Lettre à un auteur

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Le 30 Oct 2002

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Jean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives ThéâtralesJean-Marie Piemme-Couverture du Numéro 75 d'Alternatives Théâtrales
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Dans la Lettre à une actrice qui clôture le recueil des Pièces d’identités, Jean-Marie Piemme s’adresse à une comédienne appelée Anna (qui se trouve également être le prénom d’un de ses propres personnages). Il lui fait part de quelques réflexions sur le théâtre en général, et en particulier sur le travail de l’acteur. L’auteur de l’article qui suit s’est plu à imaginer ce que pourrait être une réponse de la comédienne à l’écrivain, dans laquelle elle lui parlerait de ses pièces — prolongeant ainsi un jeu sur l’identité, l’inversion des rôles masculin et féminin qui est au cœur de plusieurs d’entre elles, de Trompe-l’œil à Tango/Tangage...

« Le mys­tere d’un per­son­nage est tou­jours plus intéres­sant que sa clarté, et on n’en fait jamais trop pour don­ner épais­seur et chair à ce mys­tère. (…) Obscur­cis, dérobe, cache, ruse, mul­ti­plie les facettes, déploie les con­tra­dic­tions, rends-nous joyeux à l’idée du mys­tère, dis ce qu’elle {Hed­da Gabier} est, ce qu’elle aurait pu être, ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle a été, ce qu’elle ne sera jamais plus, voilà du pain sur la planche. »
( Let­tre à une actrice1)

Cher Jean-Marie,

Il y a de cela un cer­tain temps, tu m’as adressé une longue et belle let­tre. Tu y par­lais, entre autres choses, du méti­er d’actrice. Bien que je n’y aie pas répon­du comme il aurait fal­lu, pour des raisons qu’il serait trop long d’évoquer ici, tes remar­ques, tes sug­ges­tions, tes con­fi­dences n’ont cessé depuis de m’accompagner et de me stim­uler. Comme tu le sais sans doute, je vais être amenée bien­tôt à jouer dans une de tes pièces, Tango/Tangage. Inutile de dire que je prends cette oppor­tu­nité qui m’est offerte comme un cadeau du ciel. J’avais lu ce texte au moment de sa paru­tion. J’en con­ser­vais un sou­venir à la fois fort et vague, comme un vis­age qui vous a mar­qué, mais dont vous n’arrivez pas à vous rap­pel­er dis­tincte­ment les traits. J’ai donc sauté sur l’occasion pour le relire, et non seule­ment celui-là, mais aus­si les autres qui com­posent le vol­ume PIÈCES d’identités, et dont cer­tains m’étaient incon­nus. Puis, dans la foulée, j’ai fini par dévor­er à peu près tout ce que tu avais écrit. Per­son­ne ne m’y oblig­eait, je l’ai fait parce que j’en avais envie, et parce que j’avais du temps devant moi.
Par ailleurs, tu sais aus­si que je n’aime pas m’embarquer sans bis­cuits. Il y a des comé­di­ens, et non par­mi les moin­dres, capa­bles d’aborder un rôle avec le min­i­mum de pré­pa­ra­tion. Ils font con­fi­ance à l’instinct et à l’instant, sûrs de trou­ver, le moment venu, les ressources néces­saires pour s’en sor­tir à leur avan­tage, se hiss­er sans effort appar­ent au som­met de leur art. Je les admire, je les envie même, mais en aucune façon je ne me sens de taille à les imiter. J’ai besoin, en me lançant dans un nou­veau rôle, de me frot­ter au texte, de m’en imprégn­er par tous les pores, de le laiss­er lente­ment faire son chemin en moi. J’ai besoin d’en pénétr­er les sub­til­ités, d’en faire affleur­er la com­plex­ité cachée. Con­traire­ment à d’autres — mais cer­taine­ment pas à toi —, je ne crois pas qu’en procé­dant ain­si on lui fasse per­dre son mys­tère, cette part d’inconnaissable sans laque­lle il cesse d’exister ; je crois au con­traire qu’on ne fait que l’approfondir, lui don­ner davan­tage d’assise, de repères à par­tir desquels il pour­ra s’épanouir pleine­ment.
Mais je n’écris pas cette let­tre pour t’entretenir de moi ni de mon méti­er. C’est de tes textes que j’aimerais te par­ler. Main­tenant que je com­mence à bien les con­naître pour les avoir par­cou­rus en tous sens, j’en mesure mieux à la fois la diver­sité et la cohérence. Mon ambi­tion n’est pas d’en ren­dre compte par une analyse rigoureuse, comme pour­rait le faire un cri­tique éru­dit. Elle est plus mod­este : je voudrais seule­ment essay­er de dire en quoi ces textes me touchent, me boule­versent, me stim­u­lent. Com­ment cer­tains m’importent, alors que d’autres m’emportent. Bref, et dût ta mod­estie en souf­frir, je voudrais te dire avec un peu de détail ce que je pense depuis longtemps : que de l’œuvre que tu es occupé à bâtir, rel­a­tive­ment mince encore par le vol­ume, mais si riche et si dense par le con­tenu, me paraît s’élever une des voix majeures du théâtre de notre époque.
Et pourquoi ne pas par­ler, pour com­mencer, de la pièce sur laque­lle je vais être amenée à tra­vailler ? Elle est, je dois le dire, d’une délec­table mais aus­si d’une red­outable com­plex­ité. J’essaie de la résumer à ma manière. Un homme doit faire une con­férence en pub­lic. Il cite quelques phras­es de Pes­soa, évoque la puis­sance de la parole, puis se tait sous le pré­texte que le tapis de la table est taché. Là-dessus, il com­mence à se plain­dre de la banal­ité de sa vie de cou­ple. Il s’imagine gau­cho dans la pam­pa, elle joue le jeu, se fait danseuse de tan­go. Elle s’exhibe à lui, lui mon­tre d’elle tout ce qu’il veut voir. À ce moment-là, nou­v­el arrêt : une image se présente à l’esprit de l’homme, s’abat sur lui, le paral­yse (« une paupière lourde, ça tombait comme un volet, droit et sec, une vraie guil­lo­tine »). Elle lui rap­pelle une scène d’enfance où quelqu’un remue les doigts dans la poche de son pan­talon. Cette manie le fait penser à son père, il imag­ine une bête mon­strueuse tapie dans sa poche, une mul­ti­tude de bêtes, en fait ce sont des images, des pho­togra­phies de vis­ages…
Bon, je sens que je m’égare un peu. Impos­si­ble de con­tin­uer ain­si, cela nous entraîn­erait trop loin. Et puis je ne vais quand même pas me met­tre à te racon­ter tes pro­pres pièces ! Pour­tant, je n’ai fait qu’essayer de résumer une par­tie du texte. Mais même cela, c’est dif­fi­cile, presque impos­si­ble. On est tou­jours en dessous de la vérité (de la vérité du texte, je veux dire). C’est ce qui est pas­sion­nant, pas­sion­nant et un peu décourageant : il y a tou­jours plus à lire, plus à voir qu’on ne peut en dire. Il n’y a pas un niveau, mais deux, trois, dix. À chaque fois, il faudrait don­ner des exem­ples, et puis les con­tre-exem­ples, et puis ce qui vient démen­tir le tout. Car ce n’est jamais aus­si sim­ple que « ça ». C’est tou­jours plus sub­til, plus com­pliqué, plus con­tra­dic­toire. D’autant que toi-même tu prends plaisir à te con­tredire, à affirmer une chose et son con­traire — as-tu noté, par exem­ple, que tu fai­sais dire à ton per­son­nage : « J’ai hor­reur des com­mence­ments », puis quelques pages plus loin : « Je voudrais qu’il n’y ait que des com­mence­ments » ? Mais bien sûr l’écrivain a tous les droits, il peut tout se per­me­t­tre, s’octroyer toutes les lib­ertés, dont celle de par­ler de plusieurs voix.
Non, ce dont il faudrait par­ler, c’est du dis­posi­tif de la pièce. Ce jeu entre les per­son­nages, qui tan­tôt pren­nent la parole en leur nom, tan­tôt en celui de l’autre. Qui ten­tent de rompre la monot­o­nie du cou­ple en s’inventant des his­toires, des mon­des, des fan­tasmes, et qui vien­nent régulière­ment se cass­er la fig­ure con­tre la banal­ité du quo­ti­di­en. On retrou­ve une sit­u­a­tion proche dans Je ne sen­tais que faible­ment notre odeur. Un écrivain à suc­cès racon­te son pas­sage à la télé, les phras­es creuses qu’il a cru bon de pronon­cer. La femme inter­vient à son tour, elle par­le de l’homme, à la place de l’homme ; pas pour la lui pren­dre, cette place, mais pour la lui ren­dre, mal­gré lui. Quand l’homme par­le de nou­veau, et qu’il cite des pro­pos de la femme, c’est au con­traire pour les retourn­er con­tre elle. Il claque la porte, se retrou­ve dans un bar à baratin­er une jolie rousse. Il la croit admi­ra­tive, elle le laisse s’épancher, puis quand il a fini se con­tente de lui dire : « C’est quand même 2000 ! »

Véronique Biefnot et Janine Godinas dans SCANDALEUSES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1994, photo Nicole Hellyn, Archives et Musée de la Littérature.
Véronique Biefnot et Janine God­i­nas dans SCANDALEUSES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1994, pho­to Nicole Hellyn, Archives et Musée de la Lit­téra­ture.

Et puis on pour­rait par­ler aus­si de Peep Show : même dis­posi­tif à plusieurs niveaux d’énonciation, même jeu de la parole qui crée l’espace imag­i­naire où peu­vent s’enclencher les fan­tasmes (exhi­bi­tion­nistes en l’occurrence). L’héroïne — comme ce mot ici paraît mal appro­prié, désuet — est une femme à la fois libre et pris­on­nière, sou­veraine et déchue. Qui tour à tour, ou en même temps, refuse et accepte, reproche et par­donne, revendique et sol­licite. Elle par­le non seule­ment en son nom, mais aus­si en celui de son amant. Cette manière d’inclure la parole de l’homme dans celle de la femme m’intéresse et m’interroge. Elle ne place pas tant la femme en posi­tion de supéri­or­ité qu’en posi­tion de sin­gu­lar­ité. À moins que ma mémoire me trahisse, je ne crois pas avoir ren­con­tré la sit­u­a­tion inverse, celle où un rap­port amoureux serait racon­té exclu­sive­ment du point de vue de l’homme. On dirait qu’il t’est plus facile de réin­ven­ter le cou­ple en le regar­dant par ce biais-là. Quelqu’un a dit de toi que tu écrivais « du côté des femmes ». Il est vrai qu’on en trou­ve beau­coup dans tes pièces. Plus que d’hommes, assuré­ment. Et sou­vent dans une pos­ture plus avan­tageuse. Cela ne veut pas dire qu’elles y ont for­cé­ment la part belle. Mais en général, elles s’en sor­tent plutôt mieux. Peut-être — je fais cette hypothèse — parce qu’elles s’en sor­tent, ou essaient de s’en sor­tir ensem­ble. L’homme, quant à lui, est sou­vent représen­té à tra­vers la fig­ure du loup soli­taire. Je pense au patron fas­cisant de Café DES PATRIOTES, au char­cuti­er xéno­phobe d’EMBALLEZ, c’est pesé !, au braque­ur sans âme du Tueur souri­ant. Et à tous les per­son­nages de petits chefs, de maris cogneurs, de vig­iles et de flics qui sévis­sent sous la clarté des néons ou dans l’obscurité des alcôves. À l’autre extrême, des hommes sen­si­bles mais faibles, des rêveurs, des égarés, ceux que l’on appelle avec mépris des poètes, « cheval volant » de Tango/Tangage, « funam­bule » de Livre d’images… Ou bien des êtres cassés, débous­solés, rayés de la carte, tel l’Homme du Nord dans SCANDALEUSES (ironique­ment nom­mé ain­si parce qu’il l’a per­du, le nord) ; des pères lam­inés par la vie, comme le roi déchu, ébran­lé par le doute, à l’autorité vac­il­lante, des Grandes Ombres, ou le vieil­lard des Petits Béné­fices, clown réduit à l’impotence et au silence, dont il ne sor­ti­ra, une fois son fils dis­paru, que pour traiter celui-ci de « petit con »…
Au regard de cet univers d’hommes irrémé­di­a­ble­ment déchiré par le fos­sé qui sépare les forts des faibles, pour repren­dre le titre d’une de tes pièces, celui des femmes appa­raît quand même autrement res­pirable. Beau­coup d’entre elles sont des bat­tantes, des guer­rières, des ama­zones. À con­di­tion de pré­cis­er que si elles se bat­tent, c’est moins pour obtenir le pou­voir ou le partager, que pour se libér­er, autant qu’il est pos­si­ble, des liens qui con­tin­u­ent de les entraver. Toutes n’y parvi­en­nent pas : cer­taines parce qu’elles ne le veu­lent pas (comme l’Andrée de Ciel et Sim­u­lacre, qui choisit de se soumet­tre à la puis­sance du mâle et de l’argent), d’autres parce qu’elles n’en ont pas la force ou les moyens. Celles qui s’en sor­tent le font par la sol­i­dar­ité, la soror­ité qui les unit. Je suis frap­pée, comme d’autres, je sup­pose, l’ont été avant moi, par ces femmes qui parais­sent n’exister qu’à plusieurs, en petit groupe, en tribu minia­ture. Qui, sans pour autant renon­cer à leur indi­vid­u­al­ité, tirent leur force de la col­lec­tiv­ité qu’elles représen­tent et à laque­lle elles par­ticipent. L’existence de cha­cune prise isolé­ment impor­tant moins que le fait d’être ensem­ble. D’ailleurs, il est frap­pant de voir com­bi­en leurs noms mêmes les rap­prochent, les con­fondent presque, jusque dans la forme sonore : Eva, Glo­ria, Léa ; Anna, Véra, Mali­ka…

Janine Godinas et Candy Saulnier dans SCANDALEUSES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1994, photo Nicole Hellyn, Archives et Musée de la Littérature.
Janine God­i­nas et Can­dy Saulnier dans SCANDALEUSES de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil, Théâtre Varia, 1994, pho­to Nicole Hellyn, Archives et Musée de la Lit­téra­ture.

Ce texte reprend et développe cer­tains aspects d’un arti­cle précédem­ment paru dans Le Car­net et les instants, n° 115, sous le titre « Théâtre de l’ur­gence ». 

  1. Alter­na­tives théâ­trales n° 47, décem­bre 1994, p- 35. ↩︎

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Écrit par Daniel Arnaut
Daniel Arnaut, après avoir été tour à tour enseignant et chercheur, ani­ma­teur et réal­isa­teur, se con­sacre désor­mais pour...Plus d'info
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