Une dialectique de la salle et de la scène
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Une dialectique de la salle et de la scène

Entretien avec Armand Delcampe

Le 18 Jan 2001
Marie-Line Lefèbvre et Armand Delcampe dans UN HOMME DE COMPAGNIE, mise en scène Armand Delcampe. Photo Serge Simon.
Marie-Line Lefèbvre et Armand Delcampe dans UN HOMME DE COMPAGNIE, mise en scène Armand Delcampe. Photo Serge Simon.

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Marie-Line Lefèbvre et Armand Delcampe dans UN HOMME DE COMPAGNIE, mise en scène Armand Delcampe. Photo Serge Simon.
Marie-Line Lefèbvre et Armand Delcampe dans UN HOMME DE COMPAGNIE, mise en scène Armand Delcampe. Photo Serge Simon.
Article publié pour le numéro
Jean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives ThéâtralesJean Louvet-Couverture du Numéro 69 d'Alternatives Théâtrales
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NANCY DELHALLE : Com­ment êtes-vous entré en con­tact avec l’œuvre de Lou­vet et com­ment avez-vous été amené à mon­ter deux de ses pièces, UN HOMME DE COMPAGNIE et SIMENON ?

Armand Del­campe : Dès 1975, dans les Cahiers Théâtre Lou­vain, j’ai pub­lié LE TRAIN DU BON DIEU, la pre­mière pièce de Lou­vet. Je le con­nais­sais donc par les écrits, mais comme nous sommes de la même région, j’al­lais aus­si voir son tra­vail au Théâtre Pro­lé­tarien. Il tra­vail­lait à la façon des Lehrstuck brechtiens. Avec Beno Besson, j’as­siste à la mise en scène de Marc Liebens de CONVERSATION EN WALLONIE. Je choi­sis quelques acteurs de la pièce dont Janine Patrick et Chris­t­ian Léonard pour jouer dans LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN. En 1994, UN HOMME DE COMPAGNIE est annon­cé au Théâtre Nation­al de Bel­gique mais ne sera pas créée, je la monte à L’Ate­lier Théâtre Jean Vilar. Je créerai égale­ment SIMENON, une com­mande faite à Lou­vet mais qui n’avait pas été mise en scène. Ensem­ble, les deux spec­ta­cles ont accueil­li 22 000 spec­ta­teurs en six mois ! Or, ces deux pièces ont été refusées partout, sabotées partout. Les idées de Lou­vet ne sont pas sus­cep­ti­bles de plaire aux Catholiques ni à la droite libérale et surtout pas au Par­ti Social­iste dont il pointe la trahi­son. En out­re, Lou­vet n’est pas un poète insti­tu­tion­nel. C’est un pro­lé­taire et chez le pro­lé­taire, quelque chose ne plaît ni à la bour­geoisie ni à la petite bour­geoisie. 

N. D.: Cet été, vous met­tez en scène CONVERSATION EN WALLONIE. L’an­crage his­torique de la pièce est impor­tant. Elle se situe aux lende­mains de la sec­onde guerre mon­di­ale, il y a cinquante ans. La manière de par­ler des class­es sociales, leur représen­ta­tion est donc mar­quée his­torique­ment. Com­ment le met­teur en scène tra­vaille-t-il ces signes qui ren­voient à un moment his­torique pré­cis des class­es sociales ouvrière mais aus­si petite bour­geoise et aris­to­cra­tique ? 

A. D.: CONVERSATION EN WALLONIE est un pro­jet sur les orig­ines et sur l’historicité : quelle est cette classe sociale qui a ram­pé et qui a la volon­té de propulser ses enfants « de la cave au gre­nier », ces mineurs de fonds qui fai­saient un tra­vail d’esclave aujourd’hui heureuse­ment dis­paru. La pièce est un témoignage sur l’aris­to­cratie ouvrière, sur ces gens qui n’avaient aucun espoir pour eux mais qui envis­ageaient un bout de tun­nel pour ceux qui les suiv­aient, pour leur descen­dance. Ils ont tout fait pour instru­ire : l’ap­pren­tis­sage, le savoir sont des grandes idées du XVIIIᵉ siè­cle qu’ils con­créti­saient. Ain­si, après la libéra­tion, des gens emme­naient des goss­es de la classe ouvrière voir de grandes œuvres. Cela peut pass­er aujourd’hui pour du boyscoutisme, du vilar­isme. Mais cette action de générosité a été rem­placée par du vent. D’ailleurs, le recteur de l’Université Catholique de Lou­vain con­firme que le nom­bre d’enfants de pro­lé­taires à l’u­ni­ver­sité a bais­sé. La notion de pro­grès per­ma­nent, idée laïque héritée du XVIIIᵉ siè­cle, est aujourd’hui un leurre : on manip­ule des sta­tis­tiques, on rem­place les vrais emplois par des faux. À tout moment, le pro­grès jouxte la bar­barie. 

CONVERSATION EN WALLONIE est un témoignage qui se pro­longe dans notre époque. La ques­tion de la sécu­rité de l’emploi est omniprésente dans la deux­ième par­tie de la pièce. La prob­lé­ma­tique du savoir, de l’ap­pren­tis­sage comme fac­teur d’émancipation est aus­si très actuelle. Aujourd’hui, le défaitisme se répand : les diplômes ne garan­tis­sent plus l’emploi. Or, le savoir, le développe­ment de la con­science est la seule arme dont on puisse dis­pos­er con­tre l’ex­ploita­tion cap­i­tal­iste. Sous pré­texte que les emplois sont rares et que la qual­i­fi­ca­tion ne sert à rien, il ne faut pas que les « petites gens » cessent d’é­tudi­er. La pièce est plus actuelle que jamais : l’ap­pren­tis­sage, le courage, l’é­d­u­ca­tion civique sont des valeurs qu’il faut con­tin­uer à main­tenir coûte que coûte.

N. D.: CONVERSATION EN WALLONIE met aus­si en lumière tout un ges­tus de la classe ouvrière wal­lonne. Ce qui est rel­a­tive­ment inédit dans notre théâtre. Cela ne donne-t-il pas à la pièce une grande spé­ci­ficité ? 

A. D.: Après 40 ans de méti­er, avec CONVERSATION EN WALLONIE, j’ai pour la pre­mière fois l’im­pres­sion de tra­vailler dans mon peu­ple et dans ma langue. C’est notre réal­ité que la poésie de Lou­vet revi­talise. La pièce me paraît d’une plus grande prox­im­ité que cer­tains textes du réper­toire qui ramè­nent à des réal­ités vécues car, chez Lou­vet, la prox­im­ité est égale­ment créée par la langue. Lou­vet a porté l’usage région­al, local au rang d’ex­em­ple. Cette prox­im­ité vient se com­bin­er avec un témoignage sur le mode de vie d’il y a cinquante ans qui, lui, man­i­feste une rup­ture de civil­i­sa­tion. 

L’élec­tric­ité, l’eau courante, n’é­taient pas aus­si « nor­males » qu’au­jour­d’hui. Or, celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va ni qui il est. Cepen­dant, le témoignage his­torique va plus loin encore. Mon père, mineur de fond, arraché de l’école en 1918 pour tra­vailler et nour­rir sa famille, a per­mis à ses enfants de faire des études supérieures. 

Les pièces de Lou­vet devraient être toutes mon­tées et remon­tées : elles sont un témoignage essen­tiel sur ce qu’est ce pays. Ce théâtre cor­re­spond à une déf­i­ni­tion de Brook : le théâtre c’est la merde et le ciel. Chez Lou­vet, la con­di­tion humaine, l’aliénation voisi­nent tou­jours avec la pos­si­bil­ité pour l’homme de se redress­er, avec l’e­spoir. Ce n’est pas parce qu’un homme est humil­ié, que ses études sont méprisées, qu’il doit rester à qua­tre pattes. C’est aus­si une ques­tion de courage. Ain­si, j’as­sim­i­le CONVERSATION EN WALLONIE à une tragédie : ce déracin­e­ment, le fait d’être propul­sé de la cave au gre­nier est assez douloureux. 

Jonathan, ce pro­fesseur, passé par l’université, ne sait plus d’où il vient ni qui il est. Son écartèle­ment est très grand. À l’époque, il exis­tait pour les enfants d’ou­vri­ers des bours­es appelées « bours­es du fonds des mieux doués ». La rup­ture avec les par­ents telle qu’elle est mon­trée dans la pièce se pas­sait réelle­ment : c’est cela aus­si le déracin­e­ment. Ce sac­ri­fice des par­ents pour instru­ire leurs enfants ne sig­nifi­ait pas que les enfants devenus « clair­voy­ants » voy­aient claire­ment leur des­tinée. En ce sens, l’aveuglement de Jonathan est celui d’Œdipe ou d’Ham­let. Il ne sait pas com­ment s’en tir­er, il est écartelé. Il est chargé de cul­pa­bil­ité, des reproches de sa mère sur ses vête­ments fripés ou ses enfants délais­sés. 

CONVERSATION EN WALLONIE est une grande œuvre sen­si­ble. Dans la mise en scène, il faut essay­er de trou­ver le son humain et éviter les sons creux. Il faut résis­ter au piège nat­u­ral­iste, à la ten­ta­tion de « faire vrai » et tra­vailler sur le réal­isme mag­ique. Par exem­ple, les cos­tumes auront une his­toric­ité même si celle-ci est inven­tée. Mais Lou­vet est aus­si économe de signes que Brecht : il faut choisir plutôt qu’ac­cu­muler pour « faire vrai ». Il ne faut pas non plus tir­er la pièce vers le mélo­drame : les per­son­nages ont une grande force et une grande pudeur. 

Un autre piège à éviter est celui du folk­lore. Cette absence de dimen­sion folk­lorique néces­site de la part du met­teur en scène un choix rigoureux quant à l’instrumentation des acces­soires, la trans­parence des lieux. Bien sûr, le théâtre est tis­sé de « signes » mais met­teur en scène et acteurs se doivent de réin­ven­ter et de priv­ilégi­er « la vie ». 

N. D.: La struc­ture de la pièce rompt avec l’évolution chronologique et recèle une grande com­plex­ité formelle : mélange des tem­po­ral­ités, simul­tanéité du réal­isme et de la fan­tas­magorie. Notre tra­di­tion théâ­trale ne dis­pose guère de formes aux­quelles se référ­er pour par­ler de notre iden­tité. À quelles recherch­es la pièce con­duit-elle ? 

Pascal Racan et François Sikivie dans SIMENON, mise en scène Armand Delcampe. Photo Olivier Haleng.
Pas­cal Racan et François Sikivie dans SIMENON, mise en scène Armand Del­campe. Pho­to Olivi­er Haleng.

A. D.: C’est un texte poly­phonique et poly­sémique. Lou­vet crée du théâtre simul­tané comme au Moyen Âge ou comme le théâtre épique. On y retrou­ve la poly­va­lence des lieux, le glisse­ment d’une réplique sur l’autre. En out­re, dans cette pièce, tout le monde entend tout le monde, les murs sont tra­ver­sés, abo­lis. Lou­vet adapte sans cesse la langue, la notairesse ne par­le pas comme Jonathan. Cette recherche crée un faux nat­u­ral­isme et engen­dre un cer­tain sur­réal­isme. Lou­vet est un poète, il a la fac­ulté de con­vo­quer le père, vingt ans après, pour avoir avec lui les quelques phras­es qu’il n’a pas eues. Le père a vécu comme une bête et n’a pas repro­duit avec son fils cette fatal­ité des coups et des mor­sures. Là nous sommes dans la cathar­sis. Lou­vet descend dans ses pro­pres pro­fondeurs et y cherche la vérité. Pour­tant, il n’est guère com­plaisant, le nar­cis­sisme est absent de cette œuvre. Lou­vet entrelace la psy­cholo­gie des pro­fondeurs et le biotope cap­i­tal­iste dans lequel nous vivons. 

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Écrit par Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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