se­line ; toutes les fenêtres en avaient, avec des nœuds de ruban rouge en guise d’embrasses ; et dans leur cham­bre à couch­er une nat­te en jonc, une courte­pointe ouatée, un miroir encadré de verni amu­saient l’œil. Mal­chair lui avait aus­si ven­du une pen­d­ule en zinc doré à sujet, un pâtre et une pas­tourelle entrelacés, près d’un chien couché sym­bole de la fidél­ité. »3

 — Vous pren­drez bien une tasse de café. Vous êtes sym­pa­thique, vous revenez bien aux gens du quarti­er. Pho­togra­phiez tout ce que vous voulez. Au début, quand vous avez son­né, je me dis­ais : enquête pour pro­duits d’en­tre­tien, secte ? On est fort sol­lic­ités. Des étu­di­ants qui son­nent, posent des ques­tions, veu­lent savoir. On donne. On a tou­jours besoin d’une boîte de cire. Mais c’é­tait vous, si je m’at­tendais. 

« Le lende­main, il pre­nait pos­ses­sion de la mai­son, de la cave au gre­nier, avec une curiosité de son âge. Elle était bran­lante et som­bre, tout affais­sée au pied de la colline, elle ne don­nait sur aucun hori­zon. Il lan­guit ain­si plusieurs jours, boudant la fenêtre morte, cher­chant dans les tiroirs l’âme de tout ce qui était resté là-bas. »4 

— Entrez, faites comme chez vous. Tout le monde peut entr­er. Suiv­ons-les, pénétrons dans cette cui­sine. Le car­relage est beau. Car­reaux de petit for­mat cuits au four à bois durant onze jours et onze nuits, sur des plateaux de cuis­son à dif­férentes hau­teurs, ce qui per­met d’obtenir des couleurs flam­mées dégradées. Vous avez le choix entre sept formes dif­férentes de car­reaux : losange, trapèze hexag­o­nal avec cabo­chon, fleur de lys, écaille, tomette provençale, trapèze arron­di. 

Il est pos­si­ble de mélanger les motifs pour aug­menter les pos­si­bil­ités déco­ra­tives. Il faut réfléchir pour assur­er le mélange. L’o­rig­i­nal­ité se paie et demande un peu de patience. Do it your­self. Les lits tout nus, tout tristes, aujourd’hui c’est fini. Choisirez-vous l’exotisme du rotin ? Les couleurs fortes et leur mariage auda­cieux ? Ou bien préférez-vous le blanc, sa per­fec­tion, sa magie. Ô per­cée du blanc dans votre palais paysan ! L’homme hési­tait, con­fon­du par toutes ces pen­sées. Bien­tôt viendrait le temps du bar­be­cue, il en rêvait, le temps du foy­er d’aven­ture. Aquar­io­phile ? Non, il l’avait cru. Ses pen­sées s’échappaient par la fenêtre. Une tringle à rideaux, un voilage, une fenêtre qui s’ou­vre : le rêve. Zap­ping aujourd’hui, zoom­ing demain à la portée de tout le monde, avec cet appareil pho­to qu’il guig­nait depuis des mois à la vit­rine du marc­hand. 

Il alla dans la cham­bre à couch­er. Cette cham­bre qui lui rap­pelait qu’il était dans la gêne : hau­teur, largeur, tout cal­culé. Quelque chose de petit, de tou­jours gris, loge­ment social, tu bais­es petit, rien à faire, tu peux pas bais­er large. Le mate­las, la garde-robes man­gent les corps, le désir. Pas d’éclair. Qu’est-ce qu’il était venu faire dans cette cham­bre ? 

Malade.
Il était malade.
Depuis des mois, son cœur bat­tait très fort.
Et là, l’or­eille : rouge, chaude.
Et là.
La gorge, comme un étau.
Dans la cham­bre, il vient chercher un peu de
fraîcheur.
Les autres sont au liv­ing.
Mais il sait qu’il ne peut pas traîn­er ici, il faut qu’il
aille se rasseoir sur le divan à côté de sa femme, regarder
la TV.
Ne pas effray­er sa femme, ses enfants.
C’est vrai qu’il devrait aller voir un autre médecin ; celui qu’il a n’est pas sérieux.
À quar­ante ans, on ne vit pas avec vingt de ten­sion artérielle depuis des mois. On risque l’accident car­diaque, la mort peut-être.
Mais pourquoi ce médecin ne m’en­voie-t-il pas chez un car­di­o­logue ?
Je ne tiens plus sur place. J’ai peur.
«C’est votre usine, dit le médecin, oui, il y a quelque chose dans l’u­sine qui vous donne de l’al­lergie. »
Mon cœur fout le camp, pour­rit.

Médecin con, tueur. Et moi, aveuglé­ment, je le suis, je l’é­coute. Des­tin, mélo.
Le patron est assuré. Moi aus­si. Le médecin aus­si, je sup­pose.
Il ne peut rien arriv­er à per­son­ne. La mort, c’est tout.
Mir­a­cle de la tech­nique assur­antielle.

Il y a qua­tre ans, c’é­tait mes nerfs ; mon boulot me rendait fou ; un boulot de machine à la machine. Finale­ment, on m’a rem­placé par un robot. Mes mus­cles sont restés durant des mois comme des planch­es, raides, figés. 

Insom­ni­aque.
J’ai tout.
TV. Super 8. Mag­né­to. Même un tapis. Après tout, je peux mourir, l’essen­tiel est acquis, payé, sauvé. Pas de dettes. 

Cela recom­mence : le bout des doigts, le lobe de l’or­eille mauve.

Il entre, il sort, il ne tient pas en place.
— Ça va ?
Il ne répond pas. 

Très tard, le soir, il avouera. « Non, ça n’al­lait pas. »

Pas de com­pas­sion, pas de pitié.
Ne soyez pas vertueux, incor­rupt­ible pour moi. Le temps que je change de médecin, d’abord. À cha­cun son cœur. 

Tu ne m’empêcheras pas de penser.

TU NE M’EMPÊCHERAS pas de penser qu’une immense ter­reur s’abat déjà par endroits, par petits coups. Une haine sou­veraine par instants, oui. Ni mal­heureux, ni mis­érables. Laiss­er pour­rir nerfs et cœur. Par cœur, enten­dons désor­mais le mus­cle, le mus­cle car­diaque. 

Com­pas­sion ? Hors champ. Ton cœur et le mien ; nous sommes bien d’accord sur la notion de bat­te­ment. Un point, c’est tout. 

Et, bien sûr, nous faisons sem­blant d’être indi­vid­u­al­istes — comique­ment, héroïque­ment. Avoir de la per­son­nal­ité, des goûts — une cheval­ière, une gourmette. Le yoghourt aux frais­es. L’eau du bain ? Dix-neuf degrés. 

Je pense que désor­mais cha­cun doit vis­er haut économique­ment et acquérir avec un rien de pathos un petit château, une mai­son de maître un peu vieil­lotte. Le château des mer­veilles avec mar­que­terie, portes et pla­fonds peints, bois­eries vernissées couleur miel, écurie (qu’on pour­rait trans­former pen­dant les con­gés payés en apparte­ment à louer). Un parc — petit mais. Pelouse, vaste. Roseraie à l’a­ban­don. L’é­tang mort mais étang. 

J’ai fait une folie, quoi !
Oui, finir ses jours dans un mod­este château d’industriel : final­ité du réformisme.

Château où je serai maître, esclave, menuisi­er, chauf­feur, cuisinière et ser­vante. L’ouvrier-roi dedans et esclave dehors. 

En atten­dant une déchirure franche, ouverte, sanglante comme une mai­son qui s’ou­vre en deux à la suite d’un trem­ble­ment. Le sabre de Tolède se détache du mur et vient se fich­er dans le par­quet.

Noce

IL DANSE SEUL. Il s’avance, il tient des deux mains une chaise con­tre sa poitrine. L’homme et la chaise valsent lente­ment dans un sérieux extrême. Par­fois, un des danseurs jette un regard fur­tif vers ce cou­ple inso­lite de chair et de bois. 

Quand la danse est finie, il va recon­naître la danseuse qui, si l’on voulait faire un jeu de mots, ne se trompe jamais de chaise. 

Il fait la danse du ven­tre.
Il danse avec une servi­ette roulée à l’intérieur du col de chemise.
Il danse le twist. Il marche latérale­ment en faisant gliss­er les pieds.
Il danse pieds nus — la valse surtout — en jetant ses souliers sur le bord de la piste. 

S’approchent deux petites filles. Tout le monde se tait. L’une est en short et blouse : l’autre est habil­lée en Blanche-Neige. 

Elles vien­nent occu­per le milieu de la salle à manger. D’abord, elles vont chanter : « J’aime la vie ». Ensuite, elles vont danser sur la musique du « Mundi­al ». Vis­i­ble­ment, elles ont beau­coup répété pour que leur inter­ven­tion soit le clou de la fête.
Elles seront fort applaud­ies.

Le mar­ié et son meilleur ami ont bu énor­mé­ment. Ils se tien­nent par les bras, les mains, la tête, comme s’ils ne voulaient pas se quit­ter. Ils titubent par­fois con­tre la grande table de la salle à manger chargée de cadeaux offerts aux jeunes mar­iés et, l’espace d’une journée, aux yeux des con­vives. L’un a fail­li tomber, non, il se relève, sous le regard indul­gent des invités. Le mar­ié enterre sa vie de garçon. 

Soudain, le mar­ié tombe de tout son long. Sa tête va cogn­er dure­ment le car­relage. La fête con­tin­ue, un peu sus­pendue. On danse sur la pointe des pieds, au ralen­ti.

Éten­du par terre, le mar­ié ne bouge pas, dans son sang. Un moment de grande peur. La mar­iée se penche sur son époux, mac­u­lant sa belle robe blanche.

Il a ouvert les yeux. Ce ne sera rien. Ils s’embrassent. 

Le pho­tographe de la noce pho­togra­phie abon­dam­ment la tache de sang, imité par d’autres con­vives. 

Mi-lieu

LÀ ?
Sur Le petit divan en skaï noir, mod­este comme on en voit dans les intérieurs plutôt pau­vres, avec des pieds sim­ples en bois naturel un peu salis par les lavages, un divan de pau­vre qui est instal­lé à cinquante cen­timètres d’un majestueux divan de cuir noir. 

Voisi­nage hétéro­clite, peut-on dire. Les cartes sont ici brouil­lées. Il y a dans cet espace de cinquante cen­timètres qui sépare les deux divans un lieu plein de con­tra­dic­tions, plein d’avenir, un gouf­fre où, pour le pho­tographe, le monde s’engloutit tout à coup : il a chaud. Il cherche un sens. Je m’assieds sur le bord de ce divan, un bras sur un des accoudoirs liss­es et débon­naires, bril­lants, d’un noir de toile cirée. 

Com­ment pos­er ?Être naturel. Com­ment mon­ter sur une scène et rester soi-même ?Impos­si­ble. Sourire ? Que de risques, et pourquoi sourire ? Je ne sens pas votre mai­son, m’avouera le pho­tographe plus tard. 

— Non. Pas là.
Il doit souf­frir. C’est un pho­tographe tal­entueux. Évidem­ment, il ne se plante pas bête­ment devant vous avec son appareil et ne vous dit pas : souriez. Il vit avec son mod­èle, des heures, des jours, une semaine par­fois. 

Il attend. Il cherche l’en­droit. Bien sûr, nous faisons sem­blant de rien. Nous par­lons de choses et d’autres. Le moment venu, les événe­ments vont se pré­cip­iter. Oui, là, s’il vous plaît. Une chaise. Un mur ou pas de mur der­rière. Un coin peut-être. Une série de clac. Il faut faire vite. 

—là?.
Non. Il va dire non. Il pho­togra­phie en noir et blanc. Une sorte de pudeur face à des couleurs ici par­fois trop cri­ardes. Il y a quelques tach­es de couleurs qui cri­ent donc : le rouge, par exem­ple, vif des dra­peaux rouges, de la mule­ta. Rouge de vie et de mort. Sans doute est-il habitué à des demi-teintes, des demi-vies ; pas des vies entre-deux. Les deux divans se toisent, prêts à s’af­fron­ter. Et cette couche infinie de pous­sières qui brille dans ce ray­on de soleil, qui brouille les pistes : je ne suis pas prêt, mes joues sont sales, le miroir est terni, ne me regardez pas. 

— Non.
Il y a des choses qui font à l’œil le même effet qu’une forte odeur : elles puent lit­térale­ment à l’œil. Vous son­nez — déjà une impres­sion de nausée devant cette mau­vaise porte affublée comme une pros­ti­tuée. On vous ouvre, vous entrez. Et là (c’est le hall) ce morceau de mai­son se rue sur vous, vous ferme l’œil bru­tale­ment comme un jet d’urine, un coup de sabot, un phare aveuglant. Impos­si­ble. C’est non à la ques­tion : vous pren­drez bien un verre avec nous ? Qu’est-ce qui pue à ce point ? Ce petit moulin aux ailes en cuiv­re repoussé ?Ces deux cache-pots ? Ce tableau représen­tant une bohémi­enne impos­si­ble. 

Cette assi­ette ? Faut-il racon­ter l’histoire de cette vieille femme qui, au début du siè­cle, refuse de se défaire — à un très bon prix — d’une assi­ette de faïence. La vieille, au terme de sa vie laborieuse, n’avait qu’elle dans sa chau­mière. Les médecins com­mençaient à col­lec­tion­ner les « vieil­leries ». Pour de l’ar­gent ? Gardez votre argent, Mon­sieur le doc­teur. Je garderai mon assi­ette. Que n’a‑ton pas racon­té l’histoire de ces luttes plus sig­ni­fica­tives que celles de cer­taines grèves, de ces luttes con­tre Le règne des chro­mos, con­tre le règne des minables christs en plâtre qui rem­plaçaient les christs en cuiv­re jaune dans les maisons des pau­vres gens.

On ne peut pas se bouch­er les yeux ; vous êtes assigné à voir, à jouir. L’homme et la femme me regar­dent dans le hall. Ils jouent bien, je trou­ve. Ils jouent depuis quand ?La fin de l’adolescence ? Ils sont en scène depuis tant d’an­nées, la pièce con­tin­ue. Depuis trente, quar­ante ans, ils con­tin­u­ent à jouer dans un mau­vais décor. Ils n’ar­rivent plus à sor­tir de scène : soir, matin, nuit, scène, couliss­es, lit, rue : Les trois coups. 

Par­fois assis dans des couliss­es ténébreuses, j’es­saie d’imag­in­er l’ef­fet pro­duit. Voilà. Je vais sor­tir de cet intérieur, m’imaginer un regard neuf, un regard vierge. C’est un jeu : je ne sais pas du tout dans quel intérieur je vais pénétr­er. Je me mets à votre place. Je vais décou­vrir l’ef­fet que je pro­duis à vos yeux. Oui, vous avez déjà com­pris. Ce n’est qu’un jeu. Je sors. Je ren­tre à présent, les yeux fer­més. J’ou­vre. Oui, il fait beau chez vous, c’est à‑dire chez moi. Je ne me suis pas trompé dans ma vie. Vous pou­vez venir dans ma vie ruinée. Une fête, une mort, que sais-je. Ma mort est prête à vous accueil­lir, chaque jour. 

Je vous attends de pied ferme, peut-être les rideaux qu’il faudrait rem­plac­er.
Mais on ne peut pas cer­ti­fi­er qu’on a raté sa vie pour une paire de rideaux un peu usés.
— Vous me regardez ?
Bien sûr, que peut faire un pho­tographe si ce n’est regarder, atten­tive­ment même, son mod­èle.
— Oui… 

Nous sou­ri­ons. On m’a beau­coup regardé — trop. À une époque où les regards fai­saient de véri­ta­bles trouées. À mon tour je vous regarde. Et ce n’est pas facile (parce que pas nor­mal) de bien regarder un pho­tographe. En toute sérénité. On devrait regarder dans le vide. Sur la pho­to, vous ver­rez dans mon regard votre pro­pre image. Quelle idée, au fond, de venir me pho­togra­phi­er. Quelle idée de pho­togra­phi­er ces intérieurs aban­don­nés, mais ce n’est pas votre prob­lème. 

Être votre mod­èle. Du mod­èle à la pho­to et de la pho­to au mod­èle. Je veux dire : ces meubles sont comme sur une pho­to du mag­a­zine, exacte­ment dans le même ordre, sans un pli, sans une tache. Donc, cet intérieur est déjà en soi une pho­to, la réal­i­sa­tion d’une pho­to. Il n’y a qu’une pho­to à pho­togra­phi­er. 

Un intérieur vide. Les gens sont par­tis. Sont-ils au tra­vail ? Il y a eu une alerte à la bombe ? Dans la cave, au jardin, au gre­nier ? Un gre­nier de grand­mère avec des plantes médic­i­nales, le tilleul et les queues de ceris­es, un gre­nier plein d’odeurs de quartiers de pommes sèch­es, un peu de buis peut-être et quelques tuiles de rechange pour les tem­pêtes. 

Pas d’an­i­maux non plus, comme signe d’af­fec­tion : tir­er le chat par la queue, les cha­tons, on les a enter­rés vivants dans la terre. Le chlo­ro­forme, ça coûte quar­ante francs Le petit fla­con. 

Avez-vous déjà eu envie de pleur­er devant tous vos objets posés par terre, démon­tés, démon­trés, ordon­nés, classés ? Tout est là. Pas de triche. Les vas­es, les cof­frets, les pots.
— Une pho­to récente ? dites-vous. En feuil­letant l’al­bum, on peut remon­ter le fil du temps. Celle-ci, celle-là, peut-être celle prise devant la porte du garage ouvert. 

Il a cher­ché la pose, on dirait. Ce poing gauche à la hanche, cette main droite au-dessus de la tête, posée en haut du volet. 

On l’eût préféré les bras croisés peut-être, avec un air de maîtrise. 

La voiture est ren­trée dans le garage ; les out­ils sont rangés ; machine à laver, séchoir aus­si, tout. 

Réussie, cette pho­to, et vivante. On dirait qu’il va sor­tir du garage, regarder autour de lui, ren­tr­er, sourire, chercher les didas­calies de la scène à jouer : pencher la tête, regarder en biais. Un cer­tain air : on ne m’au­ra pas, moi, je sais. Un air de soumis­sion chaude. 

Une tête d’après-souffrance. Je suis sur mes gardes. Je pose, certes, devant le décor, mais comme on ne fait pas un film en mis­ant unique­ment sur le beau décor, de la même manière on ne peut imag­in­er une vie — qui soit une belle his­toire — dans un pareil décor. Un décor où il ne s’est volon­taire­ment rien passé, un décor qui sort de la boîte : pas de traces, pas un coup, pas une tache, pas un trou.
Pas d’empreintes : le crime est par­fait.
Il faut baiss­er Le rideau sur Le palais soli­taire. 

Le Roi part à la chas­se. Juste­ment une balle vient rouler à l’entrée de cette porte de garage. Une balle ronde (d’enfant, pré­cisons). Se baiss­er et lancer. Un geste ancien. 

Être dehors

ÊTRE DEHORS.
Vent con­tre joues. Gouttes de pluie. De l’air. Dehors. Une femme, grande et forte, dans une fenêtre trop petite pour elle, ouverte, à l’é­tage, fait des signes à une autre femme, loin, à l’autre bout du quarti­er. Mes­sage muet. Il passe, en pan­tou­fles, avec son chien, alerte ; il va de l’un à l’autre en mes­sager ; lèvé tôt.

— Mon mari n’a pas man­qué un seul jour, une seule journée de tra­vail pen­dant ses trente années à l’usine. Je croy­ais que le patron allait lui don­ner une prime. Il l’au­rait bien gag­née, dit-elle, déçue. 

Le boulanger apporte le pain à domi­cile. Plus avec les chevaux mais dans une camion­nette. Une quo­ti­di­en­neté qui n’au­rait pas ou peu changé en quar­ante ans. 

Un pen­sion­né passe avec son chien.
Les enfants jouent à enfer­mer du gaz de bri­quet dans leurs mains jointes en conque ; l’étincelle : une flamme jail­lit — avec un peu de chance.
Les femmes brossent le trot­toir, rafraîchissent le seuil. Un ouvri­er bat son tapis jeté sur une grille de mai­son aban­don­née.
— Le tra­vail, c’est fini, dit un retraité. On l’a eu vite oublié.
Ma fille habite là.
Là, c’est mon fils ; j’ai con­stru­it sa mai­son.
Enfants et par­ents : ils par­lent. Enfants et adultes. Enfants et incon­nus : assez rapi­de, le con­tact.
Le mes­sager en pan­tou­fles repasse avec son chien. Il dit : « À la bonne heure ».
Le retraité avec son chien : « Bon­jour, l’homme ».

Ma fille, ma vie, voulez-vous la voir pho­tographiée ? L’avez-vous vue à l’intérieur ? Ma fille couchée comme une pan­thère, pho­tographiée en noir et blanc. On voit un peu ses seins. N’est-ce pas qu’elle est belle. De la per­son­nal­ité. C’est toute ma vie. La vie intérieure de cette jeune femme traduit un morceau de la vie à l’intérieur de cette mai­son. Un corps qui se veut libre. Qui se veut trop (voir la fix­ité des yeux, la moue), qui se veut trop libre parce que trop pris­on­nier à l’om­bre de cette grande assi­ette en cuiv­re représen­tant la tête de Rubens en cha­peau et bar­bi­che. (La bour­geoise aime que Rubens soit le pein­tre préféré du pro­lé­tari­at). 

Ma vie, ma fille.

Un dernier regard sur la pho­to encadrée, exposée comme un tableau. Un tableau de fille qui se regarde éper­du­ment dans mon regard. 

Les enfants dehors tou­jours, beau­coup d’en­fants. Jouent, par­lent, marchent. Grands, petits, ensem­ble. Un grand embrasse un petit enfant. 

On fait des pro­jets : demain, ce sera la grande école. Polis.

— Un homme a son­né, oui, un homme a son­né à votre porte. J’ai dit : il n’est pas là.
— Mer­ci. Il revien­dra. Je ne sais rien faire avec un homme. Bien sûr, il peut m’ap­porter de l’ar­gent ou tra­vailler avec moi. (Attendait-il une femme ?) Sa femme a dit : — Je ne suis pas jalouse. 

On tra­vaille partout. Plaisir de tra­vailler. De tra­vailler avec quelqu’un. On entrou­vre la porte : c’est moi, je l’ai. Un bout de planche, un out­il. Entre, oui, bien sûr, quelle ques­tion, tiens, là, donne-moi un coup de main, c’est bien que tu arrives au bon moment, tout seul c’est dif­fi­cile. Tu m’avais dit que tu viendrais mais je croy­ais que tu l’avais oublié. 

Un cri d’homme encore au loin, et le mur­mure des voix qui durent après le pas­sage des voitures. Ça va ? Ça va, entrez, avec des prénoms qui claque­nt.
 — À la bonne heure, dit l’homme en pan­tou­fles. Et l’autre vieux passe pour la sep­tième fois.
— Patience, oui, il faut de la patience, il en faut, oui, beau­coup. 

Ma balle est dans votre cave, ma balle est sur votre toit, mon­sieur, mon­sieur. 

La femme grande et forte, muezzin sans voix à la fenêtre trop petite, et à l’autre bout de ses gestes, l’autre femme, cachée, invis­i­ble clan­des­tine, entre mur et jardin. 

Ma fille, ma vie. Enfant, elle se pen­cha sur l’eau du ruis­seau et s’y attar­da. Pre­mière pho­to d’eau mêlée d’algues. Il faut remon­ter à mi-cuiss­es dans les ruis­seaux du roy­aume jusqu’à l’océan où nous serons cent mille. 

Je vais me faire beau. (Phrase à méditer.) Ain­si la pho­to de la pre­mière com­mu­nion : jour clé, mis­sel, souliers ver­nis. Beau de la tête aux pieds.
Va te faire pho­togra­phi­er, va te faire foutre, va te faire enculer. Com­ment vous pho­togra­phi­er ? 

Et moi : com­ment vous écrire ? Sans avoir l’im­pres­sion de cisel­er les dernières paroles du con­damné.
— Mes mains, dites-vous. Où les met­tre ? Dos, tabli­er, table, poches.
Le vieux repasse avec son chien.
Neuf heures.
Midi.
Seize heures.
Dix-neuf heures. 

Ce jour-là, nous avons été et nous serons encore les plus beaux ani­maux du monde par­mi les herbes folles, les chats et les oiseaux. 

Il faut voir les signes que l’homme des­sine par­fois dans le ciel. 

J’ai besoin de com­pag­nie. C’est ain­si qu’il a par­lé, les yeux bril­lants de tristesse. Et le quarti­er l’a enten­du, lui appor­tant la joie des paroles. Ne dites jamais : « II n’y avait per­son­ne » si vous y étiez, même seul. C’est une mau­vaise habi­tude de ne pas se compter pour quelqu’un.

Il faut se faire beau.

— Souriez ! (Alors qu’il faudrait rire à gorge déployée.) Et courir en zigza­gs dans les grandes sur­faces de la pen­sée et de l’imagination retrou­vées. 

Je descends la rue, plein de sou­veraineté. 

L’en­fant me regarde, m’écoute. Le vieux, je l’é­coute, je lui par­le. 

Il y a du passé, du futur qui cir­cule autour de moi. Ici, on ne meurt pas. Sen­ti­ment d’éternité. 

  1. Achille Delat­tre, HISTOIRES DE NOS CORONS. ↩︎
  2. Achille Delat­tre, HISTOIRES DE NOS CORONS. ↩︎
  3. Camille Lemon­nier, HAPPE-CHAIR. ↩︎
  4. Jean Tou­sseul, LE VILLAGE GRIS. ↩︎

A

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