Il est des créateurs qui plongent au plus aigu, au plus profond.
Tadeusz Kantor marque le théâtre de cette fin du XXᵉ siècle.
Son œuvre, plastiquement, dramatiquement, propose un vertigineux miroir aux aberrations du monde.
Il y a le rire comme chez le Bruegel du TRIOMPHE DE LA MORT.
Il y a la trace dérisoire et tragique des horreurs de la guerre.
C’est Goya, c’est Dante. C’est Kantor, avec ses expériences, ses « lambeaux de vie », ses rêves, ses visions.
Kantor qui oppose l’art majeur aux dérives des hommes mangeurs d’hommes.
L’art de Kantor ne peut être imité, ni recommencé.
Ceux qui, comme nous, ont vu ses œuvres, ses spectacles, pour toujours en gardent les traces.
L’ouvrage que nous éditons aujourd’hui avec Alternatives théâtrales se veut un écho à l’exposition réalisée par la Cricoteka et présentée à la Maison du Spectacle.
Cette exposition, que nous avons voulue, et cette publication nous font découvrir le parcours de ce bouleversant créateur, depuis le Théâtre Indépendant qu’il a créé, en 1943, à Cracovie.
Mais surtout, elles nous apportent le témoignage d’une leçon magistrale.
Leçon de théâtre de la Mort et de l’Amour.
Le désespoir et l’ardente espérance.
La recherche constante d’une totale liberté qu’exige l’art.
La quête éternelle de l’être humain.
Anne Molitor et Monique Duren
« Il faut savoir se
Tadeusz Kantor
METTRE EN COLÈRE,
PROTESTER
et ensuite
AIMER
et enfin
RIRE
mais de telle sorte que le Rire s’emplisse de LARMES. »
In TADEUSZ KANTOR, L’ARTISTE À LA FIN DU XX : SIÈCLE, Actes Sud — Papiers, 1990
NE PAS CÉLÉBRER au temps des célébrations, des retours médiatiques sur les grandes morts ou naissances, des arrêts obligés pour regarder le chemin parcouru ou s’enorgueillir du destin ! Avouons-le, il y eut vœu d’anniversaire du cinquantième numéro de la revue, mais nous en fîmes vite le deuil. Pour ne pas célébrer au temps des célébrations.
L’alternative est une hypothèse, voire même une contestation à même d’entretenir le doute nécessaire afin qu’une alternance reste toujours possible. Mais l’usage du pluriel adopté par la revue témoigne de notre désir non pas d’identification à un modèle de rechange, mais d’une déclinaison de projets déstabilisateurs. Non pas le singulier de l’alternative, mais le foisonnement des alternatives, des conflits locaux, des agressions ponctuelles, des chances passagères. Ce pluriel désigne le recommencement d’un processus et non point l’aboutissement, fût-il éloigné, d’une utopie. D’ailleurs, qui dispose encore d’une utopie ? Que célébrer alors ? Une survie. La sauvegarde d’un mouvement. peut-être !
Mais fuir un anniversaire, c’est aussi confirmer implicitement son importance et dissimuler une crainte qui n’ose plus se dire, un trouble qui se tait. Comme si l’on décidait de s’enfoncer dans le temps pour mieux l’anéantir, en feignant de l’oublier à l’heure même où il se cristallise dans une date. Si l’excès festif agace, son opposé énerve par la fausse modestie qu’il affiche et la panique qu’il occulte. Nous vieillissons, et alors ? N’ayons pas peur de ces carrefours qui nous le rappellent ! C’est pourquoi nous décidâmes tout de même de nous arrêter. Pour regarder autour, devant, derrière, pour se détendre. Et alors Kantor vint. Ces cinquante numéros de la revue trouvaient en lui un horizon rétroactif. Il nous est apparu comme un « classique » des alternatives, un artiste jamais pétrifié et en même temps, parvenu à la hauteur d’une parabole. Ainsi, une alliance avec la Maison du Spectacle se scella afin que l’anniversaire d’une naissance se confonde avec l’anniversaire d’une mort, tous deux placés sous le signe d’un même chiffre.
Cinq, cinquante. Cette ambivalence vie/mort n’était pas faite pour déplaire à Kantor et en même temps, elle nous permettait, à nous, de marquer une rupture, pour honorer l’artiste disparu à l’heure même où il s’apprêtait à clamer : AUJOURD’HUI C’EST MON ANNIVERSAIRE ! Une manière comme une autre de se prémunir contre toute assurance, de croiser les doigts et d’adopter, au lieu de la pose réflexive de rigueur, l’humeur carnavalesque du maître de Cracovie.
Ni clamé, ni occulté, notre anniversaire ne cherche qu’à être rappelé. À l’ombre de la mort, d’une mort.

