Après avoir traduit LE PÉLICAN d’August Strindberg, puis DÉMONS de Lars Norén, en collaboration avec Per Nygren, je travaillais à de nouvelles traductions de DÉSIR SOUS LES ORMES et de LE DEUIL SIED À ÉLECTRE d’Eugene O’Neill, quand les éditions de l’Arche me donnèrent à lire une pièce de Norén sur O’Neill. Je fus immédiatement saisi par la fascination du dramaturge suédois pour son modèle. Exemple rare d’un auteur mettant en scène un de ses maîtres, un Tombeau, comme Mallarmé ou Ravel rendant hommage à Edgar Poe ou Couperin.
Soit. Un auteur suédois contemporain écrit une pièce sur un auteur américain du XXe siècle influencé par un auteur suédois du XIXe. August aurait pu être le père d’Eugene qui lui-même aurait pu être le père de Lars. On en resterait là si nous n’avions à faire à de grands écrivains, ayant tous les trois frôlé la folie, mis en scène leurs obsessions, leurs peurs, la peur.
Une histoire de filiation, donc. Un roman familial. Dans son appellation freudienne, le roman familial consiste à s’inventer une autre famille que la sienne propre et à s’imaginer fils de prince, de riche, quand on est d’une famille modeste, par exemple. Le point de départ de ce processus est la compréhension par l’enfant de la différence des sexes et de ses conséquences : pater incertus, mater certissima, c’est la base sur laquelle l’enfant peut édifier le roman. Certes, il est fils de sa mère, mais son père ne peut être « le vrai ». Alors il le rêve, il se l’invente.
Strindberg, d’abord : « À la fin de cette immense lecture, je m’aperçus que je m’étais trouvé moi-même » dit-il après la lecture de Balzac. Ou, à propos de Nietzsche : « Curieux qu’à l’aide de Nietzsche, je découvre maintenant un système dans ma folie. » Ne parlons pas d’influences, plutôt de résonances. Il se trouve lui-même, se découvre à travers ces auteurs une identité, des pères.
O’Neill, lui, voue une vraie vénération à Strindberg : « Strindberg est le précurseur de notre théâtre dans ce qu’il a de moderne » Ou : « Strindberg, alors que beaucoup d’entre nous n’étaient pas nés, a connu et enduré notre propre lutte. » Là aussi il y a identification.

