Jean Louvet et le cul-de-sac américain
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Jean Louvet et le cul-de-sac américain

Le 21 Jan 2001

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Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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J’AI DÉCOUVERT l’œuvre de Lou­vet en même temps que celles de Kalisky, Sigrid, et Hugo Claus, au cours de mes pre­mières recherch­es sur le théâtre con­tem­po­rain belge pen­dant mon séjour de bour­si­er à Brux­elles en 1981. J’avais appris à aimer Ghelderode et Maeter­linck aupar­a­vant de l’autre côté de l’océan, à New York City. Il peut sem­bler bizarre de jumel­er de tels apoli­tiques — voire, pour cer­tains, réac­tion­naires — comme Ghelderode et Maeter­linck avec Lou­vet, mais cela expose de manière claire mon sys­tème : jux­ta­pos­er des écrivains de tous bor­ds pour voir ce qu’ils parta­gent, tout en décou­vrant leurs dif­férences. 

Le théâtre de Lou­vet cor­re­spondait à mer­veille à mes goûts et à mes expéri­ences. Quand je par­le du théâtre de Lou­vet, je par­le surtout de L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE. Ce style par­ti­c­uli­er se retrou­ve ici et là dans son œuvre : dans la pre­mière scène de CONVERSATION EN WALLONIE surtout — laque­lle pos­sède toutes les savoureuses qual­ités de l’opéra, mais dont l’in­térêt grandit juste­ment parce que ce n’est pas un opéra — un tout petit peu dans À BIENTÔT MONSIEUR LANG et plus rarement dans d’autres pièces. Le style de Lou­vet est iden­ti­fi­able par des thèmes pro­fondé­ment poli­tiques, une approche gauchiste et en même temps, inten­sé­ment poé­tique, abstraite, lyrique, le tout ver­sé dans un mixeur de mémoire prousti­enne. 

On se sou­vient que la pre­mière scène de CONVERSATION EN WALLONIE se déroule à l’ex­térieur d’un château, où les gens du vil­lage se rassem­blent chaque nuit pour écouter la voix exquise du jeune chanteur prodi­ge qui flotte jusqu’à leurs oreilles. Ce garçon est le fils d’un ouvri­er wal­lon, mais le château appar­tient à l’aristocrate local. Voilà une image en trois dimen­sions du théâtre belge : on est social­iste, mais on aime égale­ment l’esthé­tique des châteaux. Le tout est imprégné d’un nuage de nos­tal­gie et du regret d’une poli­tique doré­na­vant imprat­i­ca­ble, mais ren­due toute dorée par la mémoire. 

D’où vient mon goût pour ce monde théâ­tral pro­pre à Lou­vet ? Les châteaux, c’est com­préhen­si­ble. Depuis tou­jours, j’adore le monde mag­ique du Moyen Âge que l’on retrou­ve dans un musée de New York appelé « The Clois­ters ». Un musée con­sti­tué de cloîtres européens recon­stru­its chez nous. C’est Bruges à New York ! J’ai été élevé ici, à New York, par un père ayant gran­di dans l’admiration pour le com­mu­nisme russe, et qui, jusqu’à la fin de ses jours était un stal­in­ien (et puis kroutchévien et bre­jnévien) con­va­in­cu. Même si on admet que le social­isme new-yorkais « de fau­teuil » (dont a telle­ment rigolé Trot­sky quand il nous a ren­du vis­ite) était dépourvu de la pra­tique révo­lu­tion­naire telle qu’elle a été vécue partout en Europe, mon père en a pour­tant con­nu cer­taines aven­tures. Ain­si, bien avant ma nais­sance, four­nis­sait-il aux « Abra­ham Lin­coln Brigade » des pro­vi­sions de médica­ments avant que les brigadistes ne par­tent par­ticiper (et la plu­part d’entre eux, mourir) à la guerre civile d’Espagne. Suite à notre ère McCarthy, mon père a dû céder sa pen­sion de guerre (de la deux­ième guerre mon­di­ale). Pour recevoir une telle pen­sion à l’époque, il fal­lait jur­er qu’on n’avait jamais appartenu au Par­ti Com­mu­niste, ce qui aurait été faux et aurait risqué de lui val­oir une péri­ode de prison. J’ai donc vécu dans un foy­er qui a accep­té cer­tains sac­ri­fices pour des idéaux de gauche. De plus, nous viv­ions dans une para­noïa con­stante à pro­pos de la C.I.A. cen­sée sur­veiller nos allées et venues et dans l’amertume à l’é­gard de presque toutes les insti­tu­tions d’é­tat. 

Dans tous les ménages où les enfants étaient élevés par des par­ents com­mu­nistes, ces sen­ti­ments allaient de pair avec une hor­reur des pos­ses­sions, une atti­tude puri­taine envers la chair et tous les plaisirs, et une détes­ta­tion vis­cérale de toute céré­monie qui flat­tait l’état améri­cain ou la reli­gion. Pour un enfant, il en résul­tait une vision morne, grise, et dépouil­lée d’aspects posi­tifs. Tout était con­tre et rien n’était pour, excep­té l’Union Sovié­tique, une entité bien vague mais décidé­ment laide à mes yeux. Moi, j’au­rais préféré quelques bonnes céré­monies ! Voilà sans doute une rai­son de mon amour du théâtre. 

Enfant des années 60, j’ai creusé mon pro­pre chemin « pro­gres­siste » dans les man­i­fes­ta­tions des « Civ­il Rights » et con­tre les guer­res du Viet­nam et du Cam­bodge. Étu­di­ant à l’université, j’ai fail­li jur­er fidél­ité à un groupe révo­lu­tion­naire, mais je me suis finale­ment décidé pour le théâtre. Ce dernier, à mon avis, exigeant un engage­ment aus­si total. En même temps, j’ai rejeté la poli­tique pro-sovié­tique de mes par­ents, après avoir pris en grippe leur nos­tal­gie d’un engage­ment qui me parais­sait si moche et si gris. 

Peu à peu, notre généra­tion a glis­sé vers une posi­tion moins axée sur la poli­tique. Quand j’ai lu la chronique de Julien Lahaut qui s’incarne dans L’HOMME QUI AVAIT LE SOLEIL DANS SA POCHE, j’é­tais con­va­in­cu, embal­lé même. Cette his­toire de courage m’a paru réelle­ment poignante ! Ensuite, obnu­bilé, j’ai entre­pris des recherch­es sur la Ques­tion Royale (une fas­ci­na­tion peut-être trans­posée de nos pro­pres his­toires améri­caines) et sur Lahaut. La forme de la pièce surtout m’en­t­hou­si­as­mait. Il ne s’agis­sait ni d’art doc­u­men­taire, ni de réal­isme stal­in­ien, mais cette forme présen­tée par Lou­vet aurait été appré­ciée par Maeter­linck (et Mey­er­hold et Maïakovs­ki). Un nuage bleu de nos­tal­gie et de mémoire entoure toute la polémique, pour ne pas par­ler de dialec­tique. L’his­toire de Julien Lahaut est éparpil­lée dans l’action, évo­quée par­fois par sa présence élec­tri­fi­ante, mais surtout dans le par­ler des Wal­lons ordi­naires, des gens atti­rants et aimables.… et noyés dans l’actualité. Des gens qui ont per­du le fil de leurs repères et de leurs con­vic­tions. 

Même si cela n’avait plus rien à voir avec le monde dans lequel ils vivaient, cet univers, sans que je le sache, a trou­vé un écho dans l’ex­péri­ence de mes par­ents qui se sont noyés dans leur fidél­ité caduque, sans avoir jamais retrou­vé une nou­velle con­vic­tion aus­si sat­is­faisante. Ils ont donc préféré rester dans un monde antérieur, un choix qui les a ren­dus ris­i­bles et pathé­tiques. Cela est aus­si vrai pour les per­son­nages de la pièce de Lou­vet, mais ces derniers sont plus sym­pa­thiques à mes yeux — leur com­porte­ment plus com­préhen­si­ble. 

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Écrit par David Willinger
David Will­inger, améri­cain de New York, défenseur de la lit­téra­ture belge, a reçu cette année le Prix du...Plus d'info
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Par Nabil El Azan
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